N° 76, mars 2012

La rectification orthographique du français
Entretien avec Mohsen Hafezian


Entretien réalisé par

Khadidjeh Nâderi Beni


Khadidjeh Nâderi Beni : Afin d’avoir un schéma global de la rectification orthographique du français, pouvez-vous tout d’abord nous dire quelques mots à propos de son histoire ?

Mohsen Hafezian [1]
 : L’histoire de la rectification de l’orthographe n’est naturellement pas séparée de celle de l’orthographe et, dans une large mesure, de celle de la langue française et de ses modifications au fil du temps. En ce qui concerne l’alphabet français, vous savez bien que c’est l’alphabet grec qui a servi de modèle à tous les alphabets des pays occidentaux. Les Grecs, eux, s’étaient servis des signes graphiques des Phéniciens – les habitants d’alors de la côte libanaise et syrienne - en les adaptant à leur usage. Cet emprunt était issu d’un long processus d’échanges commerciaux et culturels qui s’étaient approximativement étendus du IXe siècle avant J.-C. au VIIIe siècle après J.-C. Durant cette même période (vers le VIIIe siècle), les ةtrusques prirent contact avec les Grecs et, ainsi, l’alphabet latin apparut avec ses propres marques et fonctionnalités. L’alphabet français s’inscrit dans ce mouvement.

Kh. N. B. : À partir de quel moment peut-on parler de l’orthographe du français à proprement parler ?

Mohsen Hafezian

M. H. : La première tentative officielle visant à créer une écriture propre au français ou propre au gallo-romain comme version vulgaire du latin s’affirma avec la réforme de Charlemagne, lors du Concile de Tours, en 813. Cette réforme tenta d’introduire le français dans les sermons officiels. C’est à ce moment que l’orthographe du français a commencé à prendre corps [2]
. Mais, il y eut encore un long chemin à faire pour que cette écriture devienne l’écriture du français.

Kh. N. B. : Quelles furent les étapes successives des modifications de cette écriture ?

M. H. : La notion d’« étape » ne fait que mettre des étiquettes, des jalons et des repères à un continuum de l’orthographe du français, dans ses différentes réalisations. Il me paraît plus juste de parler des différentes périodes de l’évolution de cette écriture. Je vais en parler brièvement dans ce qui suit. L’ancien français (du XIe siècle au XIIIe siècle) demeura particulièrement conservateur à l’égard de l’étymologie latine. Les scripteurs d’alors modifièrent, par exemple, le tens de l’ancien français en temps, le pois en poids et le puis de l’ancien français en puits afin de sauvegarder les traces étymologiques des mots latins tempus, tondus et puteus dans l’écriture du français. L’insuffisance des modifications portées à l’alphabet latin face à l’évolution des données langagières (par exemple, la dénasalisation de certaines voyelles comme les i, o et u) entraînèrent d’autres modifications orthographiques à l’époque du moyen français (XIVe-XVIe siècles). Durant cette période, l’orthographe française, qui n’avait que 23 graphes à sa disposition, se formalisa ; l’introduction du graphe j, comme forme allongée du i par Louis Meigret, grammairien et défenseur de la réforme de l’orthographe, la distinction entre les u et v [3]
faite par Ervé Fayard, médecin et botaniste, ou encore l’introduction de l’accent aigu et l’accent circonflexe par le poète Pierre de Ronsard en sont des exemples. L’apparition de l’imprimerie, la ferme volonté des monarques de renforcer la place de la langue française comme langue officielle de leur royaume, ainsi que les changements socioculturels et dans certaines mesures linguistiques [4]
dus à la Renaissance – même si elle se produisit en France avec un siècle de retard par rapport à l’Italie - sont les facteurs les plus importants qui ont fixé le sort de l’orthographe du français.

Kh. N. B. : En quoi consiste le rôle de l’Académie française dans les modifications orthographiques en question ?

M. H. : Dès sa création au XVIIe siècle, l’Académie eut un seul but : perfectionner et normaliser la langue française. Dans le domaine de l’orthographe, la normalisation s’est réalisée petit à petit dans les éditions successives du Dictionnaire de l’Académie française. Les modifications orthographiques approuvées par l’Académie sont bien connues, j’en cite cependant quelques-unes : l’adoption des lettres j et v se fit avec la deuxième édition du dictionnaire en question (en 1718), l’apparition des accents dans la troisième édition (en 1740) et le remplacement de la séquence oi par ai dans les terminaisons verbales (étoit / était) dans la septième édition de ce dictionnaire (en 1878). L’Académie française a ainsi assumé son rôle de législateur linguistique.

