N° 77, avril 2012

Survol de l’histoire de la médecine
irano-musulmane traditionnelle


Arefeh Hedjazi


Diagramme pour le diagnostic par le pouls, dans une copie du Mujiz d’Ibn al-Nafis sur le Canon d’Avicenne du copiste Ibrâhim Hosseini Nourbakhshi. La copie n’est pas datée (probablement XVIIe siècle)

La médecine islamique traditionnelle peut être considérée comme l’ancêtre direct de la médecine moderne, car elle est située au croisement du savoir médical antique et moderne qu’elle a hérité des différentes écoles de médecine antiques ; en outre, ses progrès importants en matière de découvertes médicales ont permis la naissance de la médecine moderne. Il faut préciser qu’elle fut également nommée "médecine méditerranéenne", "médecine grecque" et "médecine arabe", car son aire s’étendit sur tout le territoire islamique, y compris les bords de la Méditerranée et qu’elle fut, au début, inspirée entre autres de la médecine grecque ancienne. L’arabe ayant été durant plusieurs siècles la langue scientifique des pays musulmans, on la nomme également "médecine arabe". Cette médecine est "traditionnelle", comparée à la médecine moderne, mais en soi, c’est elle qui est à l’origine de la médecine moderne en tant qu’ensemble systématisé de savoir médical appliqué dans le cadre d’un système sanitaire organisé et hiérarchisé dans tous les territoires musulmans.

La médecine traditionnelle irano-islamique puise ses sources dans une multitude de "médecines" et s’est basée à l’origine sur la "médecine du Prophète". Elle a commencé à être dès le VIIIe siècle, où les premiers médecins musulmans commencèrent à établir les piliers de ce système médical, en s’investissant dans la traduction et l’étude des corpus de savoir médical des civilisations conquises par les musulmans ou avoisinant les territoires musulmans. Ainsi, la médecine islamique s’établit d’abord sur la base d’un corpus international, traduit en arabe. On peut en particulier citer les traductions des ouvrages médicaux grecs et syriaques. Avicenne entre autres s’est notablement inspiré de ce corpus gréco-syriaque. De façon générale, la plupart des ouvrages traduits ou rédigés durant ces deux premiers siècles furent inspirés, en particulier pour l’anatomie et la dissection, de la médecine grecque et syriaque, et par la suite, la tradition médicale islamique elle-même. On peut citer par exemple la consignation dissertée et développée de l’état du patient par les médecins musulmans de cette période, qui suivaient ainsi une méthode établie par Galien.

De façon générale, les six écoles de médecine suivantes ont été assimilées par la médecine islamique et développées dans le cadre de cette médecine qui en fit le matériau de base de son propre corpus :

- l’école médicale de Jondishâpour

- la médecine grecque (médecine de Galien)

- la médecine syriaque

- la médecine d’Alexandrie dont le corpus était en langue copte

- la médecine Al-Nabi ou médecine du Prophète dont le corpus a été rassemblé à partir des hadiths et de la Sira du Prophète, en particulier dans le recueil de hadiths Sahih de Bokhâri

- la médecine indienne

A ses débuts, la médecine islamique fit un grand usage de la médecine grecque. La théorie des humeurs de la médecine islamique est par exemple inspirée de la médecine grecque et c’est pourquoi, dans l’Asie de l’Est, cette dernière est assimilée à la médecine islamique. Ceci dit, il ne faut pas oublier la contribution des autres écoles médicales citées plus haut à la fondation de la médecine islamique. Le livre Ferdows-ol-Hekmat, d’Ali Ibn Rabban Tâheri rédigé en 850, est ainsi un bon exemple de l’influence de la médecine indienne sur la médecine islamique.

Ces sources étrangères mises à part, la médecine islamique s’est aussi et surtout nourrie de la médecine iranienne proprement dite, déjà bien développée au moment de l’invasion musulmane. Effectivement, l’histoire des sciences médicales en Iran est longue et remarquable et remonte au moins, de façon déjà bien élaborée, aux périodes achéménide, arsacide et sassanide. Le livre saint du zoroastrisme, l’Avestâ, contient de nombreuses indications médicales, parfois sous forme d’histoires courtes. La mythologie iranienne donne le titre de premier médecin à un homme du nom de "Trita". Dans l’Iran préislamique, sur la base des indications zoroastriennes, les traitements se faisaient par une médecine du corps et de l’esprit simultanée. L’école d’Ekbâtân est l’une des autres écoles médicales antiques iraniennes dont on dit qu’elle a été fondée cent ans après la disparition de Zoroastre par l’un de ses élèves appelé Se’nâpour Ahoum Satout. Ce dernier traitait les malades en collaboration avec une centaine de ses propres élèves.

