N° 76, mars 2012

« Alpha du Centaure appelle Tinouj »
Le rêve silencieux d’une science fiction à l’iranienne


Esfandiar Esfandi


Ciel iranien, au-dessus du mont Gargash
Photo : Bâbak A. Tafreshi

Le ciel est vide. N’en déplaise à Brian Aldiss (qu’il est toujours bon de citer, même en le déformant) rien de bien "vespéral" n’est jusqu’alors venu le traverser. Aucunes traces de Doryphores, de Rosks, de Raméens ou autres exo-organismes non identifiés. Les « ailleurs » de l’humanité sont encore bien de chez nous et continuent de partager avec les bonnes vieilles légendes telluriques le privilège d’enchanter notre très saine et très sainte béatitude. Le ciel est vide donc, pour l’heure, de nos pareils ou sans pareils… Moins vide cependant que l’univers antique et pré-renaissant ; celui joliment compté, par exemple, dans les savants et sympathiques écrits d’Arthur Koestler ou d’Alexandre Koyré, dont les doctes paroles nous rappellent à quel point nous fûmes ignorants et ravis de l’être. De notre sainte ignorance « personne n’a ri », n’en déplaise à Villon (qu’il est toujours salutaire d’invoquer) et beaucoup ont pâti dans leur chaire à trop vouloir défendre le modèle toujours actuel de notre cosmos (un Bruno par exemple, qui fût galiléen jusqu’au feu du bûcher). Beaucoup ont reconnu et soutenu la vision d’un univers sans limite où nous évoluons, poussière de notre Voie Lactée, qui elle, continue de se déplacer vers d’autres coordonnées. Heureusement ! Car au vrai, il nous en fallait de l’espace, pour élargir nos horizons…

De l’infiniment petit nous avons su extraire la chaleur des « mille soleils », et l’infinie angoisse d’un possible anéantissement collectif par le feu (toujours d’actualité, pour peu qu’ils viennent à renaître les démons d’une hypothétique guerre froide simplement déplacée). De l’infiniment grand, tout reste à… inventer. A peine accompli l’alunissage de l’oncle Sam, on s’est surpris à loucher vers Mars. Le reste concerne, en second lieu, la recherche qui modélise façon high tech et « équationne » en « budgétisant » ses visées techniques et comptables ; au premier chef, les porte-drapeaux de l’imaginaire centrifuge qui, depuis Cyrano et compagnie, ne cessent d’envoyer valdinguer (en les repêchant) leurs morceaux de matière grise aux quatre coins de l’univers ; des spécialistes qui savent narrer comme moi je respire, et dont les récits feraient pâlir, par leur charge de « vérité », le plus aguerri des enchanteurs-mystificateurs…

Imaginez, Monsieur, Madame, et toi petit garçon aux genoux tuméfiés qui aime les récits fabuleux… Imaginez le galbe dépassé du chariot de Neptune, tandis que pointe en bas, très bas dans l’océan, la proue du Nautilus. Sous la plume de Jules qui, petit déjà, se figurait des choses que le présent de la science préfigure pour demain, et qui, devenu Verne, sublima (se sublima ?) l’homme rationnel (le plus grand des rêveurs ?) en capitaine Nemo, sous sa plume disais-je, de fragiles créatures s’en sont allées racler le fond des mers. Jules Verne eut le privilège du talent et du renom ; le privilège des précurseurs qui, comme Wells prophétisèrent, les uns de fabuleux voyages, les autres, de futures, très attendues, mais peu probables invasions martiennes. Et nous aimons encore Lucien de Samosate qui inventa pour nous des voisins d’outre-atmosphère, les « Luniens » et décentra ainsi avant l’heure notre égotisme ravageur en ciblant un ailleurs situé non pas au-delà, mais hors de notre planète. Et Godwin aussi, avec son « homme sur la lune » (1638), et le déjà nommé Cyrano de Bergerac, dans sa belle et très spirituelle « Histoire comique des états et empires de la lune et du soleil » (1657) et Fontenelle et ses « Entretiens sur la pluralité des mondes » (1686)… Si les ailleurs sont légions, la terre non plus n’est pas en reste, et ce, dès les débuts de l’ère « xérographique ». Les frères Boex, par exemple, dont l’identité fusionna en un seul et unique patronyme, Rosny-Aîné, dont le nom évoque, depuis la version cinématographique de la « Guerre du feu » magistralement filmée par Jean Jacques Annaud, le feu qui chauffe le manger et le barrissement du Mammouth. Ces derniers n’ont-ils pas, dès 1887, permis d’extraire du sol proliférant de leur imagination bicéphale, les Xipéhuz, entités minérales qui naquirent, demeurèrent et se calcifièrent jadis (jadis ?) sur terre ?

