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Laissé en route par la caravane, un pèlerin se croit perdu et prie Dieu de l’aider. Chemin faisant, dans son désespoir, il aperçoit au loin la silhouette d’un homme en qui il fonde son espoir. Priant, il lui demande de le ramener chez ses camarades. L’homme accepte de bon cœur et le ramène à sa caravane. Le pèlerin lui demande alors son identité. L’homme rougit et tente d’éviter de répondre : "Quelle est cette étrange enquête ? Tu as été libéré de ton tourment et tu as atteint ton but." Le pèlerin jure alors qu’il ne le laissera pas repartir sans savoir qui il est. L’homme lui dit alors qu’il est Satan. Celui qui croit en Satan et qui fonde son espoir en lui atteint son désir. Et celui qui regarde le Prophète sans espoir, perd le droit chemin, comme Aboujahl. (D’après Kolliât-e Shams) [1]
Le cœur de Mowlânâ Jalâl al-Din Balkhi fut sans doute l’un des plus beaux lieux de résidence que connut l’amour. Se préoccupant des débats scientifiques, menant des polémiques ferventes jusqu’à l’âge de 38 ans, la rencontre d’un homme entraîna un changement cataclysmique dans son esprit, le projetant bien loin de ce monde matériel vers lequel il ne songea plus ensuite à retourner. La faible lumière de la logique est seule responsable de la séparation imposée au genre humain, genre issu d’une même essence, qui est l’amour ineffable :
"Si je décris l’amour continuellement, cent fois le monde sera consumé avant que j’y arrive,
Le monde a des limites, mais la peinture de l’amour n’en a point
L’amour se dénonce par les plaintes du cœur, nulle maladie ne lui est comparable,
L’amour a une toute autre origine, il est l’astrolabe des mystères divins
Qu’il est impossible d’exprimer par la langue."
(Masnavi, livre 1er, chapitre 1)
Bien que l’herméneutique et l’interprétation sacrées - que Mowlavi pratiquait avant la rencontre avec Shams - permettent d’établir certains éclaircissements sur la langue, elle demeure muette et seul l’amour peut la rendre éminemment éloquente. Quand la plume se précipite pour décrire l’amour, elle se fend à mi-chemin, sous l’effet de ce même amour.
Outre l’amour de Dieu, le mysticisme de Mowlavi recherche la découverte du sens profond de l’univers comme manifestation de ce même amour, devant provoquer un détachement vis-à-vis de l’apparence du réel. Néanmoins, cet amour est subordonné aux propres capacités et mérites de l’amant :
« Ivre et aveugle, je m’y suis rendu et ai dit : "Ô belle ! Tends l’oreille, puisque tu m’as rendu fou."
Elle dit : "Vois-tu cet anneau dans mon oreille ? Tu n’as qu’à l’en détacher comme une boucle."
Je tendis la main vers cette boucle ; elle dit, me demandant de la lâcher :
"Tu n’y entreras que lorsque tu seras une perle royale, car l’âne de Jésus ne l’accompagna point dans les cieux »
(Divân-e Shams, ghazal 1103)
Les dhikrs ou chants et déclamations répétitifs sont tous destinés à ce que l’expérience de l’amour perdure et illumine l’âme du soufi. Les danses et les chants, lorsqu’ils sont accompagnés d’un reniement catégorique de l’apparence du monde extérieur, ont la même fonction, et suggèrent l’idée salvatrice de la réunion finale avec le Créateur. Ainsi, nulle offense ou calamité ne parvient à menacer la solidarité intérieure de tous les éléments d’élévation qui assurent le bonheur imaginal du mystique. Débarrassé des contraintes du physique (faim, douleur, frustrations, etc.) et muni d’une vision sublime, l’homme trouve enfin et malgré sa ruine physique et extérieure, l’habitat qu’il mérite et que méritent sa dignité et son intelligence. Ainsi, seul son intellect parvient à répondre aux exigences de l’Intellect suprême. Cet Intellect crée un univers chaleureux, calme et hospitalier, accueillant l’homme comme le sein maternel et le nourrissant à la fois d’affection et de satisfaction.
