|
On ignore ou sous-estime souvent et malheureusement les œuvres en prose de Mowlavi (Mowlânâ Jalâl al-Din Mohammad Balkhi, plus connu sous le nom de Rûmî dans le monde européen et américain), surtout cette œuvre concise qu’est son Fih Mâ Fih. Cette œuvre est un ensemble de discours de Mowlavi rassemblés de manière posthume par son fils Soltân Valad (reconnu également pour avoir terminé l’œuvre poétique monumentale de son père, le Masnavi), ou bien par un de ses disciples.
Cet ouvrage d’environ deux cents pages est également connu sous le titre de Al-Asrâr al-Jalâlieh (Les Secrets Magnifiques). Aucun des deux titres n’est cependant de Mowlavi lui-même. L’importance de cette belle œuvre en prose réside non seulement dans le fait qu’elle est considérée par les connaisseurs et chercheurs de Mowlavi comme une explication pouvant également servir d’initiation à son Masnavi, mais cette éminence est également due au style raffiné de l’ouvrage. Il contient environ quatre-vingt morceaux de discours (dont une dizaine prononcés en arabe), les uns séparés des autres par le titre de « chapitre » (fasl) signifiant également en arabe "distinction", "séparation".
Le premier grand recenseur en persan des versions manuscrites de l’ouvrage est Badi’-ol-Zamân Forouzânfar, homme de lettres et chercheur iranien du XXe siècle, célèbre spécialiste de Mowlavi et éminent commentateur du Masnavi. Celui-ci a corrigé (recensé) plusieurs versions plus valables de Fih Mâ Fih, dont celle de la Bibliothèque d’Istanbul datant de l’an 716 de l’Hégire lunaire (1316). Celle-ci est la version la plus ancienne ayant survécu aux tempêtes du temps. Il a publié pour la première fois sa version recensée en 1951 à Téhéran.
Forouzânfar croyait à raison que ce livre était indispensable à toute lecture du Masnavi qui se veut être bénéfique et efficace. Mais quelle place cette œuvre du VIIe siècle de l’Hégire (XIVe siècle) occupe-t-elle parmi les œuvres en prose de Mowlavi ?
Outre les 26 000 distiques du Masnavi, ce grand poème mystique et philosophique versifié à la demande de Hessâm al-Din Tchalabi et divisé en six parties, les 36 000 versets qui constituent le Divân des sonnets de Mowlavi (Divân-e Shams) rédigés en environ 2200 sonnets, et les 2000 quatrains de Mowlavi suffisent à faire figurer son nom dans le panthéon des poètes classiques persans et universels. Pourtant, mis à part ses chefs-d’œuvre connus, lors de son séjour de quatre ans à Damas afin d’apprendre les sciences de son époque sous la guidance de Mohyi al-Din ibn ’Arabi, ce génie du Khorâssân, - ayant dans son enfance rencontré ’Attâr (qui avait dévoilé son génie à son père)-, nous a aussi laissé trois œuvres en prose.
La première, Makâtib (Les Epîtres), est le recueil de ses lettres adressées aux grandes personnalités de son temps. La deuxième, Majâles-e Sab’e (Les Sept Sermons), comme l’indique l’intitulé, est un ensemble de sept discours de Mowlavi transcrits par l’un de ses disciples. La troisième, et la plus importante sans doute, est Fih Mâ Fih, dont nous allons évoquer quelques aspects thématiques et stylistiques.
Comme la plupart des œuvres mystiques et des traités gnostiques, le style du Fih Mâ Fih, qui compte parmi les exemples de la prose persane simple et fluide du VIIe siècle, est écrit dans une langue assez riche et claire, concise et précise, vive et dynamique. En vérité, contrairement à la majorité des œuvres traduites (dont Kalileh o Demneh) ou des livres historiques (comme L’histoire de Bal’ami), les œuvres mystiques, surtout ceux remontant aux premiers temps de la genèse et du développement de ce courant au début populaire et révolutionnaire, se caractérisent par leur simplicité ainsi que par un souffle jeune et plein d’esprit.
Cette œuvre constitue un bon exemple de cette « mouvance » spirituelle qui possède de vastes et remarquables dimensions intellectuelles et langagières. Elle fut prononcée puis écrite dans une langue très proche de la langue populaire et courante. Sa langue est d’ailleurs une langue profondément poétique. Bien qu’on y trouve un nombre assez conséquent de mots arabes et d’expressions savantes, le laconisme du style et la simplicité de la syntaxe font partie des qualités qui ont rendu l’œuvre plus vivante et attirante.
