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Sol LeWitt, 1928-2007, fut un artiste majeur de la scène artistique contemporaine, non seulement américaine mais mondiale. Son œuvre qui émerge dans le courant des années 60 se situe à la charnière de l’Art conceptuel et de l’Art Minimal, deux formes d’art qui vont cohabiter avec d’autres tendances dont notamment le Land art qui, lui aussi, peut opérer selon certaines modalités de l’Art Conceptuel et de l’Art Minimal. Ainsi, durant les années soixante et les années soixante-dix, ces formes de l’art d’avant-garde défendues par les institutions et une partie des médias artistiques vont être extrêmement représentées, notamment lors des grandes manifestations internationales, contribuant ainsi à maintenir l’art américain en tête des avant-gardes et à modifier les définitions de ce que peut être l’art.
L’œuvre de Sol LeWitt ne saurait être comprise à partir des seules tendances contemporaines auxquelles elle participe, l’Art Conceptuel et le Minimal Art, car elle s’inscrit sans ambiguïté dans une continuité, celle de Mondrian et du Néoplasticisme, celle de Malevitch, du ou des Bauhaus. Ici, outre la situation par les dates auxquelles émerge le travail de Sol LeWitt, entre Art conceptuel et Art Minimal, on peut également parler d’une continuité de l’art abstrait géométrique, de l’art construit, un art qui entretient des relations avec l’architecture, se conçoit et s’élabore selon certaines logiques et selon un désir de rationalité. On peut évoquer l’Art Concret et notamment l’Art Concret Suisse, les formes d’art programmatiques, l’art modulaire, l’art sériel, bref des formes d’art qui se déploient selon un programme le plus souvent systématique, installé préalablement par l’artiste et incluant certains ordres mathématiques. Selon les caractéristiques qui précédent, l’art de Sol LeWitt n’est pas une aventure comme il en est avec les formes d’art expressionniste, Expressionnisme Abstrait, Art Informel, par exemple, mais il procède de la mise en formes d’un concept posé en amont de la réalisation de l’œuvre.
L’environnement auquel se rapporte le travail de Sol LeWitt, travail d’une remarquable homogénéité conceptuelle et formelle, fait apparaitre comme repères antérieurs immédiats, d’une part l’œuvre sculpturale de Barnett Newman, une œuvre tardive dans la carrière de cet artiste mais indéniablement annonciatrice du Minimal Art et d’autre part, l’œuvre picturale d’Ad Reinhardt. Il faut cependant préciser ce dont il s’agit lorsqu’il est question du Minimal Art - ou Art Minimal en français -, car dans le vocabulaire courant en matière d’art le terme minimal, à force d’usage, ne signifie plus une tendance historique précise de l’art mais toute forme d’art aux formes dépouillées, simples, épurées.
Le Minimal Art né aux Etats Unis dans les années 1960 peut apparaitre comme une réaction à la subjectivité de l’Expressionnisme Abstrait et du Pop’art ; pour simplifier, on peut dire qu’il s’agit d’une forme d’art qui exclut la facture et le ressenti subjectif de l’artiste en affirmant la matérialité de ses éléments constitutifs, souvent d’origine industrielle. Quant à l’Art Conceptuel, contemporain du Minimal Art, en même temps que sous-jacent à celui-ci, Kosuth le définit ainsi : « l’art comme idée en tant qu’idée ». Ici donc l’idée empreinte d’une indéniable logique prime sur la réalisation de l’objet, ce dernier pouvant en certains cas devenir inutile et se voir remplacé par un simple texte, une phrase, une définition, un aphorisme, un mode d’emploi. L’ombre de Marcel Duchamp plane, silencieuse, au-dessus de la posture artistique engagée par l’Art Conceptuel. Ces deux tendances que sont le Minimal Art et l’Art Conceptuel ont profondément marqué l’art dit d’avant-garde et continuent à en déterminer un certain nombre de formes pour lesquelles le savoir-faire académique est tout simplement abandonné, quitte à faire place à un autre type de savoir-faire, par exemple en matière de communication. Aujourd’hui, beaucoup d’établissements supérieurs d’enseignement artistique ont intégré ces données et se consacrent de moins en moins à l’acquisition de savoir-faire élémentaires, ce qui modifie singulièrement le profil des diplômés à velléités artistiques.
