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Le Masnavi, connu sous le nom de Masnavi-e Ma’navi ou Masnavi-e Mowlavi, est une œuvre poétique de Mowlânâ Jalâleddin Mohammad Balkhi. Ce monumental ouvrage, composé de 26 000 distiques en 6 Livres, est l’un des plus grands chefs-d’œuvre de littérature spirituelle et mystique islamique du monde, rédigé dans la forme poétique du masnavi, qui est aussi le titre du livre. Avant Mowlavi, d’autres soufis poètes comme Sanâ’i ou ‘Attâr avaient déjà composé d’importants ouvrages poétiques mystiques dans la forme du masnavi mais leurs œuvres, plus anciennes, n’ont pas les mêmes dimensions que le Masnavi de Mowlavi. Par exemple, le masnavi de Sanâ’i a été rédigé à une époque où le persan était encore proche de ses racines pahlavi et n’avait pas encore la douceur du persan plus moderne du VIIe siècle. Le ton est celui de la poésie khorâssâni, marquée par la simplicité et même la rudesse du langage. De plus, Sanâ’i n’hésite pas à mettre en scène des histoires obscènes pour illustrer ses concepts mystiques, chose que Mowlavi imite également dans son Masnavi, encore qu’avec beaucoup plus de mesure.
Le Masnavi comprend 434 histoires sous forme de fables et d’allégories, qui racontent toutes les difficultés du cheminement de l’homme à Dieu. Les premières distiques du premier cahier du Masnavi sont célèbres sous le nom de "Neynâmeh" (Le livre du ney=sorte de flûte) et sont un concentré de l’ensemble des thèmes abordés dans les six Livres. Cet ouvrage a été dicté par Mowlavi à la demande de son disciple bien-aimé Hessâmeddin Hassan Tchalabi, entre les années 1263 et 1273.
Ce qui singularise ce Masnavi parmi les autres est la souplesse de l’écriture, en même temps que sa remarquable créativité et renouvellement littéraire, ainsi que la précision dans l’usage des concepts, des néologismes et des expressions nouvelles. Dans le Masnavi, Mowlavi utilise la narration et le récit comme moyen pédagogique de transmission de notions élevées et en même temps simples. Les récits étant souvent des paraboles, le cadre choisi est simple, et chacun peut comprendre les notions développées dans la mesure de ses moyens et connaissances.
Visiblement, les histoires des six cahiers ne suivent aucun ordre particulier. Les héros des histoires sont variés, depuis les prophètes, les rois et les grands jusqu’à des bergers, esclaves ou mêmes des animaux. La dernière histoire du Masnavi, l’histoire de Shâhzâdegân va Dej-e Houshrobâ (Les princes et la citadelle voleuse de Conscience) qui est aussi l’une des plus longues et des plus ardues à interpréter, n’a pas été terminée du fait de la mort de Mowlavi. Le fils de Mowlavi, Bahâeddin Valad, qui devint le maître de l’école soufie Mowlavvieh, est également l’auteur d’un beau masnavi dans lequel il parle notamment de la mort de son père et du Masnavi qui ne fut pas terminé.
Dans le Masnavi, Mowlavi montre sa dextérité à utiliser les évènements quotidiens pour exprimer et transmettre avec précision son enseignement mystique. Une autre particularité remarquable de cet ouvrage est le nombre d’histoires secondaires venant s’encadrer dans l’histoire principale, pour souligner tel ou tel point pédagogique mystique, ou faire une digression à une autre notion venant éclairer le concept développé dans l’histoire principale.
Les idées développées dans le Masnavi sont généralement divisées en trois grandes sections d’idées générales, particulières et réservées aux initiés. La plus grande partie du Masnavi est générale et destinée au grand public, chacun peut lire et apprécier à sa mesure les paraboles, fables et histoires de cette partie en bénéficiant de l’enseignement moral et éthique général qui y donné. La deuxième partie du Masnavi comprend ce qu’on appelle les "idées frontières" de Mowlavi et comprend visiblement l’enseignement privilégié qu’il réservait à ses élèves. La troisième partie, enfin, est extrêmement complexe à interpréter et comprend les notions mystiques les plus élevées développées par Mowlavi. Cette partie a été largement plus soumise à des divergences d’interprétation que les autres, d’une part, et d’autre part, considérant que Mowlavi n’a pas pu terminer son œuvre, certaines histoires et sections de cette partie n’ont pas été commentées, car elles sont pour le moins absconses.