Le bonheur exige un dévouement inconditionnel chez l’adepte soufi. La fusion dans le Créateur marque l’apogée de la quête mystique. Cet état, où toute séparation de Dieu est interdite, rappelle le Christ qui demandait à ses disciples de tout délaisser pour entrer dans le royaume de son Père. Mowlânâ ne pardonne la moindre absence de volonté chez son adepte qui est censé témoigner d’une présence forte et perpétuelle de la vérité divine dans son esprit. Mowlavi lui-même est passé par cette épreuve, que lui a fait subir son maître Shams. Cette anecdote raconte la mise à l’épreuve de Mowlavi par Shams. Ce dernier tente Mowlânâ en le mettant face à la fragilité du statut social :
"Mowlânâ était le mufti de Konya, un homme réputé saint. Un jour, Shams Tabrizi, qu’il hébergeait, fit le vœu de boire du vin. Mowlânâ s’en alla au marché juif pour s’en procurer. Sur le chemin du retour, Shams, qui l’avait suivi durant tout le trajet, commença à ameuter les gens et crier au scandale. Il s’écriait : "O musulmans ! Venez voir ce que votre mufti cache sous son manteau, une carafe de vin qu’il a achetée au quartier juif, voyez bien derrière qui vous priez Allah !" Mowlânâ paniqua, Shams prit la carafe et la jeta par terre. C’était du vinaigre." [2]
Cette histoire réelle montre comment Shams, qui s’était arrangé avec des amis juifs, fit sentir à Mowlavi le poids des conventions et la fragilité de la vraie liberté, qui se soucie peu de l’estime sociale.
Mowlânâ nous emmène dans un labyrinthe magique, au début du XIIIe siècle, à une époque où l’Iran vit la plus ténébreuse étape de son histoire ; les invasions successives des Mongols, qui rasent littéralement le pays, et un peuple réduit à l’esclavage, n’ayant rien d’autre que son imagination comme refuge, quand le réel n’est que ruines et décombres. C’est alors et dans ces conditions néfastes que naissent des géants comme Hâfez, Mowlânâ ou Sa’adi, faisant de l’esprit et de l’imagination, seules facultés demeurant, un pilier pour ériger l’immense édifice d’un art qui transmet l’enseignement mystique.
Le mysticisme fougueux de Mowlavi entend fonder, au moyen de l’amour, ce que l’herméneutique lente et paralysée par ses doctrines et préceptes désuets est incapable à instaurer. Ses principes impressionnent à la fois le cœur et l’intellect. Mais la connaissance divine du mystique ne s’obtient qu’au prix d’une investigation profonde, car elle est à son tour subordonnée à la profondeur de l’esprit humain.
Pour Mowlavi, c’est seulement parce que nous aimons que la vie, si merveilleuse, donne tant. L’amour s’oppose ainsi à la sagesse et à la dialectique, l’argumentation a des « jambes en bois », elle a la faible lumière d’une bougie ternissant avec l’aube de l’amour. Le langage même est incapable de décrire cette substance noble, cette dignité ineffable qu’est l’amour.
Cette ardeur, il faut que le sachent les sages, est la seule qui puisse guider les "seigneurs du bon goût". L’amour n’a pas de limite et tout individu peut aimer démesurément et à l’infini. Croyant fermement en cela, le soufi ardent en Mowlavi n’a de cesse de réclamer son Dieu qui est Amour, mais celui-ci semble-t-il avoir cessé d’être subordonné par rapport à Celui-là, pour devenir lui-même l’objectif essentiel de cette entreprise formidable qu’est "aimer".
Cet amour ne calcule pas, son objectif n’est que d’attirer. N’ayant trouvé que sécheresse et stérilité dans la science, laquelle n’a rien pu conserver à cause de l’étroitesse de sa vision et du nombre restreint des facultés de perception, Mowlavi se tourne alors vers l’Intérieur dont son ami Shams lui a révélé la splendeur magistrale
La dévotion de Mowlânâ à la fabrication de son florilège poétique a cependant une histoire plus complexe. L’homme de science et uléma notoire qu’il était tout comme son père cherchait à dévoiler les mystères divins en interprétant le texte coranique, ainsi que les écritures saintes des maîtres du soufisme. Pourtant, la rencontre avec Shams, qui préconisait une communion directe avec Dieu, révolutionna sa pensée et ses principes. Il rejeta désormais son ancien moi de théologien, jurisconsulte et enseignant, pour pratiquer le soufisme des derviches errants, dédaigneux du monde.