Kh. N. B. : Existe-il d’autres organismes officiels qui sont intervenus dans le processus des modifications de l’orthographe du français ?

M. H. : ةvidemment ! ہ côté de tous les écrivains, les lexicographes, les universitaires et les associations, partisans de la rectification de l’orthographe, qui modifient, suggèrent et réclament telle ou telle forme écrite d’une unité linguistique, il y a aussi le Conseil supérieur de la langue française [5]
, la Délégation générale à la langue française et aux langues de France et en particulier le gouvernement qui intervient directement quand cela lui paraît nécessaire. La fameuse Réforme de l’orthographe du 26 juillet 1901, prononcée et publiée dans le Journal Officiel de la République française, a la signature du ministre de l’Instruction publique et des Beaux Arts [6]
. Il y a eu aussi l’arrêté du ministre de l’ةducation, René Haby, sur l’orthographe en 1977. [7]
La plus importante initiative politique touchant l’orthographe est le Rapport du Conseil supérieur de la langue française qui a été publié dans le Journal Officiel de la République française en 1990, avec la signature de Michel Rocard, alors Premier ministre. Les rectifications proposées dans ce rapport sont toujours d’actualité.

Kh. N. B. : Pouvez-vous nous parler un peu plus des rectifications proposées dans ce rapport ?

M. H. : En octobre 1989, Michel Rocard a chargé les experts du Conseil supérieur de la langue française d’élaborer les propositions qui concerneraient la régularisation de l’orthographe sur les points suivants : le trait d’union, le pluriel des mots composés, l’accent circonflexe, le participe passé et les diverses anomalies observées dans l’écriture du français. Ce rapport a été publié, comme je l’ai évoqué, le 6 décembre 1990 dans le Journal Officiel. Les propositions dudit Conseil ont aussi été approuvées par le Conseil de la langue française du Québec et par le Conseil de la Communauté française de Belgique.

Kh. N. B. : Pouvez-vous nous citer quelques exemples afin de mieux comprendre les enjeux de cette dernière rectification ?

M. H. : Les auteurs réformateurs dudit Rapport ont proposé, à titre d’exemple :

- de lier par des traits d’union les numéraux formant un nombre complexe, inférieur ou supérieur à cent, sur le modèle vingt-sept. On aurait alors, par cette harmonisation, *deux-cents [8]
à la place de deux cents.

- d’enlever la marque du pluriel de la dernière constituante d’un mot composé singulier et d’ajouter la marque du pluriel à un mot composé ayant un déterminant pluriel. Ainsi, les mots un cure-dents et des cure-ongles céderaient la place aux *un cure-dent et *des cure-ongles.

- d’enlever l’accent circonflexe sur les graphes i et u, quand cet accent n’est plus une marque distinctive, comme c’est le cas des terminaisons des verbes conjugués au passé simple (ex. nous aimâmes, vous aimâtes). De fait, on écrirait *il plait et la * voute à la place de il plaît et la voûte.

- d’ajouter l’accent grave, dans les cas des inversions interrogatives, sur le verbe quand il s’agit de la première personne du singulier. Les auteurs ont souhaité qu’on écrive, à titre d’exemple, *aimè-je, *puissè-je à la place de aime-je et puisse-je, afin d’accorder une relation phonographique à la terminaison du verbe.

Kh. N. B. : On sait que toute modification faite sur la langue doit tout d’abord être adoptée et popularisée dans la communauté linguistique ; quelle est la réaction des locuteurs français ou de l’expression française face aux réformes ?

M. H. : Si vous me permettez, ce que vous venez de dire comporte une petite erreur. Les réformes de l’orthographe n’ont été jamais une affaire du « peuple ». Autant que je sache, aucun peuple n’a jamais été consulté pour telle ou telle réforme de l’orthographe. D’abord, les idées des réformes orthographiques prennent forme chez les élites d’une société possédant une tradition orthographique bien enracinée. Ensuite, le projet de réforme, une fois conçu et réalisé, se retrouve entre les mains des autorités et ce sont elles qui décident :

- de le dicter à leur peuple, comme c’était le cas de la Turquie d’Atatürk en 1928. On peut parler également du cas de la réforme de l’orthographe allemande de 1996, qui avait été imposée à la presse avec une date limite pour qu’elle s’y mît.

