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Parmi les poètes parnassiens pour qui l’Iran a été une contrée de révélation artistique, François Coppée (1842-1902) fut séduit par la beauté exotique de ce pays et par la figure légendaire de Ferdowsi conçu comme un poète patrimonial. Dans cette perspective, le regard du poète français vers l’Orient se focalise plutôt sur la présentation de la richesse de l’Iran que sur l’inspiration poétique. Ainsi, l’idée que l’Iran était toujours la cible de toute réflexion majestueuse est liée au fait qu’il a découvert la grandeur de l’âme par le recours à la connaissance divine. Pour lui, ce passage entre la vie terrestre et la vie céleste fait de l’Iran un lieu mystique où la notion de patriotisme prend un sens légitime.
Parmi les parnassiens, rares sont ceux qui, comme François Coppée, traitent également des thèmes sociaux et font de la masse sociale l’objet de leur écriture réaliste. Conformément à cette idée, Shojâ-od-Din Shafâ souligne : « François Coppée fréquenta les quartiers défavorisés de la ville et après avoir vu et éprouvé la vie misérable du peuple, il la manifesta dans ses poèmes » [1] . Dans son poème « Les deux tombeaux », Coppée relate la visite de Teymour (Tamerlan) à Tus pour voir le tombeau du poète épique persan Ferdowsi. Tamerlan avait expressément ordonné, lors de l’attaque de la Perse, qu’on ne touche point à cette ville, puisqu’elle était celle de Ferdowsi. Considérant l’attrait de Tamerlan pour la tuerie, ceci montre tout l’intérêt qu’il montrait à ce poète. La visite du conquérant Tamerlan au tombeau de Ferdowsi est relatée dans le poème de Coppée.
François Coppée révèle l’image de Teymour dans les termes suivants :
Timour-Leng, conquérant de l’Inde et de la Perse,
Qui, comme des moutons que le lion disperse,
Vit fuir devant ses pas les peuples par troupeaux. [2]
Ce qui distinguait notamment Tamerlan des autres conquérants sanguinaires tyrans était son culte pour les tombeaux, pour se rappeler que la mort peut survenir à tout moment :
« Le grand Timour, avait le culte des tombeaux.
Et lorsque ses Mongols avaient pris une ville
Et qu’ils avaient traité la populace
Monté sur un cheval caparaçonné d’or ;
***
Passait, l’esprit plongé dans quelque rêve austère,
Allait au champ des morts, et mettait pied à terre. » [3]
A ce titre, la présence de Teymour dans le cimetière provient d’une crise mentale causée par ses attaques sanglantes contre des innocents : l’éveil d’une pseudo-conscience provoque en lui une pitié infâme.
Par curiosité, Teymour s’en va donc visiter la tombe de Ferdowsi, se demandant ce qu’il deviendrait, lui, héros conquérant, après sa mort. Il ordonne d’ouvrir la tombe :
« Et comme un charme étrange attirait son esprit
Vers cette sépulture, il voulut qu’on l’ouvre
Le cercueil du poète était jonché de roses. » [4]
La révélation de cette image édifiante par François Coppée valorise principalement la sainteté de l’être humain béni. Quant à l’horizon mythique déployé par Ferdowsi dans son Shâhnâmeh, il apparaît sous la plume de Lévy Reben en ces termes :
« Firdousi n’a donc pas inventé les légendes qu’il raconte mais il a transmis sous forme de vers une grande fresque des gloires passées de l’Iran qui, depuis son apparition sur la scène de l’histoire, a joué un rôle important dans la civilisation du monde » [5]
De son côté, Henri Massé évoque l’opinion de Ferdowsi sur la mort :
« Qui dans le monde serait content de mourir, puisqu’il ne sait pas quel sera son sort futur ? »6
D’après cette sentence, la mort serait une réalité existante, pourvue qu’elle ait une signification entre l’homme et Dieu. Effectivement, dans toute son œuvre, on voit la conviction de Ferdowsi de l’existence de l’Eternel au sein même de l’histoire humaine comme source limpide à l’origine de tout élan spirituel. Teymour voyant la tombe de Ferdowsi jonchée de fleurs par le fait de sa sainteté, a dû se douter dans quel état il aurait retrouvé celle du monstrueux Gengis.
« Il passa par Cara-Koroum, en Tartarie,
Où Gengis-Khan repose en un temple d’airain.
On souleva devant l’illustre pèlerin,
Tombé sur les genoux et courbant son échine,
Le marbre qui couvait le vainqueur de la Chine ;
Mais Timour détourna la tête en frémissant.
La tombe du despote était pleine de sang. » [6]
La confrontation de ces deux images révélées par Français Coppée démontre la supériorité de la pudeur sur la laideur, car Ferdowsi est le porte-parole d’une humanité fervente, alors que Gengis raconte la cruauté terrifiante. Sous cet angle, le récit de Teymour par le poète français est un symbole de la violence suprême, notamment quand il évoque l’histoire opaque des conquérants obsédés. Il importe de dire que si François Coppée oppose Ferdowsi à Gengis-Khan, c’est parce qu’il voit un contraste fort entre l’Iran glorieux et l’Empire despotique du Mongol.
Ainsi, les poèmes de François Coppée sont à voir comme une sorte de "mobilité" poétique dans l’espace culturel de l’Iran où le portrait de Ferdowsi devient le canevas de toute apologie nationale. Pour François Coppée, Ferdowsi est un être surnaturel et sa vie passée pourrait répondre aux besoins de tout âge épique et poétique. Le poète français considère Gengis-Khan comme un horrible guerrier ne voulant que le pouvoir au prix d’une violation ethnique et Ferdowsi comme inspirateur de la beauté transcendante. La similitude de Teymour avec Gengis-Khan et la grandeur du statut de Ferdowsi font apparaître incontestablement l’altérité qui pourrait exister entre le bien et le mal.
Bibliographie :
Shafâ, Shojâ-od-Din, Iran dar adabiyât-e jahân (L’Iran dans la littérature du monde), éd. Ibn-e Sinâ, 1953.
Lévy, Reben, Introduction à la littérature persane, Collection Unesco, Paris, 1973.
Massé, Henri, Firdousi et l’épopée nationale, Académique Perrin, Paris, 1935.
Machalski, F, La littérature de l’Iran contemporain, éd. Wroclaw, Pologne, 1967.
[1] Shafâ, Shojâ-od-Din, Iran dar adabiyât-e jahân (L’Iran dans la littérature du monde), éd. Ibn-e Sinâ, 1953, p.33.
[2] Ibid., p. 133.
[3] Ibid.
[4] Ibid., p. 136.
[5] Lévy Reben, Introduction à la littérature persane, Collection Unesco, Paris 1973, p. 52.
[6] Henri Massé, Firdousi et l’épopée nationale, Académique Perrin, Paris, 1935, p. 253.