N° 78, mai 2012

La mer Caspienne, son histoire et ses enjeux politiques


Afsaneh Pourmazaheri


Côte de la mer Caspienne

La mer Caspienne, plus grand lac du monde, passionne depuis toujours les historiens, géographes et scientifiques du monde entier. C’est justice, compte tenu de sa singularité hydrographique, géologique ainsi que de ses ressources pétrolières et halieutiques. Parmi les historiens de l’Antiquité, Hérodote l’évoqua à plusieurs reprises sous le nom de « la mer Khazar » décrivant, à sa proximité, la guerre entre une des tribus celtes, les Massagètes, et les Perses. D’après Hérodote, la rivière Arax, après avoir franchi de vastes terrains, se jette dans « la mer Caspienne ». Sa longueur nécessitait, disait-on, quinze jours de navigation et sa largeur huit jours. [1]

Elle est en fait un vestige de la mer historique Parathétys qui s’en est séparée il y a environ cinq millions d’années en raison de soulèvements tectoniques. Etant située dans une région forestière du même nom, au cours de l’Antiquité, on la nomma la mer Hyrcanienne, baptisée de la sorte notamment sous les Achéménides. Ce fut dans ses alentours que Darius III fut poursuivi et assassiné en 330 av. J.-C. par l’armée d’Alexandre le Macédonien. Elle était aussi appelée la mer Khavalissian (lié aux Khavalis qui habitaient à Khwarezm). La mer Caspienne (venant du mot Qazvin) et la mer Khazar ou Mazandarân sont les noms les plus récents attribués à l’ancienne mer Hyrcanienne. Au fil du temps, elle a vu le niveau de ses eaux monter et descendre, à cause de l’évaporation et des précipitations, ainsi qu’en raison de la fréquence des perturbations nord-atlantiques sur l’ensemble de son bassin. Au Moyen-âge, la montée des eaux causa l’immersion de beaucoup de villes côtières et pendant les années 1929 et 1977, son niveau a baissé de trois mètres, pour remonter à hauteur de trois mètres jusqu’en 1995.

Entre 282 av. J.C. et 285 av. J.-C., Séleucos Ier Nicator (ou Seleukos Nikatôr (358 avant J.-C., 280 avant J.-C), général d’Alexandre le Grand, roi de Syrie, fondateur de la dynastie des Séleucides) chargea un de ses officiers, un dénommé Patrocles, de se renseigner sur la mer Caspienne et de lui présenter un compte rendu exhaustif de l’état de la mer en question. Ce dernier examina de très près la région maritime et constata qu’elle était ouverte au nord vers la haute mer. Cette hypothèse, si erronée soit-elle, influença pendant quelques années les suppositions des chercheurs de l’Antiquité, notamment celles de Plutarque et de Pline. [2]

Plus tard, les observations de Ptolémée permirent d’éclairer certaines ambiguïtés et présentèrent une image plus nette de la mer Caspienne, influençant ainsi toute la pensée du Moyen-âge s’y rapportant. Pendant l’ère musulmane, de nombreux commerçants et géographes visitèrent cette contrée et rédigèrent des ouvrages à son sujet, parmi lesquels Estakhri, géographe médiéval du Xe siècle, qui écrivit dans son ouvrage intitulé Al-masâlek al-mamâlek à propos de la mer Caspienne : « Cette mer n’est aucunement ouverte vers les autres mers (…) et l’eau de cette mer est salée et opaque. En fait, c’est de la boue noire. Ses apports ne se limitent guère qu’aux commerçants qui veulent se déplacer d’une ville à l’autre par la voie maritime. On y trouve aussi une grande quantité de poissons ». [3]

L’ouvrage Târikh-e Tabarestân contient de notables informations sur la mer Caspienne