- de le proposer aux institutions et aux milieux concernés ; la rectification orthographique de la France en 1990 en est un exemple.

- de préciser leur préférence entre différentes formes graphiques d’une même unité linguistique, comme ce fut le cas du livret de l’Académie de la langue et de la littérature persanes en 2002. [9]

Il est également à noter que même quand les lexicographes parlent de nouvelles entrées dictionnairiques, il ne s’agit ni d’un choix ni d’une préférence orthographique des mots issus de la volonté du peuple. Cela concerne tout simplement l’usage que le scripteur moyen fait de l’orthographe en place. Pour notre scripteur, les critères linguistiques des spécialistes ne se trouvent nécessairement pas au premier rang. Ce sont les mêmes faits de l’usage qui ont fait enregistrer dans le Petit Robert (1997) 889 entrées avec deux, voire trois graphies possibles. [10]
Les doublets suivants en sont des exemples : gourou / guru, goulache / goulasch / goulash, baeckeofe / bنkeofe et pageot / pajot.

Ces caractères incertains de l’usage font que ni tous les nouveaux mots d’un dictionnaire quelconque se répètent dans les nouvelles éditions, ni toutes les unités rectifiées entrent dans les productions écrites de tous les jours. ہ ce propos, nous lisons dans ce fameux Rapport du Conseil supérieur de la langue française (1990) : « Il ne faudrait pas croire que cette mini-réforme est un cas unique ; d’autres réformes, plus ou moins importantes, ont modifié le français au cours des quatre derniers siècles : en 1694, 1718, 1740, 1762, 1798, 1835, 1878 et en 1932-1935. En 1975, l’Académie française a proposé une série de rectifications, qui ne sont malheureusement pas passées dans l’usage. Espérons que, cette fois-ci, le bon sens aura raison du conservatisme. »

Concernant la popularité d’une telle rectification, il n’est pas sans intérêt de vous dire que selon une enquête menée entre 2002 et 2003, il y avait seulement 10% des étudiants français qui connaissaient la rectification de l’orthographe proposée en 1990. [11]
N’oubliez pas qu’ici, on parle des étudiants de France, berceau de ladite rectification !

La compréhension, l’adoption et l’application des changements d’habitude dans l’acte de l’écrit prennent, sans l’ombre d’un doute, racine dans une nécessité ressentie par le sujet scripteur et là, on est dans un fait psychosocial et ses aléas.

Kh. N. B. : À qui s’adressait alors cette rectification ?

M. H. : ہ la base, cette rectification est conçue pour être enseignée aux élèves de différents niveaux scolaires. De fait, elle s’est adressée de prime abord aux enseignants, puis à tous ceux qui auraient le potentiel, d’une manière ou d’une autre, d’influencer leur public, à savoir les écrivains, les lexicographes et les éditeurs. Comme vous pouvez lire dans la citation suivante, les auteurs du Rapport l’ont clairement exprimé : « […] C’est pourquoi ces propositions sont destinées à être enseignées aux enfants – les graphies rectifiées devenant la règle, les anciennes demeurant naturellement tolérées ; elles sont recommandées aux adultes, et en particulier à tous ceux qui pratiquent avec autorité, avec éclat, la langue écrite, la consignent, la codifient et la commentent. »

Kh. N. B. : Comment les autres pays d’expression française ont-ils réagi à cette réforme ?

M. H. : Il va de soi que la France a une place centrale et éminente dans la francophonie mondiale. Il en va de même de la place de l’Iran parmi les pays persanophones. Ceci étant, il ne faut cependant pas se faire trop d’idées sur la portée et l’étendue de cette rectification dans le monde de la francophonie. À ma connaissance, il n’y eut aucune réaction significative, pour ou contre cette réforme, dans les anciennes colonies de la France, les pays comme l’Algérie, le Maroc, le Burkina Faso, la Guinée, etc.

