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Ahmad Mahmoud, de son vrai nom Ahmad É’ta, est né en 1936 à Ahvâz, capitale de la région du Khouzestân au sud de l’Iran. Ayant perdu ses parents durant son enfance, le petit Ahmad grandit sous la protection de son frère pour qui il gardera un attachement profond et dont le prénom Mahmoud lui servira de pseudonyme. Après avoir fini ses études secondaires, il entre à l’école militaire de Téhéran, mais ayant des inclinations pour le parti Toudeh, parti communiste iranien, il est arrêté et emprisonné après le coup d’ةtat de 1953. Cette détention sera suivie d’un exil dans des villes du sud. Ces aventures politiques marqueront à jamais l’œuvre de l’écrivain. Il s’éteint le 22 septembre 2002, après une vie de lutte contre l’asthme dont il souffrait, legs de ses emprisonnements.
Pour Ahmad Mahmoud, écrire, c’est vivre dans les mots, c’est choisir parmi les mots la meilleure combinaison possible. "Il s’agit de choisir vos termes. Si vous avez un riche vocabulaire à votre disposition, vous avez une grande possibilité de choix. Un mot bien choisi vous dispensera alors d’écrire une ligne de description." [1] Et il en a toujours été conscient. "Dès mes premières lectures, je notais dans mon cahier tous les mots et toutes les expressions qui me paraissaient intéressants. Ces notes, je les ai encore, et j’en fais de temps en temps une révision. Mes mots ne sont pas tous présents dans mon esprit, mais il me semble qu’ils prennent aisément leur place dans mon texte chaque fois que je me mets à écrire." [2] Ecrire n’est pas ainsi tributaire de l’inspiration ; c’est aussi le fruit d’un travail dur et discipliné. "Si on se met chaque jour et régulièrement au travail, on crée l’ambiance nécessaire pour écrire… La muse, on ne doit pas l’attendre, il faut la poursuivre, l’attraper." [3]
Appliqué à son travail d’organisation, l’écrivain a su durant sa carrière, faire converger les éléments dispersés de son expérience individuelle pour créer des formes universelles artistiques solidement agencées. Si ses premières nouvelles et même son premier roman Hamsâyeh-hâ (Les Voisins) ont été écrits de manière instinctive, au fur et à mesure de sa carrière, il prend clairement conscience du sérieux de sa tâche et son écriture se forge dans des structures de plus en plus méditées. "J’ai écrit Les Voisins de manière instinctive, mais Parallèle zéro degré, je l’ai écrit en réfléchissant et par technique." [4]
Mahmoud finit la rédaction des Voisins en 1966. Le texte a été publié en partie dans des revues littéraires à Téhéran avant d’être publié en entier par les éditions Amir Kabir en 1974.
Le roman est un regard sur la vie de la classe laborieuse dans la ville d’Ahvâz. Le personnage principal se prénomme Khâled. L’histoire se déroule à l’époque de la nationalisation de l’industrie pétrolière iranienne, mouvement dirigé par Mohammad Mossadegh, et met en évidence les activités du parti Toudeh qui s’ingéniait à mobiliser dans ce mouvement les citoyens de basse classe. Les tendances politiques de Mahmoud sont clairement visibles dans ce roman dont la fin coïncide avec le coup d’ةtat de 1953 et le renversement du gouvernement de Mossadegh.
Madâr sefr darajeh (Parallèle zéro degré) a été publié en 1993. C’est son avant dernier roman écrit, comme le dit Mahmoud, par une technique bien recherchée. Le roman narre les événements en cours à Ahvâz pendant la révolution islamique de 1979. Les protagonistes représentent toutes les tendances actives dans les conjonctures politiques du pays. Nâmdâr et Manijeh les guérilléros, Mobârak partisan du parti Toudeh, Seyfpour partisan de Mossadegh, Aghâ Bozorg religieux, ne sont que quelques uns parmi les 150 personnages dont 20 sont selon l’auteur parfaitement formés pour présenter leurs aspirations idéologiques.
Mais l’intérêt de ce que Mahmoud désigne par la réflexion et la technique réside ailleurs.
