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Cette histoire écrite par Sâdegh Hedâyat est l’une de plus courtes de la littérature persane contemporaine. Rédigée à la veille du retour du poète de Paris, elle est considérée comme l’une de ses œuvres de prédilection.
Le personnage principal - Mehrdâd - est un jeune garçon timide, soumis, chaste, humble et triste qui est né à Téhéran. Il appartient à une famille cultivée mais la vie familiale, basée sur des conventions oppressantes, ne lui convient pas. Il s’en écarte très jeune par de petites touches personnelles. Il préfère la lecture aux réunions amicales, et tend à s’isoler dans le monde fantastique et fermé de ses rêves. Son entourage le considère comme un raté. Il n’est pas plus attiré par les films, n’assiste jamais aux représentations des pièces d’avant-garde, et ne visite aucune galerie ou musée. Il se rend par la suite en France pour y poursuivre ses études à l’internat du lycée Louar. Cependant, lors de son arrivée en France, sa déception est grande : lui qui rêvait de Paris comme de la cité des lumières se retrouve soudain dans une petite école mortellement triste, en classe élémentaire de français. Il mène donc une vie de simple étudiant naïf et quelque peu dandy, sans connaître les folies de cette époque à Paris. La dépression le guette et pourtant, c’est aussi la première fois qu’il se sent vraiment libre, indépendant, loin des tourments familiaux, et capable de se pencher sur lui-même en profondeur. Il aime flâner seul au bord de la Seine dans les rues et observer un monde qui ne ressemble pas au sien. Un jour, il remarque une statuette en porcelaine dans la vitrine d’un magasin. Ses cheveux blonds, ses longs cils, ainsi que les courbes sinueuses de son corps lui plaisent. Ses grands yeux brillants semblant fixer Mehrdâd invitent ce dernier à l’acheter. C’est alors qu’au lieu de s’intéresser à Derakhshandeh - sa fiancée -, il s’éprend de ce mannequin en porcelaine qui lui semble incarner l’archétype de la femme désirable et désirée. Il rentre en Iran en mettant soigneusement la poupée dans sa valise. Il possède maintenant un corps auquel il donne une beauté unique : il le pare de vêtements, passe à ses doigts des bagues de pierres précieuses, orne son cou de longs colliers... Il la place derrière un rideau. De là, sa beauté virginale ressemble à celle de Derakhshandeh. Il décide donc de la baptiser du nom de cette dernière. En rentant chez lui, il boit chaque nuit, et son cœur s’enflamme pour ce corps qu’il doit parfois toucher pour s’assurer s’il est vraiment de porcelaine ou de chair. Il achète également un revolver, résigné à tuer ce corps s’il en venait un jour à prendre vie. Il lui parle, le serre contre lui et croit sentir la douceur de sa peau. Derakhshandeh, avide d’attention et espérant prendre la place de la poupée, décide un jour de se maquiller comme elle. Mehrdâd, dans son ivresse, sent la tiédeur de ses lèvres. Frappé de stupeur, plein d’une panique mêlée d’horreur, il prend son arme et tire dans le corps de celle-ci.
Cette histoire aborde le thème central du processus de l’idéalisation, ainsi que son rôle dans la vie psychique de l’individu en tant qu’intermédiaire entre le stade narcissique et œdipien.
Les métamorphoses de l’idéalisation.
Le moment où il s’aperçoit que le mannequin a pris vie marque le début de la métamorphose. La métamorphose de la statue devient une sorte d’idéal à atteindre et prend le contre-pied du discours illusionniste sur la création artistique. L’instant du prodige où Mehrdâd s’aperçoit que sa statue a pris vie est marqué par une double métamorphose : celle de la statue bien évidemment, mais également celle de Mehrdâd, saisi par ce prodige. La notion de métamorphose fait référence à un changement de forme, à l’effacement d’un être remplacé par un être - ce qui rejoint également l’une des définitions de l’idéalisation. Cette dernière attribue à un objet des qualités qui n’existent que dans le regard du sujet et le transforment totalement. Au travers de ce processus, l’objet subit une métamorphose correspondant au désir du sujet. L’existence de Mehrdâd est, avant sa "rencontre" avec la poupée, essentiellement terne : il vit sans épouse, dans une solitude étouffante, et ne semble avoir aucune distraction. Cependant, l’achat de la poupée lui permet d’acquérir une beauté parfaite qu’aucune femme ne détient, et tombe amoureux d’"elle". Il l’a considère d’ailleurs comme un vrai personnage : il lui prend les mains, lui donne des baisers et s’imagine qu’ils sont rendus, lui parle…
Cette histoire pose alors les questions suivantes : qu’idéalise-t-on ? A partir de quoi ? Que porte-t-on vraiment au rang d’un modèle, d’une essence supérieure ? Comment arrive-t-on à idéaliser ? Quelle est l’origine de l’idéalisation ? Quel "gain" représente une telle élaboration psychique ?