Canon d’Avicenne, édition de Gentile da Foligno, Venise, 1520

Le système médical islamique, le plus moderne de l’époque, était alors célèbre pour la qualité de ses diagnostics et remèdes durant le Moyen-âge, où les systèmes de santé d’aucune autre civilisation n’étaient aussi élaborés. Les bases de ce système de santé islamique avaient été mises en place bien avant la naissance de l’islam dans la fameuse Académie de Jondishâpour. L’école médicale de Jondishâpour avait été bâtie sur l’ordre du roi sassanide Shâpour Ier (241-271) par les prisonniers de guerre romains et grecs et soulignait l’épanouissement des sciences médicales en Iran antique. Durant les VIIe et VIIIe siècles, cette académie médicale, bénéficiant de l’expérience et de l’enseignement de grands médecins ou même de familles de médecins iraniens, eut un rôle primordial dans l’avancée de la médecine islamique. Parmi les enseignants de cette école, on peut citer les membres de la famille Bakhtishou’, qui enseignèrent 259 ans durant, ou la famille Massouyeh (père et fils), chrétiens nestoriens, qui contribuèrent tous à l’enrichissement de la médecine islamique. Dans cette école, de nouvelles méthodes pharmacologiques étaient régulièrement développées et le savoir médical provenant des autres civilisations complété avec les théories et les nouvelles découvertes. Jondishâpour était une école indépendante ayant permis de façonner une médecine irano-islamique riche et dynamique qui dépassa très vite l’héritage des médecines antiques.

Diagramme de l’œil et du système visuel dans une copie de l’épitomé Mujiz d’Ibn al-Nafis sur le Canon d’Avicenne, du copiste Ibrâhim Hosseini Nourbakhshi. La copie n’est pas datée (probablement XVIIe siècle)

La famille Bakhtishou’ continua l’enseignement de la médecine jusqu’à la fin du IIe siècle de l’Hégire (XIIIe siècle). Les membres de cette famille enseignaient principalement la médecine grecque à l’académie médicale de Jondishâpour et c’est grâce à eux que les ouvrages de Galien ou d’Hippocrate furent traduits en arabe par de grands traducteurs comme Hanin Ibn Eshagh Ebadi Massihi. De nombreux ouvrages de médecine indienne furent également traduits à la même époque d’abord en pahlavi puis en arabe, à citer comme exemple le Kanga ou Menca indien, qui faisait partie du corpus enseigné à Jondishâpour. Des livres de médecine syriaque furent également traduit du syriaque en arabe durant les VIIIe et IXe siècles par des traducteurs tels que le syriaque Serjiss Ra’s-ol-’Eyn.

Dès le IXe siècle, les médecins musulmans avaient étudié de façon exhaustive les médecines grecques, indienne, iranienne et syriaque. En 880, quand le grand médecin iranien Razès entra dans Bagdad, il eut immédiatement accès au remarquable corpus d’ouvrages médicaux traduits de d’autres langues. D’autres grands médecins musulmans comme Al-Kindi, Al-Kanani, Yahya Ibn Massouyeh, la famille Sabet Ibn Ghoreh ou Hanin Ibn Eshagh, bénéficiant de ce même fonds théorique, purent développer la médecine islamique qui sortit de l’enfance et devint elle-même le phare de la médecine mondiale, sous l’égide de génies de taille comme Razès ou Avicenne, que l’on connaît en particulier pour ses deux chefs-d’œuvre Al-Shifâ’ et Ghânoun (Le Canon). Ce dernier ouvrage est une encyclopédie médicale, qu’Avicenne a rédigée sur le modèle du Al-Hâvi de Razès, qui eut un grand succès en Orient et en Occident et qui fut traduit d’abord en grec et latin, puis en d’autres langues. Un autre grand médecin du monde musulman est Eshagh Ibn Ali Ibn Issa auteur d’Adab al-Tabib. Ce dernier estimait que chaque étudiant en médecine devait suivre une seule branche médicale car personne ne serait capable d’appréhender l’ensemble de la médecine.

Les branches les plus développées de la médecine islamique étaient l’ophtalmologie, l’orthopédie, la chirurgie et l’angiologie. En 981, le premier "hôpital" au sens moderne du terme fut inauguré à Bagdad. Cet hôpital, ancêtre des hôpitaux modernes, comprenait des sections séparées les unes des autres, en chirurgie, orthopédie, angiologie, ophtalmologie, etc. Parmi d’autres importants hôpitaux du monde musulman qui furent en service plusieurs siècles et contribuèrent au développement de la santé publique dans le monde musulman, nous pouvons également citer l’hôpital Noureddin à Damas (fondé en 1154) ou l’hôpital Mamlouk al-Mansour au Caire (fondé en 1284), dans lequel des chambres spéciales étaient prévues pour les patients de la section psychiatrique.

