N° 81, août 2012

Représentation coranique dans l’art et l’architecture iraniens


Afsaneh Pourmazaheri


La coupole de la mosquée de Sheikh Lotfollâh, Ispahan

L’art islamique est à la fois varié et homogène. Partant du sud de l’Espagne musulmane jusqu’à l’Inde du nord, on peut retrouver les mêmes motifs esthétiques fondamentaux pourtant déclinés dans une constellation d’interprétations culturelles. Dès l’apparition de l’islam dans les pays conquis, les concepts coraniques devinrent la source d’inspirations nouvelles, embrassant et transformant les arts existants en une alchimie transcendante. En Perse, le mariage des concepts coraniques et l’art persan s’avéra remarquablement réussi : d’où l’efflorescence de nouvelles manifestations artistiques-coraniques au cours des siècles musulmans en Perse. Ainsi, la Perse forgea très vite une esthétique originale s’inspirant à la fois de l’art sassanide (dernière dynastie zoroastrienne avant l’arrivée de l’islam), de l’identité culturelle iranienne et de l’impulsion donnée par la culture musulmane. L’art arabe, parfois martial et rigoureux, eu égard à son territoire d’origine ainsi qu’à son climat, s’inclina petit à petit devant l’art persan plus contemplatif et lyrique.

Contrairement aux autres contrées musulmanes où la chaleur et le sédentarisme n’avaient guère rendu le terrain propice à un quelconque épanouissement artistique, l’art persan, fortement inspiré par le Coran, donna lieu à un monde figuratif, poétique et mystique. Ainsi les céramiques émaillés, les peintures murales, les gravures fines, les motifs floraux et les arabesques, les entrelacs et les versets du Coran couvrirent l’arrière-plan préislamique iranien, notamment les espaces tels que les salles à coupoles, les temples du feu (transformés en mosquées), les bas-reliefs et les inscriptions purement iraniens.

Sous les Omeyyades fleurit un art architectural citadin fortement influencé par la dynastie sassanide. Toutefois, les autres domaines ne tardèrent pas à apparaitre et à reprendre leur élan en littérature, musique, arts plastiques et scripturaux notamment la calligraphie, l’enluminure, la miniature, la mosaïque, la gravure, l’orfèvrerie, la poterie, la reliure, etc. Sous les Abbassides, au VIIIe siècle, on transféra la capitale de Damas à Baghdad et les califes abbassides se montrèrent très favorables à une iranisation de l’art oriental en employant des artistes et des élites persans dans leur cour, ce qui fut en soi un grand pas vers l’avancement acquis par les Iraniens au sein du monde islamique. Environ deux siècles plus tard, avec l’accession au trône d’une dynastie chiite iranienne, les Bouyides, en Perse, les germes d’une grande civilisation iranienne furent semés qui ne s’épanouirent qu’un siècle plus tard, sous les Seldjoukides. Cette dynastie iranienne, d’origine turque, parvint à faire sien le produit d’un nouveau brassage d’art coranique et iranien notamment grâce à sa prédilection pour les décorations des madrasas et des mosquées en céramique et mosaïques. L’apparition des Mongols au XIIIe siècle provoqua une coupure dans l’évolution de l’art iranien, favorisant ainsi une nouvelle éclosion esthétique. Cet élan artistique se concrétisa sous les Timourides entre les XIVe et XVe siècles. Ce n’est qu’à ce moment-là que la culture iranienne brilla à Samarkand et à Hérat. De gigantesques monuments décorés d’émail et de céramique ornèrent tous les coins du pays et les Corans se parèrent d’enluminures et de reliures plus fines et subtiles, avec une touche d’influence chinoise. Entre le XVIe et le XVIIIe siècles, avec les Safavides, l’esthétique atteignit son élégance suprême dont les preuves, si peu soient-elles, comme les édifices ornés de céramiques, les tapis et jardins persans ainsi que les enluminures coraniques nous sont parvenues. Au XVIIIe siècle, sous les Qâdjârs, un certain éclectisme hétéroclite inspiré notamment du baroque européen dilua peu à peu l’art iranien qui n’avait jusqu’alors embrassé ouvertement que l’influence islamique.