Les réactions ont forcément été différentes dans les pays francophones occidentaux, là où les partisans de la réforme ont créé leurs associations peu après la publication du Rapport. Il existe entre autres l’Association pour l’application des recommandations orthographiques (APARO) en Belgique, l’Association pour la nouvelle orthographe (ANO) en Suisse, l’Association pour l’Information et la Recherche sur les Orthographes et les systèmes d’ةcriture (AIROE) en France et, beaucoup plus tard, le Groupe québécois pour la modernisation de la norme du français (GQMNF) au Québec. Les trois premières associations que je viens de nommer ont créé en 2002 le Réseau pour la nouvelle orthographe du français (RENOUVO). La première réalisation de cette union a été un vadémécum de l’orthographe recommandée intitulé « Le millepatte sur un nénufar ». Ce vadémécum comprend une présentation des règles de l’orthographe rectifiée et une liste de près de 2500 mots rectifiés issus de l’application et de l’élargissement des recommandations du Rapport de 1990. Ces mots ont été présentés selon trois niveaux : le niveau 1 avec les mots d’usage fréquent, le niveau 2 avec les mots de fréquence moyenne, et le niveau 3 avec des mots plus rares.

Kh. N. B. : Est-ce que la rectification en question a été critiquée ?

M. H. : Bien sûr ! Dès la proposition de cette réforme, les opposants ont nettement affiché leur désaccord. Parmi les plus réputés, je peux citer Bernard Pivot, Philippe Sollers, Jean d’Ormesson et Frédéric Vitoux. A ce propos, dans Le Monde du 30 décembre 1990, les intellectuels réunis au Comité Robespierre ont demandé « la guillotine morale du mépris contre les technocrates sans âme et sans pensée qui ont osé profaner notre langue. »

Kh. N. B. : Quels sont les principaux arguments des opposants à cette réforme ?

M. H. : Les différents aspects de cette réforme ont été critiqués. Parmi les opposants, on peut trouver les traditionalistes les plus ardents, pour qui tout changement fait à l’orthographe élimine une partie de l’histoire de la langue française, des lexicologues qui pensent que la réforme en question mène à une rupture visuelle entre les unités lexicales de la même famille étymologique et qui ne voient pas non plus une homogénéité dans l’ensemble des données lexicales rectifiées. Il y a aussi des enseignants qui se posent la question sur l’efficacité de cette réforme dans l’amélioration des produits écrits des jeunes apprenants.

Kh. N. B. : En 2005, vous avez publié un article intitulé « De l’orthographe rectifiée » dans lequel vous avez critiqué ladite réforme. En quoi consistait cette opposition ?

M. H. : Durant les deux dernières années de la préparation de ma thèse de doctorat à Paris, j’ai été membre de l’AIROÉ et jusqu’en 2004, j’ai assumé la tâche de correspondant de cette association au Québec et à l’Université de Montréal, là où je faisais mes études postdoctorales. C’est en tant que correspondant de cette association que je publiais mes articles dans les revues linguistiques et dans les journaux locaux. Pendant une très courte durée, je fus aussi membre de GQMNF, le Groupe québécois pour la modernisation de la norme du français. L’article que vous venez de mentionner a été publié par l’Association de la Langue française (DLF) en France. Dans cet article, je n’ai pas critiqué l’ensemble de la réforme orthographique en elle-même, mais les excès et les anomalies qui se trouvaient de partout dans le vadémécum de l’orthographe recommandée « Le millepatte sur un nénufar », publié par le RENOUVO.

Kh. N. B. : Pouvez-vous nous citer quelques exemples ?

M. H. : Je me contente ici de citer quelques-uns :

- Sous la rubrique C1 de ce vadémécum, les auteurs proposent que le e final d’un verbe du premier groupe s’écrive è dans les inversions interrogatives quand le sujet du verbe est à la première personne du singulier (ex. *aimè-je). Or, on sait que dans le système du français écrit, il n’y a tout simplement aucune syllabe graphique ouverte se terminant par le è au final absolu des termes. Par cette modification, ils ont créé une exception orthographique à l’encontre du système de l’écrit.

- Dans la partie D2 du même livret, les auteurs préfèrent écrire avec une seule consonne les termes dérivés dont la géminée consonantique est précédée par le e muet (ex. *dentelier, *lunetier et *prunelier). D’abord, il me paraît plus intéressant de préserver les géminées consonantiques dans ces cas précis, du point de vue de la transparence morphologique. Deuxièmement, dans la partie F1, les mêmes auteurs proposent l’ajout d’un m à bonhomie (*bonhommie), à prud’homie (*prud’hommie), et à innomé (*innommé), un t à combativité (*combattivité) et un r à chariot (*charriot) pour qu’ils s’harmonisent ainsi à l’orthographe des termes de base, à savoir, homme, nommer, combattre et charrue !