Comme la plupart des poètes ayant utilisé la forme poétique du masnavi, Mowlavi privilégie l’usage de symboles pour illustrer ses idées et son enseignement mystique. Ces allégories, fables et paraboles sont souvent nés de l’imagination créative de Mowlavi, mais il lui arrive également de puiser dans la riche littérature narrative du mysticisme musulman et de prendre, parfois telles quelles, des histoires créées et développées par des soufis poètes prédécesseurs. On peut notamment citer les fables et les paraboles du Mantegh-ot-Teyr (La Conférence des Oiseaux) de ‘Attâr Neyshâbouri ou les fables mystiques de Sanâ’i. Quant à des histoires comme "Le calife et Leyli", "L’âne et l’âne", "Mahmoud va Ayyâz", "Ganjnâmeh" ou "Le juif, le chrétien et le musulman", elles ont été tirées, avec peu de modifications, du célèbre ouvrage mystique de son bien-aimé maître à penser Shams, les Maghâlât-e Shams.
Si l’on veut connaître la pensée mystique de Mowlavi, il vaut mieux étudier son Divân-e Shams, où le mysticisme du grand maître soufi se dévoile intégralement au travers des formidables ghazals qui composent cet ensemble. Mais pour connaître l’optique de Mowlavi sur le monde et la foi, c’est au Masnavi qu’il faut se référer, puisque cet ouvrage est la somme de l’enseignement quotidien de Mowlavi. De façon générale, il faut savoir que ce maître ne se confine pas au cadre et particularités du soufi parfait tel que le décrit Mohammad Ghazzâli. Même certaines de ses idées les plus orthodoxes en apparence, telle que "le détachement du bas-monde et l’amour de Dieu", "l’annihilation en soi et la subsistance en Dieu", etc. n’entrent pas dans le cadre délimité du soufisme conventionnel. Au contraire, le Masnavi s’intéresse plus à des sujets plus gnostiques (‘erfâni) tels que "la vie religieuse de l’âme" ou "l’attirance de l’âme pour l’union avec la Vérité", etc.
Parmi les formes poétiques persanes, le masnavi est réputé être simple. C’est pourquoi de nombreux autres poètes tels qu’Abdorrahmân Jâmi ou ‘Attâr Neyshâbouri s’en sont également servis à des fins pédagogiques, avec succès d’ailleurs. Cela dit, aucun n’a pu utiliser cette forme avec autant de succès didactique et esthétique que Mowlavi. Chez lui, les différentes notions sont exposées et développées avec facilité dans le cadre de l’histoire et se succèdent sans heurts. D’autre part, bien qu’il ait toujours insisté, en mystique, sur le fait que la forme n’importe guère et que c’est le fond qui compte, il a pourtant réussi à créer un vrai chef-d’œuvre poétique, non seulement avec le Masnavi, mais aussi avec son pur recueil poétique amoureux, le Divân-e Shams, composé de très beaux exemples du ghazal persan du VIIe siècle, période de maturité de cette forme, où l’on voit apparaître d’autres géants de la poésie persane comme Saadi, Hâfez et Nezâmi.
L’importance phénoménale de l’œuvre de Mowlavi a très tôt attiré l’attention des lettrés et hommes de savoir de tous horizons et des centaines de commentaires, d’interprétations, d’anthologies, de résumés et de traductions ont été rédigés à ce jour sur cette œuvre.
Après Mowlavi lui-même et son fils Bahâeddin Valad, qui commentèrent le Masnavi, le plus ancien commentaire de cet ouvrage est celui d’Ahmad Roumi, l’un des disciples de Soltân Valad et son fils ‘Aref Tchalabi. Il existe aujourd’hui deux manuscrits de ce commentaire, cités par le professeur Forouzânfar, mais ils n’ont pas encore été corrigés et publiés. Ce commentaire qui, d’après le chercheur Zarrinkoub, n’est pas particulièrement profond, date de 1320.