Ses propos furent confirmés et réutilisés par d’autres géographes de son époque comme Ibn Howghal (chroniqueur et géographe arabe du Xe siècle) qui écrivit un ouvrage ainsi nommé Sourat al-arz (Le Visage de la Terre) en 977, dont le neuvième chapitre fut consacré à la mer Caspienne. Il y étudia les frontières naturelles de la mer Caspienne, les particularités des habitants de son littoral et la mesure de la mer et de ses contrées voisines. [4] Un autre ouvrage consacré à la mer Caspienne, le Ketâb—al A’lâgh an-Nafisa rédigé par Ibn Rustah, explorateur et géographe du Xe siècle, évoque les problèmes historiques et commerciaux de la mer Caspienne. D’après lui, les habitants du littoral khazar étaient en constante relation avec des Russes et des Bulgares faisant commerce de peaux de bêtes, notamment, de la zibeline et de l’écureuil. [5]

Vers la fin du Ve siècle ap. J.-C., les Khazars qui habitaient dans la région de Khazarân (sur le littoral de la mer Caspienne) et dans le nord du Caucase depuis la fin du IIe siècle ap. J.C., furent vaincus par les Huns. A la suite de sa conquête victorieuse, Attila, le tristement célèbre porte-drapeau de ces derniers, assigna à son fils Alakl’ autorité sur les terres conquises. Un siècle plus tard, Khosrow Anouchirvân l’Achéménide rétablit la paix avec les Huns, et pour défendre sa contrée d’éventuelles attaques, construisit le fameux barrage de Darband, s’étendant sur plus de quarante kilomètres entre la montagne et la mer Caspienne.

Au début du VIIe siècle, les Khazars attaquèrent les Bulgares et, agrandissant leur territoire, devinrent les voisins des Slaves dans l’ouest. Ce n’est que vers la fin du même siècle que Mohammad ebn-e Marvân, le frère du calife omeyyade, assaillit les Khazars dans l’intention d’assiéger leur nouvelle capitale, la ville d’Attel. Ces derniers subirent une défaite écrasante et cédèrent aux Arabes qui, à leur tour nommèrent la mer, « Khazar ». Quant au nom de « mer Caspienne », il fut ainsi choisi, à cause des Kassites (en persan Kâspihâ) résidant dans le sud-ouest de cette région côtière, par les Européens qui faisaient commerce avec eux. Pourtant, comme on vient de le mentionner, une autre théorie attribue le nom de « Caspien » à la ville de Qazvin.

Durant le Moyen-âge, outre les géographes, des historiens et des naturalistes se passionnèrent pour cette petite mer et ses enjeux politiques. L’un des rapports les plus importants et exhaustifs sur cette région appartient sans doute à Mohammad ebn-e Esfandiar Tabari intitulé Tarikh-e Tabarestân (Histoire de Tabarestân) qui date de l’an 1216. L’importance de cette œuvre réside dans sa précision et la véracité de ses informations qui mettent en lumière les points obscurs de l’histoire de cet immense lac, de manière claire et détaillée. On peut y lire les hauts et les bas de l’histoire de la Perse vers la fin du Xe siècle : « (…) apparurent (nous est-il dit dans cet ouvrage) seize bateaux qui voguaient en direction d’Abeskoun (un des ports du sud-est de la mer Caspienne) sur ordre de Hassan Zeid, et ravagèrent la côte, massacrant les habitants, majoritairement musulmans. (…) Tombé dans une embuscade, Abol Zarghâm Ahmad ebn Al-Ghâssem, gouverneur de Sâri, appela au secours. (…) Ainsi Guilân Shâh vint à l’aide des survivants et attaqua les bateaux ennemis, abattit ceux qui étaient dehors et les autres s’enfuirent par la mer. Ces derniers, piégés par Shervân Shâh, furent assassinés un par un jusqu’au dernier et ainsi l’insurrection fut réprimée… ». [6]

Ce qui ennuie le plus les historiens, c’est plutôt l’origine historique de ces attaques inattendues. Ernst Konik, historien russe, rappelle en effet l’origine de ces incursions et cherche à en trouver la cause dans la constitution de la monarchie russe datant de l’an 862. D’après lui, celle-ci n’existait pratiquement pas avant cette date. La capitale de la Russie à cette époque était Novograd et compte tenu de la distance qui séparait celle-ci et le littoral iranien, il était pratiquement impossible qu’ils aient pu traverser 3900 kilomètres seulement pour attaquer l’ennemi sur son territoire. D’après Konik, cette hypothèse est uniquement plausible sous le règne d’Asgold, c’est-à-dire en 880, quand celui-ci décida de conquérir Constantinople, ce qui aurait justifié une expédition d’envergure vers l’autre rive de la mer. La seconde attaque russe aurait vu le jour entre les années 909 et 910 et l’ouvrage d’Ebn-e Esfandiar en fournit de solides preuves : « (…) Ils vinrent alors très nombreux et embrasèrent Sâri et les régions voisines jusqu’à Chémiroud (rivière de Guilân se jetant dans le Sefid-roud) ». [7]

