|
7ème rencontre inter-religieuse au monastère des Bénédictines
Les visages pluriels de nos religions
Belloc, le 11-12 novembre 2006
J’aimerais débuter mon intervention par une anecdote racontée par Rûmi, célèbre soufi de l’islam :
Une personne donna un dirham à quatre indigents. Le Persan proposa de le dépenser pour acheter du angûr (littéralement, le raisin). L’Arabe rétorqua, disant qu’il préférait le ’enab (qualifiant le raisin à son tour). Le Turc, s’opposa à l’un comme à l’autre, manifestant son choix pour le ozûm (le raisin dans sa terminologie turque). Le Byzantin quant à lui, insista sur l’achat de stafîl (le raisin, une fois de plus). Parce que le sens des mots leur échappait, ils se déchirèrent les uns les autres. Un sage qui passait par là, averti de l’unique signification de ces mots, prit le dirham, acheta du raisin et concilia les quatre protagonistes. Et Rûmi de conclure, que le « désaccord des hommes est provoqué par les noms. La paix advient quand ils parviennent au sens. » [1]
Chaque nom, ou d’une manière générale chaque forme, est porteur d’une identité qui le détache du sens tout en le désignant. Le sens peut cependant éclore en présence d’un tiers unificateur. Prenons une image simple : les prénoms des membres d’une même famille les différencient, le sens de la solidarité familiale les réunit.
Avant d’insister sur les noms et les formes qui sont par nature apparentes et visibles, il est primordial de s’attacher au sens, à une réalité plus sublime, foncièrement invisible, mais qui de surcroît nous rassemble.
La question ici est de savoir ce qui définit le sens et la réalité religieuse qui nous réunit autour de cette rencontre inter-religieuse !
Le sens et la réalité essentielle de toute religion sont communément désignés en islam par le terme gheyb ; une traduction appropriée serait « ordre suprasensible ». Dès les premiers versets du Coran (2:3), cette notion est désignée comme condition préalable de toute profession de foi. Mais, entendons-nous, il s’agit bien d’une présence invisible certaine. Comme sa racine ghaba laisse entendre, cette invisibilité ne signifie pas pour autant son absence, mais est plutôt, le reflet de son omniprésence.
Ainsi, l’homme de foi est en quête perpétuelle d’une réalité invisible et infinie. Le fini quête l’union avec l’infini, le temporel avec l’éternel, la créature avec le Créateur ou, selon le langage coranique, le monde visible (shahâdat) communie en « présence » de l’Invisible (gheyb). « Où que vous soyez, il est avec vous. » [2] (57:4) nous dit le Coran.
Traditionnellement, deux voies coexistent pour sonder le gheyb : celle que les philosophes s’emploient à suivre d’une part, et celle des prophètes et gnostiques d’autre part ; la voie des philosophes est une voie de connaissance rationnelle, celle des prophètes et gnostiques, est révélation (wahy’) pour les uns, et connaissance par le dévoilement intuitif (kashf) ou inspiration (ilhâm’) pour les autres. Si la première est voie d’accès à l’Invisible par un effort ascendant des philosophes, la deuxième voie est descendante, rendant manifeste aux prophètes et gnostiques la révélation de l’Invisible. Les prophètes et les gnostiques sont les hôtes de la révélation divine.
Aussi, la rencontre de l’homme avec Dieu se fait à mi-chemin [3] (monâzalat) selon la terminologie employée par Ibn ’Arabi. L’homme, dans un mouvement ascendant, se spiritualise dans sa foi en Dieu, et Dieu, par un mouvement descendant, s’épiphanise en l’homme par Sa Miséricorde (rahmat).
La quintessence de toute religion réside précisément dans cette rencontre croisée et subtile avec Dieu. L’homme de foi, épris d’un désir ardent, reste éternellement en quête de l’Invisible, de la Réalité ultime, qui est aussi loin que proche de lui ; loin par Son Essence insaisissable, proche par Son attribut, le Tout-Miséricordieux, ar-Rahmân. L’homme, conscient de sa séparation avec son origine céleste, anime en lui le désir d’union avec son Seigneur. Et c’est dans cet étroit laps d’éternité que se renferme la douleur de l’amour divin.
’Attâr, célèbre soufi et poète persan, synthétise cet étrange état par une image fort saisissante :
« Connais-tu la raison de tant de douleur ?
Un moustique ne peut guère coexister avec le vent,
L’ombre quête éperdument l’union avec le soleil, en vain !
Voilà une passion impossible !