En voici et en voilà (pour ceux qui ne jurent que par les traces et les racines généalogiques) des précurseurs du récit prospectif auxquels ils pourront se vouer. Quand aux autres lecteurs, ceux dont l’imaginaire sait croître sur l’actuel terreau de la science et de la technique, c’est vers d’autres noms qu’ils ont jeté leur dévolu. Vers d’illustres disparus d’abord, qui surent choisir l’éternité de l’espace (et donc du temps, le vrai, pas celui qui se mort la queue pour pleurer sa douleur) comme lieu principiel de rendez-vous ; les Clarke et Asimov, Simak et Leiber, Van Vogt, Heinlein, Pohl, Bradbury, tous autant qu’ils furent, étoiles et étincelles d’une liste non close. Ceux-là sont morts en labourant, semant, et engrossant l’éther à coup d’images, de concepts, de récits visionnaires, en excellant dans l’art chirurgical du dépeçage de « l’autre » au scalpel à jet d’encre, pour y débusquer le « même » sous de nouveaux atours (la superbe Cité du futur, dessinée en 1942 par Frank R. Paul, c’est quand même autre chose que la place Vanak de Téhéran dessinée par un traître à l’urbanisme le plus élémentaire, n’est-ce pas ?)

Et c’est un fait. La part la plus noble du mainstream littéraire n’en a pas fini de produire de quoi nourrir notre appétit de perfection en matière de discours ficelé. Elle n’a pas renoncé à nous étonner en étalant devant nos yeux ébahis le talent consommé de ses artisans conteurs qui savent si bien lier la syntaxe bien faite à la parole bien pensée… Les grands littérateurs dont les noms et les œuvres ont permis de fonder les Facultés de Lettres et de garantir (un temps ?) leur pérennité (et notre pitance à quelques uns), ceux-là, pour la plupart, continueront à arpenter le labyrinthe du temps l’âme légère et la tête haute. Grâce leur est rendue, je vous l’assure, « chaque jour que Dieu fait ». En sévissant, la littérature continue de tisser la trame de notre vie sur terre. Elle est (n’en déplaise à ses détracteurs) la garante aux mille visages de notre long récit. Partout elle s’insinue et met à jour. Elle reste par excellence le compagnon de route de nos obligations. Elle est l’histoire toujours recomposée de notre présence au monde. Elle puise, y puise et parfois… s’y épuise. Qu’elle fasse donc fi, sous les traits fluctuants d’une fiction toujours apte à prospecter les avenirs fluctuants de l’humanité, de la fantaisie blafarde des dépressifs du verbe, ou de la mise en récit du strict principe de réalité, c’est justice donc et fichtrement opportun. Que de vertiges et de promesses pour qui sait lire par les lignes (et non plus au travers) les récits de nos possibles aventures, de nos tribulations aussi, aux quatre coins de l’univers, très loin, dans le sens symétriquement opposé à notre date et notre lieu de naissance. Ils ont rêvé, les visionnaires plus haut cités, des opéras de l’espace aux confins du possible, et des croiseurs sans estampilles, libres comme l’éther en expansion, en déploiement perpétuel à l’arrière plan de notre minuscule horizon…

Il y a des rêves de fusées qui exonèrent un temps de la gravitation et de la bêtise. Cet imaginaire a de quoi vous surprendre et vous faire rencontrer son lot de « Culture X » (comme dirait un Paul Preuss) qu’il ne tiendra qu’à votre curiosité d’appréhender. Des « expériences de pensée » qui vous rendront palpable « le ressac de l’espace », s’il existe et qui vous couleront dans le « creuset du temps », s’il vous est suffisamment imparti (je parle du temps) pour vous laisser le loisir de lire, hors de tous préjugés (ceux notamment qui réduisent la SF à sa dimension de pratique techno-ludique, vocation parmi d’autres qu’elle partage avec l’ordinateur, la machine à café Nespresso, etc.) des romans ou des nouvelles qui vous transmettront l’irrésistible envie de serrer fraternellement les tentacules d’un vénusien (vénusienne ?) bien à l’abri d’un beau scaphandre en fibre de carbone, dans une plaine délavée, à l’aube, par des pluies ammoniaquées, et balayée, au crépuscule, par un vent phosphorescent. Sur Phobos, sur Deimos, sur ce qui rime avec cosmos, vous deviendrez apte alors, si la lecture vous tente et le cœur vous en dit, à planter vous aussi des choux et des betteraves hydroponiques dans un sol excentré à votre convenance.