- Dans la partie E, les réformateurs nous proposent d’enlever le tiret des mots composés étrangers et écrire *clergyman, *biznessman et *aftershave à la place de clergy-man, bizness-man et after-shave. On peut se demander pourquoi ils ne nous conseillent pas d’écrire les équivalents français des termes mentionnés, à savoir pasteur, homme d’affaires et après-rasage, au lieu de rectifier les termes étrangers. Peut-être, les formateurs ont-ils trouvé dans les mots anglais quelque chose de « nouveau » et de « moderne » qui échappe complètement à l’esprit du commun des mortels francophones !

Il y a encore un autre aspect de cette réforme qui la rend peu efficace, voire stérile. Cette réforme, comme indiqué dans le Rapport de 1990 et dans le communiqué du 17 janvier 1991 de l’Académie française, ne contient aucune disposition de caractère obligatoire et donc, l’orthographe actuelle reste d’usage. Dès lors, l’existence des règles parallèles se heurte inévitablement à la logique sociale de l’orthographe. Comment faire de la gestion de l’orthographe « laissée au libre choix » de l’apprenant ? Que signifie alors le mot « dictée » ? Et enfin, comme il s’agit, dans l’acte même de la rectification, de rendre l’orthographe usuelle plus « simple » et « régularisée », on peut se demander dans quelle mesure, ou bien selon quelle approche didactique, ces orthographies parallèles aboutissent à une certaine facilité de l’apprentissage de l’écrit du français.

Kh. N. B. : Dans sa juste mesure, une rectification mène-t-elle à une simplification de l’orthographe ?

M. H. : Qu’entendez-vous par « simplification » ? Si vous parlez d’une orthographe phonographique, là où chaque phonème des mots correspond à un seul graphème, je dis toute de suite qu’une telle transformation sera impossible pour l’écrit du français. D’ailleurs, je ne sais vraiment pas pour combien de langues, avec une longue tradition de l’écrit, une telle rectification serait faisable. Les données graphiques de l’écrit fonctionnent à l’intérieur d’un système qui s’est formé et s’est cristallisé au fil du temps. On ne peut pas intervenir machinalement et enlever telle ou telle partie et insérer telle ou telle pièce d’échange. Certes les graphes du français écrit n’appartiennent pas tous à une seule catégorie des phonographes, mais à plusieurs catégories. Prenons quelques exemples. On peut se plaindre de la présence des graphes muets dans les mots tels que Cahier, corps et thon, cependant,

- dans le premier mot, le h fonction comme élément diacritique intervocalique qui assume la prononciation séparée des graphes a et i,

- dans le mot corps, le p et le s sont des morphogrammes qui apparaissent respectivement dans les mots dérivés corporel et corset, là où ils assument aussi le rôle des phonogrammes et

- dans le mot thon, le h est un lexogramme qui distingue nettement deux homophones thon / ton.

Est-il alors possible de les modifier ? Il y a sûrement des unités graphiques dont la modification ne heurte pas le fonctionnement synchronique du système, c’est le cas par exemple de h du mot théâtre, qui dans notre jargon est nommé graphon. Même ici, on peut se demander si l’effacement de ce graphe n’enlève pas une parcelle de l’histoire de l’écrit de cette langue.

Kh. N. B. : Y a-t-il des retombées concrètes de l’application même partielle de la rectification sur l’enseignement de l’écrit ?

M. H. : ہ ce propos, aucune étude faite de terrain n’a été menée, tant que je sache. Mais, qu’est-ce qu’on irait y chercher ? Dès lors que l’application des propositions de la rectification est laissée au choix des élèves, quelles seraient alors les unités mesurables dans leurs productions écrites ? La qualité médiocre des productions écrites des jeunes d’aujourd’hui est, à mon sens, plutôt une question de l’enseignement de l’écrit qu’une question de la complexité de l’orthographe.

Kh. N.B. : Pour finir, pouvez-vous nous donner un bref aperçu de la rectification de notre langue, le persan ?

M. H. : De nos jours, si on arrive encore à lire plus ou moins facilement un texte persan du XVIIe siècle, cela est, me paraît-il, un bon signe de la maturité de l’écrit de cette langue. Une rectification, dans le sens propre du terme, demeure alors inutile et nuisible. Des petites modifications vont se faire dans le temps. La langue est notre maison de l’être, comme le dit Heidegger, et un organe vivant de notre riche culture. Une tendance interventionniste qui peut bien se cacher derrière une quelconque « modernisation » y apporterait, certes, plus de mal que de bien.