Après la mort de Mowlawi, les recherches autour de lui prirent de l’ampleur, notamment et d’abord chez ses propres disciples à Konya où les premières biographies de Mowlavi furent rédigées. Fereydoun Sepahsâlâr (1231-1319), qui dit avoir bénéficié de l’enseignement de Mowlavi pendant quarante ans, écrivit une biographie persane de Mowlavi. Le suivant fut Aflâki, qui rédigea son Manâgheb al-‘Arefin cinquante ans après Mowlavi, en 1318. Dans son ouvrage, assez peu documenté couvrant l’ensemble de la vie du poète, des évènements incroyables sont narrés à titre de "pouvoirs supérieurs" du grand homme. Ceci dit, malgré les légendes qui foisonnent et l’hyperbole qui marque le ton de cette biographie, elle eut un grand succès parmi les disciples de l’école Mowlavieh, de sorte qu’elle fut plusieurs fois résumée et remaniée par ces derniers.
Les plus anciennes œuvres littéraires où l’on retrouve le nom de Mowlavi et ses poèmes sont celles d’Alâeddin Semnâni (1355), Sheikh Nassireddin Tcherâgh Dehli (1357) et Mir Seyyed ‘Ali Hamedâni (1383). L’intérêt pour l’œuvre de Mowlavi commença en particulier à se développer à partir du XIVe siècle dans la poésie et les œuvres d’auteurs tels que Ghavâmeddin Sanjâni (mort en 1417), Shâh Ghâssem Anvâr, Khâjeh Abolvafâ Khârazmi (mort en 1431) ou Kamâleddin Hossein Khârazmi (mort en 1435).
L’effort réel pour commenter l’œuvre de Molawi commence avec ce même Kamâleddin Hossein Khârazmi, qui est notamment l’auteur de deux commentaires versifiés du Masnavi, sous les titres de Konouz al-Haghâegh et Javâher al-Asrâr va Zavâher al-Anvâr. Du premier, seuls quelques passages ont été conservés, mais le second a été la source de nombreux autres commentaires postérieurs du Masnavi, même si cet ouvrage ne couvre que les trois premiers Livres.
Après Khârazmi, ce fut au tour de Nezâmeddin Mahmoud Shirâzi, connu sous le nom de Shâh Dâ’i, poète et mystique du XVe siècle (1407-1465), d’écrire un commentaire du Masnavi qui, malgré certaines carences, demeure toujours remarquable. Lui aussi, comme Khârazmi, était un disciple de l’école d’Ibn ‘Arabi, et c’est donc dans cette optique qu’il commente le Masnavi. Il faut également signaler les travaux de Mowlânâ Ya’ghoub Tcharkhi (mort en 1447) et du poète et mystique ‘Abdorrahmân Jâmi (mort en 1492). Tcharkhi était l’un des maîtres de l’école soufie Naghshbandyeh et le Masnavi a été toujours vu avec respect et révérence par les disciples de cette école. Le commentaire de Tcharkhi avait ainsi été rédigé à la demande de ses disciples et ne couvre pas l’ensemble de l’ouvrage. Quant à Jâmi, ce fut un grand admirateur de Mowlavi. C’est en particulier son très remarquable commentaire en prose et en vers des deux premières distiques du Masnavi qui fait la réputation de son travail et a été à la base d’autres travaux chez les disciples de l’école d’Ibn ‘Arabi.
Assiri Lâhidji et Sheikh ’Alâeddin Shâhroudi comptent également parmi les commentateurs du Masnavi de ce siècle, qui ont tous disserté sur quelques passages et non sur l’intégralité du livre. Il faut également citer le Mollâ Hossein Kâshef Sabzevâri, poète, soufi et commentateur des XIVe et XVe siècles. En plus de deux résumés et anthologies du Masnavi, il est également l’auteur d’un commentaire, régulièrement cité par les biographes, mais qui n’a malheureusement pas été retrouvé.
L’intérêt pour l’œuvre de Molawi n’est pas resté cantonné à l’Iran et à la Turquie et s’est développé jusqu’à l’Inde des Grands Mongols et du XVe au XVIIIe siècle, plusieurs commentaires y furent rédigés. Parmi les écoles soufies indiennes, celle de Chashtyyeh montra le plus d’intérêt pour l’œuvre de Molawi. On peut notamment citer le commentaire du maître de cette école, Nezâmeddin Owliâ, dont une partie est conservée à l’Asiatic Society of Bengal. Ce commentaire est le second, rédigé après celui d’Ahmad Roumi. Parmi d’autres commentaires en provenance d’Inde, nous pouvons citer entre autres ceux de ‘Abdollatif Abbâssi Gujrâti (XVIe siècle), de Mowlawi Mohammad Rezâ Moltâni Lâhouri (XVIe siècle), de Vali Mohammad Akbarâbâdi (XVIIe siècle), de ‘Abdolali Nezâmeddin, connu sous le nom de Bahr-ol-‘Oloum (XIXe siècle) ou celui de Khâjeh Ayyoub Pârsâ (XVIIe siècle). Parmi ces commentaires, celui d’Akbarâbâdi, rédigé dans l’optique de l’école de Ibn ‘Arabi, a notablement influencé les commentaires suivants.
