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Les Qâdjârs, l’empire Russe et le rôle de l’élite politique iranienne
dans la première moitié du XIXe siècle
La politique russe en Iran au XIXe siècle se distingue par un certain nombre de caractéristiques importantes qui permettent de considérer cette période comme une étape indépendante du développement des relations russo-iraniennes. A la base de cette nouvelle approche politique de la Russie se trouve la signature du traité de paix de 1828 de Torkamânchây, qui ouvrit la voie à une coexistence très longue entre les deux pays.
Entamées dès le XVIe siècle, les relations mutuelles entre la Russie et l’Iran, de natures amicales et pacifiques, furent fondées sur des objectifs économiques et rarement politiques. Toutefois, au début du XVIIIe siècle, d’importants changements eurent lieu dans la gestion géopolitique de la région, favorisant l’établissement de relations russo-iraniennes ayant souvent été l’objet d’ajustements. Ces changements sont associés aux activités de Pierre Ier, qui proclama la Russie empire, dans une tentative d’adéquation au modèle européen de civilisation. Il y eut alors un renforcement significatif de la politique étrangère de la Russie, ainsi que la montée de son potentiel militaire et économique. Dans le même temps, l’Iran du XVIIIe siècle, connaissant une grave crise politique, entrait dans l’une des plus désastreuses ères de son histoire, déterminée par un contact direct avec son voisin septentrional jusqu’en 1917. La Russie, possédant un potentiel militaire et politique considérable, a joué le rôle principal dans les relations russo-iraniennes. Ce fut une habitude pour la Russie, dans sa perception de son comportement vis-à-vis l’Iran, de se voir naturellement dans une situation de supériorité et comme une super puissance européenne face à un pouvoir asiatique.
Ainsi, au premier tiers du XIXe siècle, deux séries de guerres russo-iraniennes eurent lieu, dans les Caucase et Transcaucasie, avec des conséquences importantes. D’une part, la domination militaire et politique de la Russie s’affermit, cette dernière profitant du mieux qu’elle put de la faiblesse intérieure de l’Iran et des nouvelles perspectives des militaires de l’élite iranienne au pouvoir, laquelle était elle-même influencée par la Russie ; d’autre part, le contact direct avec l’Iran donna l’occasion au peuple russe de créer certains stéréotypes de l’Iran et les Iraniens parus dans les pages de nombreux récits de voyage rédigés par des voyageurs russes, des diplomates et des scientifiques. Ces stéréotypes reposent sur le contraste entre « Européens » et « Asiatiques », dans lequel les Russes se voient en tant qu’Européens.
En adoptant une description de nature typiquement orientaliste du pays, ils décrivaient souvent les Iraniens comme inférieurs aux Européens. Ce mode de penser fut offert aux Russes comme un fait réel par les auteurs de nombreuses descriptions de la Perse, fidèles à la tradition occidentale de décrire ce pays avec lequel la classe russe instruite était depuis longtemps familière. Ce schéma définit certaines caractéristiques inhérentes à l’Iran comme l’insécurité, l’amour de l’argent - surtout chez les courtisans – et un système étatique du pays conforme aux susdits stéréotypes.
Ces stéréotypes ont eu une influence à la fois directe et indirecte sur la politique russe en Iran. Des documents nous apprennent que les responsables de cette politique étaient intensivement sujets à ces stéréotypes. Des correspondances diplomatiques en témoignent, en particulier, dans les instructions adressées aux représentants de la Russie en Iran.
