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Diététique traditionnelle
La notion de chaud et de froid liée à la nature des aliments
Dans mon enfance, les mères iraniennes soignaient leurs enfants en suivant les prescriptions des hakim, les médecins traditionnels. Quand je venais me plaindre d’avoir une éruption de boutons ou mal à la gorge, ma mère avait coutume de me dire : « Shahla, tu as encore mangé trop de dattes, de gâteaux ou de chocolat. Vous, les enfants, mangez beaucoup trop de garmi (aliments de nature chaude). Si tu veux guérir, tu dois manger des aliments sardi (de nature froide) ». Elle me préparait alors des tisanes à l’extrait de chicorée ou à la graine d’armoise. Par contre, quand je mangeais du poisson ou de la pastèque, réputés aliments froids, elle me donnait, pour équilibrer leurs effets, des aliments chauds, comme de l’extrait de menthe au sucre candi ou des confiseries, qui empêchaient d’avoir mal à l’estomac.
Nos parents buvaient une tisane de valériane ou de bourrache pour chasser un état dépressif, de la fleur d’oranger quand ils avaient des insomnies, de l’essence de fleurs de saule pour les problèmes cardiaques, de bourrache pour les propriétés calmantes de son tanin. Les femmes nettoyaient leur visage avec de l’eau de rose, et nous buvions son eau distillée pour la fraîcheur qu’elle nous apportait. Dans les cérémonies de mariage, on servait du thé au safran, dont les effets antidépresseurs donnaient aux invités l’envie de s’amuser.
Nos grands-mères utilisaient les médicaments naturels d’autrefois, dont elles avaient lu les effets bénéfiques dans les livres des hakim, qui conseillaient à chacun de bien connaître les besoins de son organisme, de manière à maintenir l’équilibre indispensable entre le chaud et le froid par des aliments appropriés. Après mon premier accouchement, ma grand-mère m’avait préparé du kâtchi, mélange de farine revenue dans du beurre, de sucre candi, de cardamome et d’eau de rose, comme il était d’usage à l’époque pour rendre des forces à la jeune mère.
A Ispahan, la belle-mère de ma cousine préparait le godâkhteh pour les femmes qui venaient d’accoucher, mélange de pistaches, d’amandes, de noix, de noisettes, de noix de coco et de dattes, le tout râpé et mélangé à la farine revenue dans du beurre comme une pâte de pain puis coupé en morceaux. C’était l’équivalent des barres énergétiques consommées de nos jours ! Elle recommandait aussi de badigeonner les cheveux d’un mélange de poudre de pois chiches et de feuilles de myrte au jaune d’œuf, pour les fortifier.
Irân Khânum, la grand-mère de mon époux avait appris, par son père qui était hakim à Shirâz, à confectionner des médicaments à partir de plantes naturelles. Elle n’avait pas son pareil pour guérir toutes sortes de maladies, y compris celles du cuir chevelu, très répandues dans la région à son époque.
Depuis Avicenne (Ibn Sinâ) la notion de chaud et de froid dans la nourriture – qui établit un lien entre équilibre du tempérament de l’individu et nature chaud/froid des aliments - est bien connue en Iran et semble encore très répandue, comme l’illustre le témoignage ci-dessus, même si les progrès de la médecine moderne tendent à en minorer à présent l’importance.
La nature chaude ou froide d’un aliment, devant être comprise ici comme l’apport énergétique d’un aliment à la température du corps, n’a rien à voir avec le fait qu’un aliment soit consommé cuit ou cru. L’exemple classique pour bien comprendre ce qu’est la nature d’un aliment est celui du piment - et de la plupart des aliments épicés - qui est de nature chaude. Mangez-en et vous sentirez le piment vous brûler la langue et l’œsophage, vous allez avoir chaud. La pastèque au contraire va vous donner une sensation de fraîcheur. Cet aliment est de nature froide.
Par conséquent, une personne au visage rouge, ayant de fréquentes bouffées de chaleur, devra plutôt manger des aliments de nature froide et éviter les aliments de nature chaude. Au contraire, une personne au teint pâle, ayant souvent froid, devra plutôt consommer des aliments de nature chaude et éviter les aliments de nature froide.
Une étude, réalisée il y a une vingtaine d’années par la Faculté de médecine de Shirâz auprès d’un groupe de femmes accompagnant des patients dans les cliniques de la Faculté, montrait que ces notions de diététique traditionnelle sont encore très populaires. Les 610 femmes interrogées disaient toutes connaître ces notions de chaud/froid dans les aliments. 70% d’entre elles les pratiquaient au quotidien, 30% les prenaient en compte seulement dans quelques cas précis. Elles ont su déterminer d’une manière cohérente les symptômes pathologiques pouvant résulter de l’absorption trop importante d’aliments en fonction de leur nature chaude ou froide. Par exemple, elles pensaient, à 90% d’entre elles, qu’un visage rouge, des nausées, des sensations de chaleur, l’apparition de boutons d’acné ou d’un mal de gorge, par exemple, étaient provoqués par la consommation d’aliments chauds (garmi) alors qu’elles attribuaient une abondante sécrétion salivaire, la présence d’aphtes gingivaux, la pâleur du visage, des douleurs cardiaques ou un essoufflement anormal, à l’absorption d’aliments froids (sardi). A peu près la même proportion des femmes interrogées compensait l’apparition de ces symptômes par une alimentation contraire (chaud ou froid en fonction des symptômes).