La mer Caspienne vue du ciel en juin 2003 par le satellite Terra

D’après l’historien et journaliste russe Mikhail Petrovich Pogodin (1800-1875), les deux attaques ne doivent pas être mises au compte des rois russes et n’ont donc pas été institutionnellement reconnues par ces derniers. D’après lui, ces séditions ont sûrement été alimentées par des groupes autonomes et l’attaque officielle des côtes iraniennes par la Russie n’aurait commencé qu’avec la prise du pouvoir d’Igor, troisième roi russe, en 911. Dans le fameux chef-d’œuvre de Nezâmi Ganjavi, Eskandar Nâmeh, il y a des passages où sont évoquées les invasions des Russes et les appels au secours des gouverneurs du littoral adressés aux puissants rois du centre iranien.

Vingt ans plus tard une nouvelle guerre se déclencha entre Sviatoslav, fils d’Igor, quatrième roi russe et les gouverneurs du Khazar, ayant sous leur direction les régions nordiques et occidentales de la mer Caspienne. Au cours de cette bataille, les Persans furent défaits et la forteresse Sarkeil, au confluent du Don et de la mer d’Azov (l’emplacement actuel de la ville de Rostov), tomba aux mains des Russes. A la suite de cette perte, la capitale du Khazar, Attil, fut assiégée et tomba en ruine. [8] La cinquième attaque contre ces contrées côtières fut lancée en 1175 à Shirvân. Les documentations sur cet événement sauf celles fournies par Khâghâni (racontées en odes) et l’Histoire de la Géorgie sont rarissimes. D’après Ernest Edouard Kunik (1814-1899), historien germano-russe, ce fut la dernière attaque officielle ancienne des rois russes contre les régions littorales de la mer Caspienne.

Au cours des années suivantes, la mer Caspienne a joui de la plus haute importance dans la région notamment grâce à son emplacement particulier comme confluent des fleuves Volga, Oural et Sefid Roud. Ainsi, cette particularité a facilité les transactions maritimes dans le bassin de la mer Caspienne et lui a offert une position économique particulière. En outre, étant située au point de rencontre entre l’Orient et l’Occident, elle a toujours tenté les pays voisins et les Occidentaux, aussi bien que les peuples du désert. [9] Sous le règne des Mongols, les Mar’achiâns (dynastie arabe régnant au Tabarestân, dans le nord de la Perse de 1359 à 1582) prirent le contrôle des contrées méridionales de la mer Caspienne. En 1392, elle devint si importante que Tamerlan tenta à plusieurs reprises de l’assiéger et finit enfin par prendre le pouvoir dans la région. [10]

Avec la prise du pouvoir par les Safavides, la Perse reprit un nouveau souffle. La vie économique à l’intérieur ainsi qu’à l’extérieur du pays se développa encore plus, et de la sorte, les voies maritimes, fluviales et routières virent leurs plus beaux jours. Lors de l’invasion afghane en 1722, les côtes méridionales de la mer Caspienne se transformèrent en lieu de refuge du jeune prince safavide, Shâh Tahmâsb.

Nâder Shâh Afshâr qui régna en Perse entre 1736 et 1747, était bien au courant de la situation délicate des territoires septentrionaux du pays. Il engagea quelques démarches afin d’améliorer l’état du pays, mais ses tentatives échouèrent. Sous les Qâdjârs (1794-1925), bien que l’armée qâdjâre ait pris position dans le Mâzandarân, Mohammad Khân Qâdjâr ne choisit pas cette région pour y fonder sa capitale. De manière générale, bien que cette région fut intéressante du point de vue géostratégique, Mohammad Khân ne profita pas de cette occasion comme elle le méritait. Parmi les rois Qâdjârs, celui qui s’intéressa le plus au Mâzandarân fut Nâssereddin Shâh, au point qu’il y effectua un voyage officiel et écrivit un récit de voyage.