Il serait temps pourtant, ami lecteur qui lis comme moi E.R. Burroughs, Abraham Merritt ou Jack Williamson comme on lit l’ةnéide (là j’exagère un peu) ou mieux encore, qui lis (juré cette fois) Clarke, Ballard ou Brunner comme on lit du Faulkner (n’est-ce pas !), il serait temps disais-je, qu’à tous ces noms célèbres qui savent si bien invoquer des mondes possibles comme d’autres en appelle à la nucléochronologie, les uns pour dire littérairement l’univers, les autres pour littéralement le dater, il serait temps (enfin vais-je dire) qu’à tous ces noms d’auteurs venus de pays où l’herbe est toujours fraiche, viennent s’ajouter des noms d’auteurs « bien de chez nous ». Et permets-moi lecteur de m’insurger (badin et tout sourire) contre l’absence sur la liste des démiurges futurophiles, de beaux prénoms aux consonances si plaisamment orientalisantes, les Kâmbiz, Nâder ou Jahângir, auteurs imaginaires de SF « bien de chez moi ». Si « avenir » rime encore, avec « science » et « technologie », et s’il est vrai que le récit de science fiction est fonctionnellement apte à constituer un terrain d’expérimentation indolore (et surtout stimulant) pour la culture d’aujourd’hui et de demain, il serait temps d’enlever, en tout bien tout honneur, le monopole symbolique et pratique de la fiction prospective des mains talentueuses des seuls créateurs occidentaux. Vœux pieux que d’aucuns jugeront saugrenus et d’autres hors propos. Disons-le sans ambages, une bonne part de notre Orient mythique peine à concilier son passé, sa vision du futur, et les exigences d’une culture technoscientifique aujourd’hui incontournable. Cette dernière, fluctuante et évolutive comme la culture elle-même, est le substrat de notre existence. Son omniprésence force à la vigilance (à la manière d’un Bernard Stiegler) que l’on vive en pays déjà conquis (traditionnellement l’occident) ou sur les nombreuses terres où l’on continue de réserver au savoir rationnel un accueil mitigé (allant de l’accolade au refus radical, en passant par la fine bouche et l’appel du pied). Car au vrai, la « charge culturelle » de la techno-science nous interdit de faire l’économie d’une analyse en termes de « pertes » et de « profits », au moment où, par l’importance de son impact, elle s’attire la vindicte passionnelle et souvent irréfléchie des plus réactionnaires. La science fiction, quant à elle, propose à l’expertise futurologique des dilettantes de la lecture en mal de sensations nouvelles, voire même, au regard affuté des gens « réfléchis » (à la manière de Virginie Raisson et son très sérieux « Atlas des Futurs du Monde ») un sol fertile, propice à l’imagination débridée, mais aussi et surtout, à la modélisation expérimentale du monde contemporain, et de nos lendemains…

René Fallet commit jadis (avec l’humour d’un Frédéric Brown ou d’un Sternberg, mais en moins prospectif et en bien moins spirituel, disons-le) un truculent roman de pseudo science fiction, La soupe aux choux, dans lequel il débarqua à Jaligny-sur-Besbre dans l’Allier, un improbable extraterrestre attiré par l’irrésistible fumet d’un bon potage du terroir. L’ouvrage méritait bien son adaptation cinématographique, menée avec maestria par Jean Girault, avec un Louis de Funès au sommet de sa vieillesse et de son talent. Ceci complétant cela, l’humour apporte sa fraîcheur à la gravité supposée et parfois surfaite du format SF, en principe plus habitué au thème de la nucléosynthèse primordiale et aux vertigineuses virées d’astronefs à travers les parsecs (un parsec équivaut à 3.262 années-lumière). Alors… à quand la rencontre, dans le village très iranien de Tinouj, dans une verte plaine bordée de montagnes, quelque part dans le sud-est de la ville de Tafresh, elle-même au sud-ouest de Saveh, à une centaine de kilomètres de Téhéran… à quand, disais-je, la rencontre solennelle d’un émissaire centaurien au regard globuleux mais exempte de haine, avec le jovial « kadkhodâ » du village ?


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