L’un de ces stéréotypes majeurs formé à la fin des années 1820 consistait à croire à la faiblesse intérieure de l’Etat et son incapacité à se développer de façon indépendante. Dans l’esprit de l’élite politique russe, l’Iran avait perdu son rôle dans les relations internationales et s’acheminait de plus en plus vers une dépendance extérieure. Cela permit à la Russie d’entrer en négociations avec la Grande-Bretagne, avec pour but d’établir conjointement un patronage mutuel sur la Perse. Toutefois, il convient de noter que la Russie n’a jamais cherché à remettre en cause la souveraineté de l’Iran : toutes les formalités diplomatiques ont toujours été respectées, et l’Iran ne fut l’objet d’aucune intervention directe, comme ce fut le cas avec le Khanat de l’Asie centrale dans la seconde moitié du XIXe siècle. Cela était dû à deux raisons : d’une part éviter la confrontation avec la Grande-Bretagne, qui pouvait ainsi permettre à la Russie de gérer les affaires de l’Iran, et d’autre part, l’attachement aux principes de légitimité du tsar Nicolas, qui empêcha d’empiéter le droit à l’indépendance d’Iran.
L’objectif principal de la politique russe en Iran au XIXe siècle était d’établir des relations commerciales, ainsi qu’un commerce de transit passant par le territoire iranien. Tous les autres objectifs du gouvernement russe, y compris politiques, ont finalement été subordonnés à ce but principal. La Russie voyait l’Iran comme un marché prometteur pour sa production industrielle, et c’est la raison principale pour laquelle elle insista si ardemment, lors de la signature du traité de Torkamânchây, sur la garantie du droit de commerce russe en Iran, ce qui fit de ce traité une quasi-loi sur le commerce. Durant cette période, le gouvernement de l’Empire russe chercha des moyens divers pour assurer la prospérité de son commerce indirectement et directement, comme la création d’une agence consulaire ou le développement du patronage de la classe marchande russe en activité en Iran.
Ainsi, dans les années 1830, la politique russe déploya sa politique sur la base d’une certaine conception stéréotypée de l’Iran, dont la mise en œuvre avait pour but de résoudre les problèmes économiques de la Russie elle-même. Comme nous l’avons évoqué, cette vision reposait sur la conception de l’Iran comme étant un Etat souverain mais faible, dépendant directement de la Russie qui devait agir en tant que patron de l’Iran, comme gardien de ses intérêts. Cette politique incitera l’Iran à rechercher le soutien du Royaume-Uni.
La mise en œuvre du concept précité nécessita l’utilisation d’un grand arsenal de ruses politiques de la part du gouvernement russe, variant en fonction de l’état de ses relations avec l’Iran. Il peut être considéré comme étant la conséquence directe de la guerre russo-iranienne de 1826-1828, qui donna à la Russie le privilège d’organiser les relations unilatéralement en sa faveur.
La conviction de l’inutilité d’un nouveau conflit contre l’Empire russe conduisit les Qâdjârs à un rapprochement avec lui. Ceci est particulièrement notable dans le comportement de Mohammad Shâh qui, après son couronnement, rechercha activement le soutien de la Russie dans les questions militaires et politiques. Pour la Russie, cette situation fournit de nombreuses occasions de renforcer son influence. Elle agissait en tant que garante du trône iranien et préservatrice de la dynastie au pouvoir. Elle a toujours soutenu Mohammed Shâh, puis Nâssereddin Shâh, et ceci fit de la Russie tsariste un facteur important dans la politique iranienne.
En outre, après la confirmation du traité de Torkamânchây, les relations russo-iraniennes "s’enrichirent" d’une nouvelle dimension : celle de la "coopération" militaire. Désormais, la Russie soutenait l’Iran dans ses avancées militaires, utilisant ses propres forces militaires dans le but d’assurer les intérêts russes en Iran. Un exemple important de cette coopération fut, dans les années 1830 et 1840, l’éducation militaire et l’envoi de formateurs à l’armée iranienne. Elle débuta notamment avec la mission du baron Reichenbach en Iran dans les années 1831-1832, et atteignit son apogée durant le conflit de Herat en 1837-1838. L’Iran joua le rôle important de rendre à la Russie les militaires déserteurs russes en échange des services reçus. Ainsi, la Russie chercha à priver l’Angleterre de son monopole sur la formation des troupes iraniennes.