Bien que cela soit une évidence,
L’ombre n’a d’autre tâche que de penser à l’inaccessible. » [4]
La passion impossible et la douleur qu’elle enfante, selon Hâfez, autre poète soufi persan, est traduite en termes de longue « Nuit de Séparation » :
« Le long récit de la Nuit de Séparation n’est pas la plainte sur l’état [éphémère de l’amant],
Car l’expression d’une parcelle de ce récit exige cent traités. » [5]
De toute évidence, la réalité de la foi demeure à jamais indescriptible ; elle n’a ni statut, ni définition, ni forme, et siège pourtant dans le tréfonds invisible (gheyb) de l’être humain ; dans un lieu du non-lieu (lâ makân) où il n’existe aucun intervalle entre les noms et les sens ; c’est le lieu unifiant où réside subtilement une foi sans limite et sans forme.
Si le sens nous rappelle le monde suprasensible et invisible, la forme nous ramène au règne du sensible et du visible. Si le monde sensible est le mazhar, le lieu épiphanique du monde invisible, la forme est le lieu de manifestation du sens. En réalité, chaque fois que nous essayons de percevoir l’univers du sens, nous sommes confrontés à des concepts ou à des réalités subtiles qui, a priori, échappent totalement à notre appareil perceptible. C’est notamment grâce à la forme (les mots, les images, les gestes, les rites...) que le sens peut se manifester et que nous pouvons le discerner. Le sens est si subtil qu’il n’est sensible (mahsûs) sinon par la forme intelligible (ma’qûl). Le sens arrive comme « la brise printanière », dit Rûmi, il « fait mouvoir arbres, verdures, roseraies, fleurs, sans lesquels tu ne peux contempler la beauté du printemps qui n’est pas visible dans la brise elle-même. » [6]
Par une analyse similaire, dans un langage énigmatique, Ibn ’Arabi nous dit :
« Il est propre aux créatures de n’adorer que ce qu’elles croient de leur créateur. Aussi, n’est adoré qu’une créature [de notre propre croyance et imagination]. (…) Car en vérité, tout vient de vous-même (les créatures). La preuve est dans l’énoncé [que doit constamment formuler le croyant] : Allah-o-Akbar (Dieu est le plus grand), qui signifie qu’Il est au-delà de Sa manifestation dans les formes créaturelles.
Si le Signe’ ne se manifeste pas le jour de la Résurrection, personne ne pourra Le connaître » - allusion est faite par Ibn ’Arabi au hadith suivant : « Le Jour de la Résurrection, Dieu se manifestera aux croyants mais non dans une forme qu’ils s’imaginent. Ne reconnaissant pas cette forme ni le Signe, ils la refuseront. Puis demanderont refuge auprès de Dieu lui-même. Et Dieu, par Sa Miséricorde, se manifestera autrement, selon la forme à laquelle ils se sont accoutumés, et Le reconnaîtront enfin ». Ibn ’Arabi commente ce hadith en ces termes : « Ce jour là, Dieu sera à la fois connu et inconnu. Et tout adepte d’une opinion contredira l’adepte qui l’avait contredit, et approuvera celui qui l’avait approuvé tandis que lui-même est l’adorateur d’une idole (’abid wadhanin). Alors que c’est Lui, en réalité, le Gardien et le Confident [de toute croyance].
Observe bien combien cela est étonnant, et combien ce secret est évident : le Bien-Gardé (mahfûz), devient à son tour, le Gardien (hâfez) qui s’exprime en faveur d’un adorateur autre que Lui-même. Mais en réalité Lui est Lui, et personne d’autre que Lui. Certes, Son statut est ignoré, le reniement est avéré, la vérité apparaît au grand Jour telle qu’elle est, le voile tombe, le représentant [du culte] (sâis) proteste, alors que c’est lui le pauvre, le malheureux. » [7]
Ce texte, malgré sa complexité, résume dans sa brièveté deux notions essentielles et simples à la fois :
- Premièrement, il s’agit de concilier la diversité des formes de croyance avec l’unicité existentielle de la Réalité divine. La diversité des croyances est sous l’angle d’une métaphore, à l’image des multiples miroirs au regard du soleil. Si le soleil est unique, les images du soleil sont multiples. Toutes les croyances reflètent en définitive la foi en Dieu. L’image du soleil peut toutefois, dans un miroir, être déformée, voire obscurcie ; l’adoration de l’homme croyant est une adoration réduite et limitée. Même si la Réalité divine est présente dans chaque croyance, le croyant n’est pas plus, en somme, selon les termes d’Ibn ’Arabi, qu’un adorateur de sa propre imagination de la Réalité Absolue. Un verset coranique, adressé aux gens du Livre (ahl-e ketâb), évoque la multiplicité des croyances comme mode de participation d’une volonté divine préétablie, afin d’éprouver l’homme et de l’encourager dans les bonnes actions :
« Si Dieu l’avait voulu, il aurait fait de vous une seule communauté. Mais il a voulu vous éprouver par le don qu’il vous a fait. Cherchez à vous surpasser les uns les autres par les bonnes actions. Votre retour, à tous, se fera vers Dieu ; il vous éclairera, alors, au sujet de vos différends. » [8] (Coran, 5:48).