L’Asie mineure vit également un intérêt grandissant pour cette œuvre monumentale, avec notamment l’anthologie de 360 distiques choisis du Masnavi, par Youssef Dada, qui fut commentée par ‘Abdollâh Reîs-ol-Ketâb ‘Othmâni. Cette anthologie et son commentaire eurent une influence remarquable sur le développement des travaux autour du Masnavi en Asie mineure. A la suite de ce commentaire, plusieurs autres furent rédigés sur l’ensemble ou une partie du Masnavi en Turquie ottomane au XVIe siècle. L’un des meilleurs d’entre eux est celui d’Ebrâhim Moghlavi, connu sous le nom de Shâhedi, qui a commenté des parties du Masnavi en vers. On peut également signaler le travail de Zarifi Hassan Tchalabi qui commenta, avec beauté, quelques vers du premier Livre du Masnavi.
Le premier commentaire de l’intégralité du Masnavi en Turquie est celui de Moslehoddin Sarvari (mort en 1561), en persan, puis celui de Sham’i, en turc ottoman (mort en 1586), travail qui dura quinze ans. Ces deux commentaires sont les plus anciens commentaires turcs portant sur l’intégralité du Masnavi. Mais le plus important commentaire de cette période demeure celui de Rosoukheddin Esmaïl Engharvi (1631), rédigé en langue turque. Parmi d’autres commentaires turcs de qualité, on peut citer ceux de Sâri Abdollâh Effendi (mort en 1660) et d’Esmaïl Haghi (mort en 1652).
L’Iran voit également de nouveaux commentaires du Masnavi durant l’ère safavide et les dynasties suivantes, notamment le commentaire du théologien chiite de l’époque safavide, Mollâ Mohammad Sâleh Ghazvini, l’un des disciples de Mir ‘Emâd couvrant les vers difficiles à interpréter du livre de Mowlawi, dont il reste aujourd’hui une partie du commentaire du quatrième Livre et deux pages manuscrites du commentaire du Livre cinquième. Il y a également un commentaire anonyme datant du XVIe siècle, conservé à la Bibliothèque de l’âyatollâh Mar’ashi, qui précise que l’auteur a travaillé vingt ans sur le Masnavi.
D’autres commentateurs persans de cette période sont Ghotboddin Mohammad Lâhidji Ashkevari (mort en 1664), ‘Ali Guilâni Foumani (mort en 1609), Mollâ Mohammad ‘Ali Nouri (mort en 1836) et Mirzâ Hassan Sâdegh Khân, un écuyer de Shâh ‘Abbâs le Grand, auteur d’un commentaire sur les difficultés du Masnavi. Ceci dit, le plus grand commentateur de cette période demeure le maître à penser et soufi Mollâ Hâdi Sabzevâri. Dans son commentaire, il tente d’étudier le Masnavi dans l’optique de la philosophie sadrienne.
De nombreux autres traductions et commentaires sont également à citer, anciens ou contemporains, des études faites, des études se faisant et des études futures, d’autant plus que l’ère moderne marque un renouvellement des études autour de Mowlavi et de son œuvre.
Bien que l’enseignement du Masnavi, ce "Coran pahlavi" ou "commentaire coranique de qualité", tel qu’il a été nommé, appartienne au monde entier, les persanophones en profitent sans doute plus que les autres, puisque Mowlavi a composé son œuvre monumentale en persan pour l’essentiel. De plus, étant donné qu’il était lui-même un enfant de la grande Perse, toute son œuvre baigne dans une iranité qui refuse ce nom et se veut ouverture sur le monde et unité avec l’Unique.
Bibliographie :
Youssef Beyg Bâbâpour, "Survol des commentaires anciens du Masnavi", revue bimensuelle Ayeneh-ye Pajouhesh, n°3-4, octobre 2005, janvier 2006.