Sachant que toute tradition tire son origine d’un raisonnement plus ou moins rationnel, d’une observation scientifique ou d’un fait historique, il est intéressant, pour bien les comprendre, de voir d’où proviennent ces convictions et pratiques traditionnelles. Bien avant Avicenne, Hippocrate, dans la Grèce antique, avait décrit cet antagonisme chaud/froid dans les aliments, dans sa Théorie des humeurs. On retrouve ces mêmes principes dans certaines médecines traditionnelles d’Inde et de Chine, encore plus anciennes. La médecine traditionnelle chinoise nomme Energie Yang l’énergie apportée à l’organisme par les aliments de nature chaude, et Energie Yin celle apportée par les aliments de nature froide.
Cette Théorie des humeurs déterminait quatre éléments primordiaux présents dans la nature, à savoir le feu, l’eau, la terre et l’air, caractérisés par leurs qualités propres : le feu est par nature chaud et sec, l’air est chaud et humide, la terre est froide et sèche, l’eau est froide et humide. (L’Ayurveda, médecine indienne chez les Musulmans d’Hyderabad, dont la tradition remonterait à 2500 avant l’ère chrétienne, prend en compte un cinquième élément, l’éther).
A chacun de ces éléments, correspond, dans le corps humain, considéré comme le reflet miniature de l’univers, quatre humeurs ou fluides :
-Le sang, correspondant à l’air, chaud et humide, est produit par le foie et reçu par le cœur. Il détermine l’humeur gaie et chaleureuse de chaque individu,
-La lymphe (ou phlegme), correspondant à l’eau, froide et humide, est rattachée au cerveau. Elle détermine le caractère flegmatique de l’individu,
-La bile jaune, correspondant au feu, chaud et sec, est produite par le foie. Elle est à l’origine d’un caractère anxieux,
-L’atrabile (ou bile noire), venant de la rate, correspond à la terre, froide et sèche. Elle est responsable d’un caractère mélancolique.
Selon leur prédominance dans l’organisme, ces humeurs vont déterminer les quatre tempéraments fondamentaux de l’homme. Voilà pourquoi le sanguin est d’humeur gaie, le flegmatique est calme et imperturbable, le bilieux est enclin à la colère, l’atrabilaire est triste et chagrin.
Toujours selon cette théorie des humeurs, les maladies sont la conséquence d’un déséquilibre interne de l’organisme entre les quatre humeurs, fluides qui sont naturellement en proportion égale lorsque l’état de santé est bon. Lorsque les quatre humeurs ne sont pas en état d’équilibre chez un individu, celui-ci tombe malade et le reste jusqu’à ce que l’équilibre ait été rétabli. Trop de flegme dans le corps, par exemple, provoque des troubles pulmonaires, l’organisme tente de tousser et de cracher le phlegme pour rétablir l’équilibre. La méthode thérapeutique d’Hippocrate avait pour but de rétablir cet équilibre, en utilisant, par exemple, le citron dont on pensait qu’il était bénéfique lorsque le flegme (la lymphe) était surabondant.
En Iran, ces croyances relatives aux différents tempéraments ayant été transmises oralement de générations en générations, de nombreuses modifications et interprétations ont eu lieu au fil du temps. La théorie des humeurs est tombée progressivement dans l’oubli. De nos jours, seule subsiste la croyance encore populaire de l’importance du caractère chaud ou froid des aliments sur le métabolisme de l’organisme humain.
Au cours de l’étude réalisée à Shirâz, une liste de 84 aliments avait été distribuée à chacune des femmes interrogées. Il leur avait été demandé de les classer par nature, chaude, froide, très chaude et très froide.
Voici la liste des aliments considérés par la grande majorité des femmes interrogées comme étant de nature très chaude ou de nature très froide, faisant plus grand consensus que la nature simplement chaude ou froide des aliments. Sachant que seuls la croyance et le ressenti de chacune établissent ce classement, aucun élément scientifique ne pouvant, on l’aura compris, garantir le caractère chaud/froid de tel ou tel aliment, le lecteur peut avoir un avis différent. Ce qui nous semble intéressant dans ce classement, c’est l’opinion d’une majorité d’un échantillon important (610 femmes) ainsi exprimée :