N° 82, septembre 2012

Les remèdes au mal physique ou amoureux
selon le Shâhnâmeh (Livre des rois) de Ferdowsi


Emilie Aghâjâni


Depuis qu’il existe, l’homme a cherché à décupler son pouvoir sur la vie et pensait trouver dans la nature les moyens d’y parvenir. Ainsi, dans le Shâhnâmeh (Livre des rois) de Ferdowsi, on s’évertue à trouver un remède aux deux principaux maux de l’humanité : le mal physique et la douleur issue de l’amour. Nous présentons ici le point de vue de ce classique de la littérature persane à ce sujet.

a) La médecine

Cette science fut inventée par un des premiers rois du monde, Djamshid [1] . Quand à son père, il est connu dans la tradition avestique pour avoir créé la boisson sacrée, le hum (haaoma) (ou soma en védique) [2], censée conférer à l’homme la faculté de renaissance des plantes. Sa fonction est grosso modo équivalente à celle de l’ambroisie grecque, nourriture des Dieux. Pourtant, dans le Livre des rois, ce n’est pas le hum mais le vin qui est utilisé pour endormir Roudâbeh qui éprouvait de grandes difficultés à mettre au monde Rostam. Quand la belle fut inconsciente, un mo’bed [3] lui incisa le flanc pour en faire sortir l’enfant. Elle se réveilla au bout d’un jour et demi. [4] Cette césarienne fut exécutée sous les conseils du Simorgh, que Zâl avait appelé à l’aide en brûlant une des plumes que l’oiseau lui avait remise. Contrairement à l’épisode du combat de Rostam et d’Esfandiâr, l’oiseau n’endosse donc pas lui-même le rôle de chirurgien.

Un autre liquide est parfois utilisé comme remède : le sang. Ainsi, quand le roi Kâvous et son armée perdent la vue suite à leur attaque irréfléchie contre le démon blanc, Rostam fait préparer une potion avec le foie de l’être maléfique par un mo’bed, médecin lui aussi. Cette mixture est par la suite versée dans les yeux des Iraniens qui recouvrent la santé. [5] Or le roi s’avéra fort ingrat : quand Rostam tue Sohrâb (son propre fils) par ignorance, il demande à Kâvous un baume pour le sauver. [6] Ce dernier refuse en craignant que l’alliance du père et du fils ne porte atteinte à son royaume.

La mort n’est qu’une maladie plus avancée et les remèdes ingérés ou inhalés donnent le moyen d’y échapper. Voilà pourquoi Eskandar (Alexandre le Grand) n’a de cesse de rechercher la source d’immortalité. [7] Le breuvage lui permettrait de passer du statut d’homme à celui de dieu. En outre, le poète lui prête une parenté avec le roi iranien, Dârâ (Dârius) dont il serait le demi-frère : sa mère aurait été offerte au roi d’Iran qui l’aurait bien vite renvoyée à son père à cause de sa mauvaise haleine. Le souverain ignorait que la jeune femme était alors enceinte. Son rejeton fût prénommé Eskandar, du nom de la plante qui avait permis à la Macédonienne de guérir de son mal. [8]

b) Séduction

Les scènes de combat sont entrecoupées d’histoires d’amour qui apportent une variété au récit. Il est souvent fort aisé aux héros de tomber sous le charme l’un de l’autre. Certains s’aiment même sans s’être vus comme Zâl et Roudâbeh, ou encore Tahmineh et Rostam : ils ont juste entendu des récits au sujet de leur aimé(e). Il est certes facile de s’éprendre d’une personne, mais le chemin qui mène jusqu’à elle est semé d’embuches. Les femmes font preuve d’une rare ténacité pour arriver à leurs fins. Manijeh est celle qui illustre le mieux ce point. D’ailleurs, son histoire avec Bijan commence par un repas : « On s’empressa de lui préparer un dîner, on dressa une table, on apporta des mets de toute sorte et plus nombreux qu’on ne saurait imaginer. On amena des musiciens dans la salle du banquet, on apporta du vin, on fit sortir de la tente tous les étrangers. » [9] Il en sera « ainsi pendant trois jours et trois nuits », mais cela ne rassasiât pas la princesse touranienne. Effectivement, au caractère exceptionnel et prolifique du repas, correspond l’appétit amoureux de Manijeh.

Naissance de Rostam. L’enfant est extrait du flanc de sa mère

A première vue, le rapprochement entre nourriture et sexualité peut interpeller. En vérité, son origine est biblique : tout un chacun connaît l’épisode du fruit défendu de la Genèse. En le mangeant, Adam et Eve prennent conscience de leur différence sexuée. De nos jours, et ce bien que la vision de la religion chrétienne qui la sous-tend ait perdu de la vitesse, le parallèle entre fruit, tentation et désir persiste dans l’imaginaire collectif.

La princesse inventa un subterfuge pour retenir Bijan, et alla même jusqu’à le droguer (« Elle appela ses esclaves et leur ordonna de mêler avec du miel un breuvage qui rendait insensible. Elles le donnèrent à cet homme ivre qui voulait encore boire du vin ; il perdit connaissance… » [10]) pour le transporter dans son palais. Le prince est inconscient alors Manijeh elle-même le sort de son coma à l’aide d’un « baume ». Après cela, ils mangent à nouveau ; la nourriture constitue ici une reconstruction du corps et est très présente dans cet épisode. De même, quand il est fait prisonnier, Manijeh nourrit Bijan et cache la bague de Rostam [11] dans le poulet qu’elle lui porte. Sitos est donc un substitut d’Eros.