La Revue de Téhéran vous remercie du temps que vous lui avez accordé.

Bibliographie :
- Arrivé M. (1994) « Un débat sans mémoire : la querelle de l’orthographe en France (1893-1991) », Langages, Paris, Larousse, no 114, pp. 69-83.
- Biedermann-Pasques L. et Jejcic F. (2006), « Les rectifications orthographiques de 1990 : analyse des pratiques réelles », Ministère de la Culture et de la Communication, p. 11.
- Catach N. (1991), L’orthographe en débat, France, Éditions Nathan.
- Catach, N. (1995). L’orthographe. Paris : PUF (Que sais-je ?).
- Catach N. (1997), Variation lexicale et évolution graphique du français actuel (1989-1997), CNRS-HESO.
- Catach N. et autres (1995), Dictionnaire historique de l’orthographe française, Paris, Larousse.
- Cavanna, F. (1989), Mignonne allons voir si la rose, Paris, Belfond.
- Deloffre F. (1994), « Voltaire, l’orthographe et la défense du français », Revue des 2 mondes, avril, pp. 36-48.
- Goosse A. (1991), La « nouvelle » orthographe, Paris, Duculot.
- Goosse, A. (1994), « Où en sont les rectifications orthographiques ? », La banque des mots, Paris, Éditions CILF, No. 48, pp. 53-57.
- Hafezian M. (2003), « Pour une approche graphémologique du mot écrit », Revue Langues et linguistique de l’université Laval, No. 29, 2003.
- Hafezian M. (2003), « ةtude des composants phonogrammiques des variantes formelles », Revue québécoise de linguistique de l’université du Québec à Montréal, Vol. 31, No. 1.
- Hafezian M. (2005), « De l’orthographe rectifiée », Défense de la langue française (DLF), Paris.

Consultable sur : http://www.languefrancaise.org/Articles_Dossiers/Dos_Mohsen_HAFEZIAN.php
- Leconte J., et Cibois Ph. (1989), Que vive l’orthographe, France, Éditions du Seuil.
- Lucci, V. & Millet, A. (1994), L’orthographe de tous les jours : enquête sur les pratiques orthographiques des Français, Paris, Champion.
- Masson, M. (1991). L’orthographe : guide pratique de la réforme. Paris : Seuil (Points actuels).
- Simard, C. (1994), « L’opinion d’enseignants du Québec face à la réforme orthographique », Revue des sciences de l’éducation, Québec, Université Laval, Vol. XX, No. 2, pp. 293-316.

Notes

[1Président du Centre d’Activités éducatives et éditoriales de Multissage à Montréal ; voir aussi notre « Entretien avec Mohsen Hafezian, chercheur à l’université de Concordia », La Revue de Téhéran, N° 44, Juillet 2009, pp. 76-85, consultable sur : http://www.teheran.ir/spip.php?article984

[2En 881, le texte fut le premier texte littéraire rédigé dans cette écriture.

[3Rappelons que les graphes j, v, w ne figuraient pas comme des graphes à part entière dans l’orthographe française.

[4A cette époque, le français faisait pour la première fois directement des emprunts lexicaux au grec sans passer par le latin. L’apparition de nouveaux termes dans les domaines scientifiques se fit durant cette période.

[5Ce Conseil a été fondé en 1989, avec pour tâche de travailler sur les questions relatives à l’usage, à l’aménagement, à l’enrichissement, à la promotion et à la diffusion de la langue française. Il est lié au Ministère de la Culture.

[6On lit par exemple dans ce texte : [Article], Article partitif, « On tolérera du, de la, des au lieu de de partitif devant un substantif précédé d’un adjectif : de ou du bon pain, de bonne viande ou de la bonne viande, de ou des bons fruits. » Pour le trait d’union, l’auteur écrit : « Trait d’union.- On tolérera l’absence de trait d’union entre le verbe et le pronom sujet placé après le verbe : est il ».

[7Prenons un exemple de cet Arrêté : « 21. Pluriel de grand-mère, grand-tante, etc. : Des grand-mères. Des grands-mères. L’usage admet l’une et l’autre graphie. »

[8Désormais, toutes les unités marquées par * seront les unités lexicales proposées par les réformateurs.

[9فرهنگستان زبان و ادب فارسی (1381)، دستور خط فارسی

[10Voir Hafezian, M. (2003).

[11Voir. Biedermann-Pasques L. et Jejcic F. (2006)


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