- Deuxièmement, la foi, évidemment informelle et invisible en soi, est la cause de toute forme extérieure et visible des religions (rituels ou édifices religieux...). Toutes les croyances sont le « lieu » où la Réalité divine se manifeste. De sorte qu’en l’absence de cette Réalité, la dimension extérieure de la religion serait vide de sens. A contrario, sans la forme, la Réalité divine ne pourrait se manifester. D’une manière générale, l’émergence de toute forme est postérieure au sens, et son rôle consiste à le rendre visible : les noms prennent naissance après l’existence des nommés.
Toutefois, l’existence du monde subtil et suprasensible reste totalement autonome par rapport à la forme. La forme représente la « sur-face » sur laquelle le sens peut se manifester et être connu. Elle ne peut refléter le sens dans sa plénitude. La forme tantôt contient le sens, tantôt le sens se dérobe à la forme, si bien qu’il demeure toujours une part invisible et inconnue du sens que la forme ne peut circonscrire.
En définitive, nous ne connaissons les réalités du sens qu’à travers leurs formes de manifestations extérieures (les rites, les mots, les images, etc.), et paradoxalement, ces dites formes montrent le sens et le voilent en même temps. La Réalité ne peut se révéler que voilée. « Chaque fois que l’imagination (ou l’illusion) se dissipe, et que les vérités se montrent sans voiles, c’est la Résurrection » [9] dit Rûmi.
Je voudrais conclure mon intervention sur les propos du Maître au sujet de la forme et du fond des rituels religieux, en particulier la prière (salât, littéralement, lien entre Dieu et Son serviteur).
Quelqu’un demanda : « Existe-t-il un chemin plus court que la prière pour approcher Dieu ? » Rûmi répondit : « Encore la prière. Mais la prière n’est pas seulement cette forme extérieure. Ceci est le « corps » de la prière ; la prière formelle comporte un commencement et une fin, et chaque chose qui implique un commencement et une fin est un corps. Le takbir (la formule Allah-o-Akbar - Dieu est le plus grand) est le début de la prière, et le salâm (le salut à tous les prophètes et les saints) sa fin. De même, la profession de foi (shahâda) n’est pas seulement ce que l’on dit en remuant les lèvres : car cette formule a un commencement et une fin ; et tout ce qui est exprimé par des lettres et des sons, et qui comporte un commencement et une fin est une forme et un corps. Mais l’âme de la prière est inconditionnée et infinie, elle n’a ni commencement ni fin. » [10]
A la seconde question : « Quelle action est plus privilégiée que la prière ? » Rûmi répondit : « L’âme de la prière est meilleure que la prière vocale. » Ou dans une autre formulation : « La foi est supérieure à la prière, car la prière est cinq fois obligatoire chaque jour, mais la foi l’est à tout moment. (…) En outre, la foi sans prière n’est pas sans valeur, mais la prière sans foi, telle celle des hypocrites, n’a aucune valeur ; la prière est plurielle, mais la foi est pérenne. » [11]
[1] Mathnawî, Livre II, vers 3680-3692.
[2] Traduction de Denise Masson.
[3] Les Illuminations de la Mecque, Michel Chodkiewicz, Ed. Albin Michel, Paris, 1997, p. 131.
[4] Mantiq al-Tayr-e Attâr (texte persan), revu et annoté par Sâdek Gowharin, Téhéran, Elmi, 1365/1986, pp. 253-254.
[5] Le Divân, Hâfez de Chiraz ; traduction intégrale et commentaires de Charles-Henri de Fouchécour, Ed. POF-Verdier, 2006, p. 621. Par souci de clarté avec notre exposé, nous avons pris la liberté de modifier légèrement la traduction des vers.
[6] Le Livre du Dedans, Djalâl-ud-Din Rûmi, traduit et présenté par Eva de Vitray-Meyerovitch, Ed. Albin Michel, Paris, 1997, pp. 104-105.
[7] Fûtûhat al-Makkîyya, Ibn’Arabi, Dar Sader, Beyrouth, vol. 4, p. 386. Pour la traduction de ce texte, j’ai bénéficié du concours appréciable de mon ami arabisant Elias Voyeux.
[8] Traduction de Denise Masson.
[9] Ibid., p. 33.
[10] Ibid., pp. 38-39.
[11] Ibid., p. 64. Dans la dernière phrase, une légère modification de traduction a été opérée.