L’utilisation de la nourriture comme filtre d’amour est fréquente, elle est inhérente à la séduction, même Rostam manqua d’en faire les frais. En préparant un festin, un être maléfique apparu sous l’apparence d’une fée, espérant ainsi s’attirer les grâces du vaillant Rostam pour mieux le berner [12], mais le héros finit par comprendre la ruse employée. La nourriture est donc associée aux plaisirs charnels et à la fête. Le vin est très présent pour évoquer l’amour. Dans la littérature persane, la belle apparaît comme un met délicat dont il faut se délecter au sens propre et figuré à l’image de Khosro qui décrit Shirin comme une coupe de vin [13] ou Zâl qui ne cesse de « s’enivrer [14] » de Roudâbeh.

L’utilisation des remèdes peut se révéler bonne ou mauvaise. Leur rôle est ambivalent, ils peuvent soit ressusciter ou tuer ; ainsi le liquide salvateur à tôt fait de se changer en poison mortel. Nous citerons ici l’exemple de Shirin : après la mort de son mari, elle se donna la mort en avalant du poison sur le mausolée du roi défunt. Elle devient une véritable héroïne tragique en mourant sous les yeux du lecteur, telle Phèdre. La mort apparaît alors comme une délivrance ; elle n’est pas une souffrance mais un acte d’amour car cela lui permet de rejoindre celui qu’elle aime. Elle a décidé de lui rester fidèle et de ne pas se lier à un autre homme. La mort est pour elle un accomplissement. Or, ce n’est peut-être qu’un juste retour des choses : elle avait auparavant empoisonné sa rivale Maryam [15], afin d’acquérir à son tour le statut de favorite. Après quelques temps, le souverain attribue même à Shirin la chambre à coucher de la défunte.

Conclusion

Dans le Livre des rois, les remèdes sont le plus souvent présents sous forme liquide (le vin, le sang, la source de vie) mais on voit dans différents passages que les protagonistes utilisent également un « baume » ou alors du poison. Ils se font alliés de la médecine et de l’amour. D’ailleurs, s’il est indéniable que dans l’épopée, la frontière entre mythe et Histoire est floue, elle l’est d’autant plus entre magie, médecine et séduction. Cela donne une image assez floue de la femme, que Ferdowsi décrit souvent sous le terme de « périe ». Les péries sont des sortes de fées dans la mythologie iranienne, à mi-chemin entre l’ange et le démon. Voilà pourquoi certaines héroïnes excellent dans l’art de la magie. Notons que cet art a une connotation fortement négative dans l’œuvre car Ahriman fut le premier à l’utiliser. Pour ’Alami, cette connotation n’a rien de surprenant : dans les premiers âges, nombre de sociétés étaient pastorales, on associait donc la fertilité de la terre avec celle de la femme, mais petit à petit, ce fut le ciel qui représentera le domaine de Dieu [16]. A l’opposition ciel/terre, répondra celle Dieu/Diable et par extension Homme/Femme. Cela entraînera la dévalorisation progressive de la gente féminine.

Bibliographie :
- ’Alami, Zholfaghâr, « Asemân pedar va zamin mâdar dar asâtir-e irâni va she’r-e fârsi » (Le ciel père et la terre mère dans la mythologie et la poésie iranienne), in Faslnâmeh-ye ’elmi, Téhéran, Université al-Zahrâ, n° 69 et 68, pp. 119-144.
- Bleeck, Arthur Henry, Avesta : The religious books of Parsees, Adamant Media Corporation, 2001, 218 p.
- Ellmann, Richard, Oscar Wilde, Vintage, 1988, 680 p.
- Mohl, Jules, Le Livre des Rois, Paris, Imprimerie nationale, 1938, 7 Vol.

Notes

[1Mohl, Jules, Le Livre des Rois, Paris, Imprimerie nationale, 1938, Vol. 1, p. 114.

[2Avesta, Yasna, Hat 9, band 374.

[3Chef religieux du zoroastrisme.

[4Mohl, Jules, op. cit., p. 265.

[5Ibid., p. 359.

[6Ibid., Vol. 2, p. 102.

[7Ibid., Vol. 5, p. 118.

[8Ibid., p. 39.

[9Mohl, Jules, op. cit., Vol. 3, p. 165.

[10Ibid., p. 166.

[11Ibid., p. 200.

[12Ibid., Vol. 1, p. 350.

[13Mohl, Jules, op. cit., Vol. 7, p. 169.

[14Ibid., Vol. 1, p. 223.

[15Ibid., Vol. 7, p. 170.

[16’Alami, Zholfaghâr, « Asemân pedar va zamin mâdar dar asâtir-e irâni va she’r-e fârsi » (Le ciel père et la terre mère dans la mythologie et la poésie iranienne), in Faslnâmeh-ye ’elmi, Téhéran, Université al-Zahrâ, n° 69 et 68, pp. 119-144.


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