L’idéalisation en tant que purification du désir.
Mehrdâd se voue à l’admiration de cette statue par dégoût et mépris de la gent féminine. Animé et enivré par un désir "pur", on remarque chez lui un austère détachement de l’objet, une distance orgueilleuse par rapport à tout ce qui est taxé d’impur. Il semble stimulé par un désir de purification des souillures, par une quête de dépassement des valeurs et des plaisirs communs. On peut interpréter cela comme une incapacité à affronter la femme réelle : "Il vivait sans épouse, célibataire". Mehrdâd poursuit la chimère de la possession de l’objet de ses rêves. Il veut transformer son rêve en réalité. Dans ce but, il refuse la quête du désir, avec les risques qu’elle comporte : connaître une déception, accepter sa propre jalousie et le fait que l’objet aimé a lui-même un autre objet de plaisir, la rage que l’objet soit différent de l’image projetée sur lui, la souffrance que ce conflit interne peut entraîner… Mehrdâd semble refuser les plaisirs les plus simples et communs pour s’enfermer dans une "bulle" idéalisée.
Idéaliser signifie projeter sur la réalité "laide" la beauté d’une représentation interne.
Mehrdâd ne peut pas investir un objet réel ; il ne peut croire qu’une femme réelle pourrait avoir des traits communs à l’image interne idéalisée. Il préfère se donner un objet fait à l’image de la représentation qu’il porte à l’intérieur de lui, auquel il interdit d’avoir des correspondances avec l’extérieur. A toutes les femmes réelles, il manque quelque chose qui pour Mehrdâd est essentiel, vital. Il refuse de renoncer à un objet, il refuse aussi de déplacer son investissement originel vers un autre objet extérieur (sa fiancée).
Idéaliser, c’est imposer à l’objet une synonymie avec un objet interne.
La possibilité du déplacement reste minimale chez Mehrdâd. L’objet désiré doit être analogue, même synonyme de l’objet interne, originel. Si cet objet est finalement créé, il amène par sa présence le risque d’une euphorie permanente. En conséquence, l’objet sexuel n’a pas le statut d’un objet refoulé mais la persistance d’une image excitante. Quel pourrait être le bénéfice d’un tel état ? On émet l’hypothèse que l’amoureux est dans la situation de parler seulement de son objet de préférence ; tout ce qu’il ressent étant lié à l’objet. Il parle ainsi toujours de l’autre et jamais de ses propres pulsions. Le sujet évite d’être confronté directement à cet aspect animal de son être.
Idéal et image du partenaire sexuel chez l’animal.
La passion de Mehrdâd ne peut être déclenchée que par une image avec certains traits bien définis. Si on prend avec Lacan l’exemple du comportement instinctuel de l’animal, on voit là aussi l’importance de l’image. En effet, il existe un Gestalt (forme) qui déclenche le comportement sexuel chez le mâle ou la femelle. Le sujet s’identifie littéralement au stimulus déclencheur. Le mâle est pris dans un processus basé sur la dynamique de la relation qui s’établit entre lui-même et l’image qui commande le déclenchement du cycle de son comportement sexuel. Cet attachement à une figure intérieure est issu de la fixation narcissique à cette image, car c’est elle seule qu’il attendait (même s’il existe des possibilités de déplacement). Dans un premier temps, Mehrdâd semble ne plus attendre de trouver dans le monde extérieur l’objet qui déclenchera sa passion. Il a acheté la femme qu’il désire à l’image de sa représentation interne, et, n’attendant rien du monde réel, il engendre lui-même le seul objet qui puisse l’attirer.
L’idéalisation immobilise l’objet.
Par l’achat d’un objet inanimé, un objet qui répond à tous ses désirs liés à la perfection et à la beauté, Mehrdâd essaie de figer, de rendre éternel ce qui est vivant en lui et en l’autre, de créer un monde monolithique qui a toutes les apparences de la mort. L’idéalisation fige la mouvance et le devenir au niveau de l’apparence et pense avoir trouvé le moyen d’échapper à la dégradation et à la mort.
Cependant, dès qu’il fait appel au sens tactile, Mehrdâd bute sur la dure froideur de cette "femme" idéale. Si l’on se réfère aux trois figures du féminin dégagées par Freud dans son texte "Le motif du choix des coffrets", Mehrdâd privilégie la dernière, c’est-à-dire la mort. La figure de la femme froide, inanimée peut se comprendre dans la perspective de la femme qui le rejette sur le mode passif plutôt qu’actif. D’un point de vue oedipien, on peut supposer qu’en vue de refroidir ses propres pulsions, Mehrdâd cherche à se protéger en construisant cette figure d’une mère froide et qui le rejette.