A propos de ce roman, il dit : "Ce bouquin m’a pris trois ans de travail, de sept ou huit heures par jour. Dans ce roman vous ne voyez pas du tout l’écrivain. Aucune intervention pour parler de ce qui se passe au fond des personnages. Même les descriptions sont rares. Tout est dialogue et mouvement. Ce ne sont que les dialogues et les mouvements des protagonistes qui font avancer le récit." [5] Selon lui, le roman est un récit du mouvement et non une description photographique."Nous voyons un mouvement et nous le racontons au lecteur." [6] Cette définition personnalisée de la notion de narrativité trouve sa pertinence dans la remarque que le romancier fait sur les incipits de deux romans bien connus des lecteurs iraniens, Bouf-e kour (La Chouette aveugle) de Hedâyat et La Métamorphose de Kafka : "Là, Hedâyat nous passe directement l’information ; ici Kafka nous informe par le biais du récit d’un mouvement. C’est ça la narration." [7] Et si Mahmoud a une prédilection pour le second, c’est justement pour valoriser cette notion de mouvement qui, prenant un aspect esthétique, sert de ligne de démarcation entre un récit littéraire et un rapport journalistique. Mahmoud est un écrivain réaliste et son attitude face à la réalité relève plutôt de l’exigence esthétique. Le sacre du réalisme se définit dans son esthétique romanesque par la mise en valeur du réalisable et non du réalisé. La tâche de l’écrivain sera donc de calculer le maximum d’éventualités que chaque réalité pourrait présenter et de trier parmi ces virtualités pour en garder celles qui vont bien dans le sens de sa création qui n’est que son monde possible. Cette visée esthétique est bien illustrée par l’une des nouvelles de Mahmoud, Ghesseh-ye âshenâ (L’histoire familière), où l’auteur engendre une infinité de possibilités par un jeu d’anagrammes à partir du nom de son personnage. [8]
Dans l’œuvre de Mahmoud, la politique a une présence constante. C’est peut-être le destin commun des intellectuels du tiers monde d’avoir toujours un pied dans la politique. "La politique nous est imposée, dit-il ; ici, même l’inspiration est politique." [9]
Ainsi les expériences personnelles de Mahmoud, ses activités politiques, son emprisonnement et son exil, jouent-ils un rôle indéniable dans la constitution des éléments romanesques de son œuvre. Considéré comme la suite des Voisins, le deuxième roman de Mahmoud, Dâstân-e yek shahr (L’histoire d’une ville), écrit en 1986, s’insère dans la même perspective.
L’histoire commence après le coup d’ةtat de 1953, c’est-à-dire au moment où l’ouvrage Les Voisins est fini et raconte les évènements qui ont lieu pendant le coup d’ةtat ainsi que ceux qui aboutissent à la fusillade des officiers partisans du parti Toudeh. Le récit se fait par le personnage du premier roman, Khâled, qui a été emprisonné à la fin des Voisins, et qui passe maintenant son exil dans une ville au sud de l’Iran. L’histoire des Voisins continue donc par ce roman dans l’ambiance de l’exil.
Emporté par l’évidence de la réalité écrasante, Mahmoud adopte sincèrement une position de sympathie pour les officiers fusillés qui sont selon lui des héros martyrisés de leur peuple. Cependant, il a ce génie de ne voir cette réalité que comme l’une parmi d’autres réalisées à une époque historiquement datée. Ce sont certes des évènements vécus par l’auteur, mais les réalités politiques en tant qu’évènements datés deviennent vite des matières brutes à la disposition de l’auteur pour qui toute réalité aspirant à prendre place dans l’univers imaginaire de l’artiste doit passer par son filtre esthétique. L’auteur soumet ainsi les réalités au crible de son exigence esthétique pour choisir celles qui pourraient lui servir d’éléments romanesques. Dans l’histoire d’une ville, bien que des éléments historiques comme le coup d’ةtat, la fusillade des officiers ou l’exil de l’auteur constituent le trait dominant du récit, la politique n’est qu’un fond sur lequel les personnages retrouvent l’occasion de mûrir tout en mettant à l’épreuve leurs expériences individuelles.
Quant à l’observation, Mahmoud est un professionnel. "Il faut s’habituer à voir. Il faut prendre cette habitude de tout voir clairement mais instinctivement." [10] Et cette habitude s’ajoute à l’autre habitude de Mahmoud, celle du travail méthodique et acharné, pour que l’auteur puisse faire le plus rapidement possible de la littérature un véhicule de la vie.