La sourate Fath calligraphiée sur une mosquée à Yazd

L’empreinte islamique, particulièrement à caractère coranique, embellit presque systématiquement l’architecture aussi bien que les arts mobiliers et les ouvrages d’aujourd’hui. Depuis l’avènement de l’islam, l’image figurative, inspirée du Coran, dans les arts publics, spirituels et officiels est devenue indispensable. La représentation humaine étant interdite en islam, les artistes s’obligèrent à avoir recours à des calligraphies, des motifs floraux, géométriques ou animaliers et parfois à des symboles plus ou moins codés. Ceux-ci ont des interprétations multiples qui sont tous symboles de l’Invisible. Ces décors ad hoc sont des révélateurs de la beauté divine. Les motifs floraux et végétaux sont un héritage sassanide comme les palmettes et les fleurons, et parfois gréco-romain comme les feuilles de vignes ou d’acanthes, les rinceaux, etc. Ce naturalisme est entrelacé d’arabesques évoquant les jardins d’Eden. Ces ornements végétaux, dotés d’une forme de polyphonie angulaire et d’une finesse virtuose, représentaient l’art iranien mais, peu à peu, ils devinrent plus réalistes et acceptèrent la présence d’éléments culturels "exotiques", notamment la pivoine et le lotus chinois. Sous les Safavides, ils furent omniprésents dans le tapis, les textiles, les miniatures, les Corans, etc. Les motifs floraux reflétaient le paradis surnaturel décrit dans la Coran comme un jardin éternel où coule de l’eau pure, où rien ne dépérit, etc.

Dans l’architecture, la calligraphie à l’inspiration coranique est souvent sculptée dans la pierre, le stuc ou le bois accompagnée de mosaïques ou céramiques, ou encore peinte avec de l’émail sur la terre cuite. Les gravures concernent d’habitude le nom des saints, des versets coraniques en arabe, des poèmes, des proverbes, des formules et des dédicaces, soit en arabe soit en persan. Les décors géométriques de polygones et d’entrelacs y sont abondants. Déposé de manière régulière sur les murs, l’ensemble de l’œuvre est en général abstraite, demandant contemplation et interprétation. Les images géométriques sont en même temps répétitives et variées. Cela n’est pas sans raison. C’est en fait un jeu mathématique qui se traduit dans une métaphysique des nombres commençant par les formes les plus simples comme le cercle, le carré, l’étoile, le polygone, etc. et touchant à certaines proportions mathématiques comme le nombre d’or, indice de Dieu et synthèse de l’univers, etc. La symétrie y joue un rôle éminent. Elle évoque le miroir symbolique, le monde reflétant Dieu. Le centre et le contour des motifs (centre et périphérique) ainsi que les nombres fondamentaux sont tous mystiques. Le "un", évoque l’unicité, le "cinq", les cinq prières de l’islam ou les cinq membres de la famille du prophète (Mohammad, Fâtima, ’Ali, Hassan, Hossein), le "six", les six jours de la création, le "sept" les sept planètes astrologiques ou les sept circumambulations autour de la Kaaba, le " douze", les signes du zodiaque et les douze Imâms chiites. Les fondations de l’esthétique islamique sont comparables à ce que l’on peut observer dans la nature. Elle crée une œuvre en mariant l’intelligence qui en constitue la source et la beauté qui complète cette dernière.

Quant aux motifs animaliers, notamment sur les céramiques, les tapis, les textiles, les poteries et l’orfèvrerie, leur sens est parfois obscur. C’est-à-dire qu’ils peuvent tantôt incarner le réel (oiseaux, lion, cheval, cervidés, etc.) et tantôt le mythique et le légendaire (Simorgh, dragon, etc.). Dans la conception islamique, les animaux reflètent également les archétypes divins ou l’intérieur des humains en bons (vertueux) et mauvais (vicieux). Ils peuvent également signifier la spiritualité, la psychologie, l’amour, etc. A titre d’exemple, le lion est l’emblème de l’Imâm ’Ali, symbole de puissance, le dragon crée des éclipses puisqu’il dévore le soleil et la lune, la gazelle est l’image de l’amante, le Simorgh symbolise la réalité et le poisson l’immortalité et le bonheur.

La couleur, quant à elle, occupe une place primordiale dans l’art coranique. Dans la métaphysique musulmane, Dieu est au-delà de toute forme et couleur. Les couleurs jaillissent de l’émanation de Son rayonnement. Elles symbolisent donc la réalité invisible et possèdent des significations multiples ainsi que les incarnations divines, la réalité contemplative, les processus alchimiques, les vertus et les paradigmes sociaux. Parfois, on leur attribue des propriétés magiques. Ainsi, le turquoise protégerait du mauvais œil, tandis que la céramique bleu-turquoise des mosquées et des coupoles évoque aussi bien la voûte céleste que l’eau paradisiaque.