Concernant les thèmes, il convient de souligner l’instabilité thématique qui existe dans chaque chapitre. La brièveté de la parole n’empêche pas le rhéteur de se confiner à un seul et simple thème ; néanmoins, l’orateur s’envole par ses mots et ses pensées, par ses idées et ses exemples, en évoquant des comparaisons et des similitudes, en utilisant des figures et des oxymores, en tirant des témoignages et des indices, et enfin, en racontant des histoires paraboliques et « évangéliques » (terme à prendre dans son sens grec originel).
Contrairement à bon nombre ou même à la quasi-totalité des orateurs religieux de son époque, Mowlavi ne donne pas de sommations ni d’avertissements pour créer une atmosphère de peur et de crainte, de révérence et d’obédience chez les croyants et les pratiquant (du moins après avoir fait la connaissance « brûlante » de Shams-e Tabrizi), mais il s’agit de quelqu’un qui encourage modestement, qui ravit implicitement, qui attise l’attention des interlocuteurs, et qui prêche la bienveillance, tout en sauvegardant la part de la raison dans ses oraisons.
Que Mowlavi se laisse entraîner par la piété et la pitié dans une rhétorique enflammée ne réduit en rien la fertilité d’une langue à la recherche d’une perpétuelle « création », ni la logique propre à Molavi, ce soufi dialecticien de l’Orient médiéval. Il se fait ainsi l’auteur d’un éloge incessant et toujours plus brillant de la grandeur divine et de l’esthétique des douleurs humaines. Ainsi, c’est l’esprit mystique du « poète » qui répond aux questions et aux doutes des auditeurs, qui interroge sans cesse la conscience de l’audience.
Un autre trait saillant de cet ouvrage duquel émane un certain esprit de silence et de sérénité, est l’absence de rimes telles qu’elles existent dans certaines œuvres littéraires de cette période, comme celles de Khajeh Abdollah-e Ansâri et certaines parties du Tazkarat al-Owliâ de ’Attâr, proche dans le style et dans la nature. Peut-être cette absence découle-t-elle de la non-continuité (du moins apparente et parfois même trompeuse) de la parole généreuse et de la pensée ingénieuse de Mowlavi, et ce à tel point que certains chercheurs ont vu des effets de « déconstruction » chez ce poète persan.
Bien entendu, le fond et la forme, ici comme dans tout autre chef-d’œuvre littéraire et artistique, sont en parfaite harmonie, mais ceci ne nous oblige pas d’attribuer cette caractéristique à une notion assez nouvelle. Il est possible de la mettre dans une relation étroite avec la nature même des discours.
Sans vouloir ici entreprendre une analyse des diverses caractéristiques et fonctions des fragments de ce texte (ce qui va d’ailleurs au-delà de notre objectif et de notre compétence), nous nous conterons de conclure que, comme l’indique Ja’far Modarres Sâdeghi, dans Fih Mâ Fih, nous rencontrons notre poète qui va au-delà des limites de ce genre limpide et liquide qu’est la poésie, pour « parler » avec aisance et penser sans borne ni rime.
Rappelons enfin que la lecture de Fih Mâ Fih, heureusement traduit en français, est absolument indispensable, à côté du Divân-e Shams et des poèmes mystiques de ’Attâr à l’atteinte d’une meilleure compréhension du Masnavi de Mowlavi.
Bibliographie :
Balkhi, Mowlânâ Jalâl al-Din Mohammad, Fih Mâ Fih, corrigé par Badi’-ol-Zamân Forouzânfar, Téhéran, éditions Namak, 2005, 200 p.
Balkhi, Mowlânâ Jalâl al-Din Mohammad, Maghâlât-e Molânâ (Fih Mâ Fih), corrigé et préfacé par Ja’far Modarres Sâdeghi, Collection Relecture de chefs-d’œuvre, Téhéran, éditions Markaz, 1999, 206 p.
Fattâhiân, Fâezeh, Jân-e no bin dar tan-e harf-e kohan (Etude de la déconstruction dans le Fih Mâ Fih de Mowlavi), revue Livre littéraire de mois, n° 121 (numéro spécial consacré à Mowlânâ), novembre 2007, pp. 42-50.