Manuscrit arabe datant de 1200 intitulé Anatomie de l’oeil, dont l’auteur est al-Mutadibih

Chaque grand hôpital faisait également office d’université médicale, les Dar-ol-Shafâ (littéralement : "maison de guérison"), tel qu’on les nommait. Les étudiants en médecine pouvaient y entendre les avis médicaux d’Hippocrate, de Galien ou connaître les grandes écoles médicales d’Asie durant les cours théoriques tenus dans les salles de classe prévues à cet effet ou les cours pratiques dans les chambres des patients. Dès cette époque, l’enseignement de la médecine fut autant pratique que théorique. Les médecins enseignants se plaçaient à côté des lits des patients, expliquaient l’état du malade et le traitement qu’ils prévoyaient et qu’ils appliquaient, puis répondaient aux questions éventuelles. Après avoir terminé ses études et passé un examen, l’étudiant recevait un certificat lui permettant d’exercer le métier de médecin. Et durant toute sa carrière, son travail était régulièrement contrôlé par un bureau de moralité du nom de Hisba. Le préfet était le chef de ces bureaux et contrôlait l’éthique professionnelle, entre autres, des médecins. En 931, sur l’ordre de Moghtader, le calife abbasside, une association de médecine fut établie pour la régulation des affaires relatives aux médecins et à leurs carrières. Le grand médecin Sanan Ibn Sâbet fut choisi à sa tête. Ce dernier était responsable de la délivrance des autorisations de travail aux médecins selon leur spécialité. Ainsi, chaque médecin n’avait le droit que d’exercer sa propre spécialité. A cette époque, rien que dans la seule ville de Bagdad, il y avait 860 médecins en exercice, sans compter les médecins fonctionnaires de l’Etat. On tenait également des réunions durant lesquelles les médecins se consultaient mutuellement au sujet des différentes maladies, ce qui aidait à éviter les erreurs. C’était généralement le plus expérimenté qui guidait la discussion et le plus jeune était responsable de la rédaction du rapport de la réunion.

Le médecin iranien Râzi dans le Recueil des traités de médecine de Gérard de Crémone, 1250-1260

Dans la médecine islamique, le traitement n’était pas uniquement focalisé sur l’organe malade. Le médecin examinait le patient avec minutie, et prenait même en compte des détails tels que ses inquiétudes personnelles, sa façon de vivre, ses habitudes et son passé médical. Autrement dit, la médecine traditionnelle islamique était globalisante dans sa façon d’aborder la maladie. Dans le système médical musulman, les médecins étaient tenus de suivre des principes d’éthique professionnelle basés sur le serment d’Hippocrate. Le médecin n’avait pas le droit de tuer un patient avec un médicament ou aider à la mise à mort de quelqu’un. La pratique de l’avortement était également interdite. De plus, il était tenu de respecter le secret médical. Les médecins étaient tenus de porter des vêtements blancs et très propres et garder très courts leurs cheveux et leurs ongles. Le traitement des malades pauvres avait une importance particulière et valorisait le médecin. Ibn Abi Assib cite le nom de 450 médecins qui recevaient gratuitement les patients.

Dans le système médical traditionnel islamique, une relation psychologique importante s’établissait entre le médecin et son patient. Les médecins étaient les détenteurs des secrets de leurs patients et devaient se montrer à la hauteur de cette confiance qu’on leur faisait, et qui était considérée comme un élément important dans le processus de guérison. De façon générale, la médecine islamique, comme la médecine grecque, accordait beaucoup d’attentions aux éléments indirectement liés à la maladie, tels que l’air et le climat, le repos, l’excitation, une bonne nutrition, le sommeil, etc. On conseillait aux malades de garder la juste mesure dans le respect de ce genre de détails pour se tenir en bonne santé. Ces éléments étaient considérés comme des éléments psychologiques ou « volonté de l’égo ». Par exemple, tous les médecins conseillaient à leurs patients d’éviter trop d’excitation, ainsi que l’obésité. Ils rappelaient également que la peur provoque la mauvaise humeur. Finalement donc, l’attention du médecin se portait autant sur la psyché du malade que sur son corps et le premier à avoir théorisé l’usage de méthodes "psychologiques" dans la guérison de maux physiques est Razès. Ainsi, la psyché était également étudiée et éventuellement soignée. Parmi les grands ouvrages de la médecine islamique en la matière, on peut citer le traité d’Eshagh Ibn Emran, médecin de cour au Caire au Xe siècle, sur la mélancolie, qu’il aborde en tant que maladie mentale. Dans ce livre, l’auteur insiste notamment sur le rôle de la musique dans le traitement de la mélancolie.