Cette conversion ne fut pas cependant sans susciter des inimitiés chez ses adeptes à l’égard de Shams. Sa mort est surtout la réaction d’un peuple qui chérissait démesurément leur guide spirituel, le voyant s’éloigner à cause de la fréquentation "nuisible" de l’étrange va-nu-pieds qu’était Shams. Mais cette opposition eut une conséquence paradoxale, car Mowlânâ se décida plus que jamais à avancer la nouvelle religion de l’amour, abandonnant ainsi tout le fardeau des traditions anciennes, évoquant Jésus et son opposition face aux enseignements désuets et insensés des rabbins.
Se dévouant définitivement à son entreprise poétique, il travailla notamment le ghazal (forme traditionnelle du sonnet constituée de douze lignes rimées), qui atteignit un nouveau sommet dans la littérature persane avec son Divân-e Shams-e Tabrizi. Les 30 000 distiques de ce recueil chantent simplement l’amour. Cet amour n’est pas un concept théorisé, abstrait et stérile. Il a des représentations figurées et humaines. Après la disparition de Shams, Mowlânâ trouva l’incarnation de cet amour chez Salâheddin Zarkoub, orfèvre de son état, et après la mort de celui-ci, chez l’un de ses disciples, Hessâmeddin Tchalabi, à la demande et à l’aide de qui il composa son Masnavi, œuvre monumentale consacrée au savoir inné des choses.
Bien que les sciences théoriques conservent un statut important chez lui, il n’en reste pas moins que sa poésie transmet un mélange de pensée et de rituel (la danse des derviches tourneurs ou le samâ’). Il suffit pour le comprendre de lire ces lignes magnifiques où Mowlânâ nous donne une définition du soufi :
"Qu’est-ce qui fait un soufi ? La pureté du cœur
Pas le haillon ni les convoitises perverses
Des vils liés à la terre qui volent son nom.
Il discerne dans tous les bas-fonds la pure essence
La facilité dans la difficulté, et la joie dans la tribulation
Sentinelles fantômes, aux matraques levées
Gardes du palais de la Beauté et écrins des rideaux,
Cédez-lui le passage, il passe sans peur,
Et montrant la flèche du Roi, entre."
(Kolliât-e-Shams) [3]
Voici encore quelques vers de ce poète extraordinaire :
"Un moment du bonheur,
Assis, toi et moi sur la véranda,
Nous sommes deux en apparence, mais ne faisant qu’un dans l’âme,
Sentant le courant de l’eau de la vie,
Les oiseaux chantent, les étoiles nous regardent,
Détachés de nous-mêmes, réunis enfin, nous sommes,
Indifférents envers le vacarme paresseux du monde,
Les oiseaux divins échangent des douceurs,
Comme nous qui rions ensemble."
(Kolliât-e-Shams, 2114)
Références :
Mowlânâ Jalâleddin Balkhi, Divân-e Shams Tabrizi, corr. Mohammad ’Ali Movahhed, Téhéran, ed. Tcheshmeh, 2000.
Mowlânâ Jalâleddin Balkhi, Divân-e Shams Tabrizi, corr. Reynold Nicholson, Téhéran, ed. Mowlavi, 1995.
Mowlânâ Jalâleddin Balkhi, Masnavi Ma’navi, corr. Reynold Nicholson, Téhéran, ed. Mowlavi, 1995.
Dashti, ’Ali, Seyri dar Divân-e Ghazaliât-e Shams (Survol du Divân-e Ghazalliât-e Shams), ed. Djâvidan, Téhéran, 1977.
Sohravardi, Shahâbeddin Yahyâ, Le livre de la sagesse orientale, traduit par Henry Corbin, Paris, Fayard, 1986.
[1] Histoire citée sur le site www.mowlana.org/Pages/Shams/D05.aspx, page consultée le 15 janvier 2012.
[2] D’après Shahâbeddin Yahyâ Sohravardi, Le livre de la sagesse orientale, traduit par Henry Corbin, Paris, Fayard, 1986.
[3] Texte cité sur le site www.khamush.com/sufism/index.htm, page consultée le 15 janvier 2012. D’après une traduction de R. A. Nicholson.