L’idéalisation comme refus de la réalité et du manque.
L’idéalisation va également de pair avec une dévalorisation de la réalité. La terreur de Mehrdâd est qu’une femme puisse ne pas être conforme à ce qu’elle doit être pour lui ; conforme au désir de son possesseur-maître. Accepter la réalité de l’autre signifierait accepter le manque et la séparation. Mais l’idéalisation vise à créer un état conflictuel d’où le manque serait absent. Elle enferme le sujet dans la fascination pour un leurre, qui instaure une dépendance proportionnelle à l’espoir qui a été placé en lui. Par ailleurs, ce procédé ne permet pas la mobilité des investissements et du questionnement. L’idéalisation est le garant que le moi peut posséder un objet qui ne l’écarte pas de son état antérieur, elle est le refus d’un manque au nom du maintien d’une stabilité première.
L’objet idéal n’oppose aucune différence.
Comme tout passionné, Mehrdâd présente tous les signes d’un amour plus puissant que lui : impatience, compulsion à se rapprocher de cette mannequin, à la contrôler, à se l’approprier. Il a tendance à centrer sa vie autour d’elle, à lui sacrifier tous ses centres d’intérêt. En tant qu’objet inanimé, elle n’oppose aucune résistance, aucune différence. Elle n’a donc elle-même ni désirs, ni subjectivité. En tant qu’objet idéal, elle n’existe que par et dans les pensées de Mehrdâd. Il existe un écart entre l’opinion freudienne selon laquelle la surestimation de l’objet est associée avec le sentiment d’infériorité. L’amour de Mehrdâd semble inclure la surestimation de la femme mais non pas une infériorité par rapport à elle (son narcissisme n’est pas diminué par le sentiment amoureux). Aux nuances narcissiques de cette relation s’ajoute un élément opposé : le besoin de donner, sans calcul ni attente de retour.
L’idéalisation est un investissement narcissique de l’objet.
Ce qui intéresse Mehrdâd est la possession narcissique de l’objet (au travers l’affirmation de sa toute-puissance, ou encore de par la beauté unique et la perfection de la poupée). L’idéalisation règle la relation du sujet avec la dimension narcissique de l’objet. La relation narcissique entre le sujet et l’objet permet au premier de pouvoir vivre le plaisir. Le lien s’établit avec la partie investie narcissiquement de l’autre, partie qui a une valeur substitutive, qui donne l’illusion d’une relation avec un objet originel (sa fiancée).
Dans ce sens, l’idéalisation permet d’établir un rempart contre la souffrance originelle de la perte. Elle procure un état qui réconcilie le sujet avec l’exil du paradis ; elle permet de retrouver une relation avec la femme sans la présence d’un tiers. L’objet présent est supposé être une réplique parfaite de l’image intérieure. Il est donc un objet qui comble l’attente, ou mieux, crée l’illusion, dans le présent, d’une attente réalisée.
L’idéalisation est aussi un désir d’emprise.
S’il existe une demande de la part de Mehrdâd, elle semble figée par le désir d’emprise sur la partenaire. Ce qui manque à cette relation est l’espace d’une réciprocité. La femme idéalisée est écrasée par les projections de l’homme. La propre participation de l’autre, sa libre disposition sont submergées par l’idéal projeté. Cela pourrait être le sens de la relation de Mehrdâd et de sa bien-aimée figée en porcelaine : la femme n’a qu’à se soumettre à un schéma préétabli. L’idéalisation de l’objet nie donc toute acceptation de l’autre de l’autre tel qu’il est. Dans ce sens, Mehrdâd ne peut pas accepter la métamorphose de la statue.
L’échec de la sublimation ?
Tout semble montrer qu’à partir du moment où il s’éprend de ce mannequin, Mehrdâd perd progressivement contact avec la réalité. Il a créé l’illusion parfaite d’un corps de femme, rejoignant ainsi son idéal féminin, opposé à ce que représentent les femmes d’aujourd’hui.
Son délire "érotique" se manifeste en plusieurs étapes :
- Dans un premier temps, l’hésitation entre illusion et réalité
- puis l’illusion complète
- une fois l’illusion installée, Mehrdâd se comporte avec ce mannequin comme avec une personne vivante, lui parlant comme à une femme aimée
- il lui offre d’abord des petits cadeaux puis des présents de plus en plus précieux
Du point de vue psychanalytique, disons que ce délire semble montrer l’échec du projet de Mehrdâd : sublimer le désir sexuel, ou la libido incontrôlée des jeunes garçons.