L’approfondissement des relations militaires russo-iraniennes a également été lié au fait que les principaux intérêts politiques de la Russie coïncidaient avec ceux de la Grande-Bretagne. En plus de la sphère militaire, la Russie soutint l’Iran dans la mise en œuvre de projets multiples dans d’autres secteurs et aida ainsi à la modernisation du pays – cette politique se situant dans le prolongement de sa volonté de renforcer son influence en Iran.
Il est à signaler que la période 1829-1854 fut marquée par l’aggravation des conflits internationaux au Moyen-Orient, en alternance avec des années d’accalmie. Pendant les périodes de calme relatif, la Russie continua à suivre les objectifs de sa politique étrangère en Iran dans le cadre de la mise en œuvre des articles du traité de Torkamânchây. Elle chercha également à donner une dimension plus administrative à ses relations avec l’Iran, avec l’introduction de services réguliers de la poste, ainsi que l’ouverture de consulats et de maisons d’édition russes. Ce travail continu des diplomates russes est souvent resté dans l’ombre ; néanmoins, c’est grâce à eux que les relations russo-iraniennes devinrent stables, plus prévisibles et durables.
L’une des raisons de la réussite de cette politique fut le choix judicieux des diplomates envoyés en Iran. Ce tact était jugé vital, surtout après l’assassinat de l’ambassadeur russe à Téhéran - qui n’avait pas su se montrer respectueux de la culture iranienne -, et selon ce que le gouvernement jugeait bon pour une certaine période de temps. Néanmoins, quand la situation politique au Moyen-Orient était tendue, la Russie s’efforçait de renforcer son influence en Iran par d’autres moyens : durant ces périodes, contrairement à l’Angleterre qui avait nommé un ministre plénipotentiaire, la Russie recruta un personnel enclin à la participation active et parfois même violente dans le cadre d’une politique agressive.
Néanmoins, suivant une ligne de fond, l’Empire russe élabora les principes généraux de sélection des diplomates pour le service en Perse sur la base des caractéristiques de ce pays. Le diplomate russe était censé pouvoir, avoir un minimum d’efforts, accomplir les missions dans un contexte particulier et dans une optique culturelle et religieuse différente de celle de la Russie. Ainsi, les méthodes des diplomates russes furent très diverses mais efficaces tout au long des années 1830-1850.
Du fait de la nature éclectique de sa politique, la Russie réussit à changer la nature des relations russo-iraniennes. Se basant sur les articles du traité de Torkamânchây, elle put renforcer ses frontières au sud et au sud-est. La limite fut fixée dans le Caucase, non pas comme une ligne de séparation de deux Etats hostiles, mais comme un moyen d’établir un certain ordre dans les frontières de pays amis. L’acceptation de la présence du drapeau russe sur le sud de la Caspienne, en plus de la domination sur la mer, résolut définitivement les conflits frontaliers à l’est de la Caspienne. En général, la Russie devint plus proche de l’Iran et la convergence des deux Etats, hostiles au début mais ayant établi des relations cordiales par nécessité, se renforça avec l’invention de la poste ou l’installation des voies maritimes régulière entre les deux pays, avec des bateaux à vapeur reliant les deux bords. Elle satisfaisait par ailleurs les ambitions russes dans sa recherche de domination politique et économique dans la région, à la fin du XIXe et au début du XXe siècle.
L’une des conséquences de ces relations fut la neutralité de l’Iran lors des avancées colonialistes de la Russie en Orient. Bien que le traité de Torkamânchây ne fût pas synonyme d’une alliance à part entière entre la Russie et l’Iran, il empêcha néanmoins le développement d’une méfiance mutuelle et permit une coopération constructive avantageuse entre les deux Etats, bien évidemment avec un net avantage pour la Russie. Il a engendré une relation très différente de celle du premier tiers du siècle, empoisonnée pas des conflits armés.
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