Outre les éléments conceptuels, les éléments extérieurs et formels sont aussi déterminants dans l’esthétique du décor et l’apparence des œuvres d’art. Le type de matières utilisées dans la construction, les possibilités financières, le goût et le talent des artistes et notamment le mode de vie, la situation atmosphérique, géologique et géographique entrent également en jeu. Au cours des siècles, le décor suivit, malgré tous les éléments changeants, un fil directeur progressif : la complexité. Il s’est complexifié allant des formes classiques et sobres depuis le VIIe siècle et dépassant le IXe par des formes plus recherchées, hermétiques et spectaculaires sans que jamais l’omniprésence du Coran ne disparaisse. Au cours de ces siècles, une vision contemplative et philosophique domina les arts. Le concept de l’omniprésence divine remplaça le vide dans les œuvres notamment murales. Les murs étaient décorés entièrement, majoritairement par la répétition infinie d’un motif notamment floral sur un fond bleu, car le Créateur est infini. Quant aux entrelacs arabesques, ils symbolisaient des enchevêtrements, des rythmes et des ondulations de l’âme.

Détail de l’intérieur de la coupole de la mosquée de Sheikh Lotfollâh, Ispahan

Le penchant pour la lumière reflété par les miroirs, céramiques émaillées, muqarnas, etc. rapproche de plus en plus l’architecture persane des manifestations de Dieu dans le Coran car pour un croyant, Dieu est la lumière des cieux et de la terre. Les couleurs claires y sont minutieusement distinguées des foncées et leur mélange dans des motifs décoratifs est comme une musique douce, pleine de contraste, de polyphonie et d’alternance de sens. Ainsi cet ensemble évoque-t-il l’ordre cosmique et la pulsation de l’univers inspirés du Coran. Cela prouve que l’art islamique n’est point factice ni surimposé, mais porteur de contemplation métaphysique, terrestre et esthétique. D’après les gnostiques, la fonction de la beauté est d’éveiller l’amour, et l’amour amène à Dieu. Ainsi l’art islamique en créant une ambiance symbolique, préconise un art de vivre conforme à sa propre métaphysique. Les polygones et les fleurs entrelacées s’adressent aussi bien aux sens et au sentiment qu’à l’intelligence, à un savant aussi bien qu’à un homme illettré. Les versets coraniques et les poèmes mystiques calligraphiés finement sur le fond décoré, reflètent une image paradisiaque, interprétable différemment par chaque individu.

Dans l’art islamique, ni l’utilitarisme a trouvé sa place, ni l’esthétisme de l’art pour l’art. Il est transmis oralement de maître à apprenti. Les restrictions, notamment l’absence des figurations, ne sont pas ressenties comme des éléments régressifs, mais comme une occasion pour approfondir des symboles et régénérer une esthétique différente. Les artistes sont communément connus par le nom de leur ville d’origine ou celui de leur mécène, comme Manoutchehri réputé de la sorte puisqu’il vécut à la cour du roi Manoutchehr. Cette modestie est un reflet de leur soumission devant Dieu.

Récemment, l’arrivée du machinisme et de la technique a bouleversé les arts décoratifs notamment artisanaux. Aujourd’hui, de nombreux foyer d’artisanat ont disparu mais certains résistent. Malgré tout, l’art d’inspiration coranique ne cesse de connaître de nouveaux développements dans les pays musulmans. Le brassage des arts islamiques de divers pays musulmans a même donné naissance à de nouvelles représentations artistiques de plus en plus originales et parlantes. En Iran, de nouvelles formes d’art islamique apparaissent de plus en plus afin de propager la foi musulmane à travers l’art. Pourtant, elles ne sont pas exclusivement à la portée des musulmans. Les touristes les considèrent comme un domaine extrêmement exotique grâce auquel ils découvrent "l’autre" dans toutes ses dimensions esthétiques.

Bibliographie :
- Ringgenberg Patrick, Guide culturel de l’Iran, éd. Rozaneh, Téhéran, 2005.
- Scarcia Gianroberto, Honar-e safavi, zand va qâdjâr (Art safavide, zand et qâdjâr), trad. Ajand Ya’ghoub, éd. Movalli, 1997.
- Zaki Mohammad Hossein, Sanâye’ irâni baad az eslâm (Les arts persans après l’Islam), trad. Khalili Mohammad Ali, éd. Eghbâl, 1984.
- Zomorchedi Hossein, Gereh Tchini dar me’mâri-e eslâmi va honarhâ-ye dasti (Carrelage Gereh dans l’architecture islamique et dans les artisanats iraniens), éd. Centre d’édition universitaire (Markaz-e nashr-e daneshgâhi), 1ère édition, 1986.


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