Outre les guerres et les catastrophes causées par les hommes, de nombreuses maladies comme la peste en 1830 et un bouleversant tremblement de terre en 1810 causèrent beaucoup de dégâts et laissèrent de nombreuses victimes dans les régions du littoral sud de la mer Caspienne. Avec la découverte du pétrole et la mise en exploitation des ressources naturelles de la mer, elle devint au XXe siècle un élément déterminant dans la politique étrangère, notamment celle des pays occidentaux. En Iran, la question du pétrole du nord et en Russie, le problème relatif au pétrole de Bakou et de Bad Koubeh attira l’attention de toutes les administrations pétrolières internationales.

Riche en ressources naturelles, ses réserves de pétrole atteignent trente-deux milliards de barils, c’est-à-dire 4% des ressources pétrolières du Moyen-Orient. Elle est également la source la plus abondante d’esturgeons dans le monde et fournit 90% du caviar du monde entier. Aujourd’hui, les pays riverains de la mer Caspienne essaient de négocier afin d’arriver à un point commun concernant leur part dans un partage équitable des réserves maritimes de ce lac. Les pays riverains comme l’Iran, l’Azerbaïdjan, le Turkménistan, la Russie et le Kirghizistan négocièrent pendant ces dernières années sur trois points importants, à savoir les ressources pétrolières et gazières, les frontières maritimes et la part de chaque pays dans la pêche, notamment celle de l’esturgeon.

Bibliographie :
- Anjavi Shirâzi Mir Djamâl-eddin, Farhang-e Djahângiri, Rahim Afifi, tome 2, éd. Danechgâh Ferdowsi, Machhad, 1980.
- Bal’ami/ Abolghâsem Payandeh, Tarikh-e Tabari, éd. Bonyâd-e Farhang-e Iran, Téhéran, 1981.
- Farâmouchi Bahrâm, Kârnâmeh-ye Ardechir-e Bâbakân, éd. Danechgâh-e Tehran, Téhéran, 1986.
- Varahrâm Gholâmreza, Daryây-e khazar va rouydâdhâ-yetârikhi-e ân, (La mer Caspienne et ses événements historiques), éd. Institut d’études et de recherches culturelles, Revue des recherches géographiques, No 10, 1989

Notes

[1Herodot : Historian, Hg. Von J. Feix, 1. Bd., (München, 1963), Buch I, S. 202-204.

[2H. Berger : Geschichté der wissenschaftlichen Erdkunde der Griechen, 4. Bd., (Leipzig 1887), Bd. 3., S. 58.

[3Estakhri, Al-masâlek al-mamâlek, trad. Afshâr Iraj, Téhéran, 1966, p. 175.

[4Le récit de voyage d’Ibn Howghal, trad. Choâr Jafar, p. 129-139.

[5Abu Ali Ibn Rustah : Al-A’lagh al-nafiseh, trad. Ghareh Tchânlou Hossein, éd. Amirkabir, Téhéran, 1986.

[6Mohammad ebn-e Esfandiar, Histoire de Tabarestân (Tarikh-e Tabarestân), Eghbâl Abbâs, éd. Khâvar, Téhéran, p. 266.

[7Mohammad ebn-e Esfandiar, Histoire du Tabarestân (Târikh-e Tabarestân), Eghbâl Abbpâs, éd. Khâvar, Téhéran, p. 266.

[8Ref. Ebn-e Howghal, Masâlek al-Mamâlek,trad. Choâr Jafar, p. 14, 281, 282,286.

[9Mahmoud Zâdeh Kamâl, Shenâkht-e Daryây-e Mâzandarân va Pirâmoun-e ân, Bijâ Bitâ,Téhéran, p. 184.

[10H.L. Rabino, Mazandarân va Astar Abâd, trad. Gh. Vahid Mazandarâni, Téhéran, 1957, pp. 78, 79,80


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