Illustration d’instruments du médecin musulman médiéval Abulcasis, Kitâb al-Tasrif

Les avancées de la médecine islamique furent remarquables, en particulier durant son âge d’or (Xe-XIIe siècle). C’est durant cette période que les sciences islamiques atteignirent un tel niveau de maturité qu’elles n’étaient pas seulement indépendantes, mais aussi critiques par rapport aux sciences antiques, capables désormais de les réformer ou compléter.

De façon générale, la collaboration des Iraniens et des Arabes musulmans dans le développement de la médecine au niveau international fut remarquable, par exemple, la description donnée par le médecin iranien Esmâ’il Jorjâni Khârazmi de l’irrigation des poumons par le sang date de quatre siècles avant les découvertes en la matière de William Harvey. Les découvertes faites par la médecine islamique en matière de diagnostic et de description des pathologies sont également remarquables. Le développement de la médecine islamique durant le Moyen Age est à étudier en particulier dans les cinq domaines de la médecine appliquée, l’organisation d’un système hospitalier réparti sur l’ensemble des territoires islamiques, la pharmacologie, la chirurgie et l’ophtalmologie. Le livre Canon d’Avicenne est un modèle de l’organisation du système médical islamique traditionnel.

Dans les domaines hospitalier et pharmacologique, les progrès furent notables, en particulier durant l’âge d’or de la civilisation islamique. Abolghâssem Zahrawi, connu en Occident sous le nom d’Aboulcassis, médecin andalou (mort en 1013), est l’une des grandes figures de la chirurgie islamique. Il rédigea son chef-d’œuvre consacré à la chirurgie intitulé Al-Ta’rif en 30 chapitres. Comme les maladies ophtalmologiques étaient courantes en Mésopotamie et en Egypte, ces deux régions furent celles qui connurent les plus grands progrès en matière d’ophtalmologie.

Manuscrit du Canon d’Avicenne

La médecine du Prophète (Teb-ol-Nabi) est basée sur les hadiths et paroles du prophète Mohammad. Contrairement aux médecines traditionnelles grecques ou autres, ce système médical est basé sur la connaissance de soi et l’introspection. Cette médecine s’est développée suite à la propagation des croyances islamiques. Les plus célèbres corpus en la matière est le Sahih de Bokhâri dans lequel 80 chapitres rapportent les réponses du Prophète aux questions posées en matière de santé. Bokhâri a divisé ce livre en deux parties : la première consacrée aux maladies, la deuxième à la guérison, qui s’inscrit en particulier dans le cadre des notions spirituelles et sociales telles que la connaissance de Dieu, la morale individuelle et sociale, les règles de la santé publique, les médicaments, la prévention des maladies et la prévention du mal. Cette médecine, dans ses ramifications et conséquences, contribua notablement au développement de la médecine dans le monde musulman.

Finalement, la médecine traditionnelle islamique donna la place à la médecine moderne, dont elle avait préparé la voie, mais elle continue d’exister dans le cadre d’une forme de médecine "traditionnelle et familiale" dans tous les pays musulmans. De plus, l’intérêt grandissant pour des traitements plus "naturels" a reporté l’attention sur des branches de cette médecine ancienne et ignorée, telles que la pharmacologie ou la prévention.

Bibliographie :
- Mahmoud Najmâbâdi, Târikh-e pezeshki Irân va Jahân-e eslâm (Histoire de la médecine en Iran et dans le monde musulman), Téhéran, Bank-e Ettela’ât-e Târikh-e pezeshki-e Irân, 2011.
- Gholâmrezâ Nourmohammadi, "Negareshi be mafhoum-e tebb-e eslâmi" (Regards sur la notion de médecine islamique), revue Howzeh-ye Pajouhesh, n°17 et 18, cinquième année.
- Rahim Farrokhniâ, "Tebb-e eslâmi va jâygâh-e ân dar miân-e nezâmhâ-ye bozorg-e tebb-e sonnati", revue Meshkât, n° 81, hiver 2003.
- Seyyed Ja’far Mortezâ ’Ameli, Adâb-e tebb va pezeshki dar eslâm bâ mokhtassari az târikh-e tebb (Ethique de la médecine en islam et petite histoire de la médecine), ouvrage à consulter sur le site tim.ir, site de l’Association iranienne de médecine traditionnelle.


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