Zamin-e soukhteh (Terre brûlée), publié en 1982, en fait preuve. La date marquée à la fin du roman est décembre 1981, c’est-à-dire un an et trois mois après le commencement de la guerre imposée par l’Irak. C’est le premier roman de la guerre. Terre brûlée est la transposition immédiate de la vie de l’écrivain. Il raconte, en compagnon d’infortune, la misère que cette calamité apporte aux habitants d’Ahvâz. Dans ce roman, il fait éclater l’individualité en des positions éthiques tout en mettant en scène des personnages qui, divergeant nettement sur le point psychologique, prennent tous cette conscience aiguë de partager le même destin.
Le dernier roman de Mahmoud est Derakht-e anjir-e ma’âbed (Le Sycomore) publié en 2000, deux ans avant la mort de l’écrivain. L’histoire se passe autour d’une famille qui possède un arbre sacré. Quand on décide de l’abattre, cet arbre commence à saigner. La technique de Mahmoud dans ce roman à dimension fantastique s’approche de la cinématographie. Le narrateur prend, pour la plupart des scènes, la position d’une caméra qui scrute en menus détails les actions et suit les dialogues sans aucune intervention. Le foisonnement de 240 personnages et le récit qui se fait en même temps au passé et au présent font de ce roman une œuvre exemplaire dans l’histoire du genre romanesque en Iran.
Ce qui coule sous la plume de Mahmoud, c’est un courant d’expériences aussi bien individuelles que sociales ; expériences communes qui se transforment, par un travail acharné, en une forme d’expression personnelle. Avec ses mots, l’écrivain met dans des lieux qu’il connaît bien des êtres avec qui il a vécu, comme s’il offrait à ces individus cette chance de prendre un second acte de naissance. C’est pourquoi dans l’œuvre de Mahmoud, les personnages, imperceptibles ou saillants, ne sont pas du tout abstraits ; au contraire, revêtus d’une apparence de concrétude, ils s’imposent comme des personnes authentiques qui auraient existé à tel ou tel moment dans l’histoire de ce pays. A côté des personnages comme Nowzar (Parallèle zéro degré) ou Khâled (Les Voisins) qui, selon la formule de Mirâbedini "sont inoubliables" [11] de par leurs gestes exemplaires, il y a donc également Naneh Amro (mère de Amrollah), dans la nouvelle Où vas-tu Naneh Amro ?, qui se fiche de la gloire que la mort de son fils lui apporte puisque ce qui lui importe est sa présence en chair et en os. Cependant, de ces personnes authentiques, Mahmoud ne retient que ce qu’elles peuvent fournir comme potentiellement romanesque. L’espace mahmoudien se définit ainsi par le choix de l’écrivain qui capte la présence artistique du réel pour en faire une forme convenable permettant à la réalité de prendre sa place dans son imagination romanesque.
Un demi siècle de vie au sein des vicissitudes d’une société en quête de son identité, un demi siècle d’efforts pour tracer les traits dominants de cette société et de son peuple, un demi siècle de luttes pour nourrir sans cesse l’espoir de soumettre les mots indomptables à sa plume, voilà bien la tâche constante d’un écrivain qui, mettant toute son énergie inépuisable et toute sa verve intarissable à la création d’une œuvre éminemment personnelle, s’est pertinemment imposée comme l’exemple de l’infatigable romancier iranien.
[1] Nabet Borzou, Mahmoud, les jeudis, Darakeh, éd. Bâztâbnegâr, Téhéran, 2004, p. 8.
[2] Ibid.
[3] Ibid, p. 17.
[4] Ibid, p. 127.
[5] Ibid.
[6] Ibid, p. 103.
[7] Ibid.
[8] Voir à ce propos : ’Abbâs Farhâdnejâd, Les anagrammes dans l’histoire familière d’Ahmad Mahmoud, in Plume, no. 3, printemps-été 2006, pp. 87-101.
[9] Mahmoud, les jeudis, Darakeh, p.11.
[10] Ibid, p.66.
[11] Mirâbedini Hassan, Petite note sur un grand écrivain, in. Pâyâ, Revue littéraire bimensuelle, no. 7 septembre 2002, p. 28.