Sol LeWitt œuvre donc dans un contexte et une continuité auxquels s’ajoutent certaines de ses formations et pratiques professionnelles que l’on peut considérer comme déterminantes, notamment dans le champ du design et de l’architecture.
Globalement et ne seraient-ce certaines œuvres tardives dans la carrière de cet artiste, son travail en peinture, dessin et volume (le terme sculpture est devenu inapproprié), est formellement extrêmement simple, fondé sur quelques éléments plastiques réduits au minimum et combinés entre eux selon un programme prédéterminé.
L’exposition du Centre Pompidou-Metz est consacrée aux seuls dessins muraux appelés globalement Wall drawings, même lorsque le médium est la peinture ou l’encre de chine ; ce parti-pris exclut donc les objets tridimensionnels, ceux-ci représentant toutefois une part significative de l’œuvre. Pour autant, avec Sol LeWitt, la pratique du dessin hisse celui-ci au rang d’art majeur, au contraire de ce qui le définit dans l’usage courant comme appartenant à un stade intermédiaire ou préparatoire d’une œuvre à venir, picturale, sculpturale ou autre. L’exposition présente une grande quantité de dessins muraux de tailles monumentales. Peut-être même qu’il y en a trop et cela peut lasser le visiteur, car les différences d’une œuvre à l’autre sont relativement peu importantes, ce qui peut émousser le plaisir esthétique, d’autant plus que cette forme d’art requiert au moins autant un plaisir situé dans l’intelligence et la compréhension de l’œuvre qu’un plaisir visuel et sensuel. Et dès lors que l’on a compris les principes fondateurs de ces dessins, on a possiblement épuisé une partie de l’intérêt qu’on leur porte. A cela j’ajouterai que ces dessins muraux peuvent être qualifiés de silencieux grâce à cette sensation de pureté qui s’en dégage et peut-être aussi en raison de l’absence d’image(s), car il s’agit d’un art sans image(s) ; d’autre part, ces dessins sont le plus souvent fondés sur la symétrie et ces caractéristiques accumulées convoquent comme naturellement la contemplation, sinon l’extase, or contemplation et extase, en ce qu’elles ont d’exceptionnel et ne peuvent se produire que dans la rareté. L’exposition dont le parti-pris est de ne montrer que des dessins muraux monumentaux exclut toute l’œuvre picturale aux couleurs vives et aurait peut-être pu proposer afin de se diversifier quelques petits ou moyens formats de ces dessins muraux, ainsi que cela est possible puisque Sol LeWitt ne précise pas les dimensions des interprétations de ses projets.
L’un des principes fondateurs de ces dessins est qu’il s’agit d’un art activable : l’artiste conçoit ses dessins en tant que programmes consignés dans un livret, comme un compositeur conçoit une pièce musicale ou un opéra, sans pour autant devoir exécuter l’œuvre, l’exécution étant possible en différents lieux et époques par différents chefs d’orchestre, musiciens et chanteurs. D’une manière certaine, l’œuvre de Sol LeWitt croise et côtoie des formes musicales qui lui sont contemporaines, comme la musique sérielle ou la musique répétitive. « Chaque individu étant unique, les mêmes instructions seront comprises différemment et mises en œuvre différemment. » (Sol LeWitt). Ici, les modalités d’existence des dessins muraux posent certaines questions dont celle du lieu où se situe réellement l’œuvre, entre le livret et la réalisation murale : le livret est-il davantage l’œuvre que ne l’est le dessin exécuté au mur par un étudiant en art ou un manutentionnaire de musée ? Sol LeWitt apporte comme réponse : « Le plan existe en tant qu’idée mais il a besoin d’être traduit dans sa forme optimale. Les idées de dessins muraux seules contredisent l’idée de dessin mural. » La réalisation des dessins muraux est ainsi confiée à des assistants qui bénéficient d’une latitude certaine, d’une marge d’erreur acceptée par Sol LeWitt ; il faut dire que certains dessins muraux comportent des centaines de traits, le plus souvent tirés à la règle, tracés au crayon et en ce cas très fins par rapport à la dimension monumentale de l’œuvre ; d’autres dessins sont tracés au pastel et d’autres encore sont réalisés à l’encre de Chine, en lavis, ou à la peinture acrylique ; pour autant, ici, ils sont tous appelés dessins. Le principe qui régit les dessins muraux est donc celui selon lequel l’artiste est concepteur de l’œuvre - on est au cœur de l’Art Conceptuel - et laisse à l’acquéreur ou à l’exposant, collectionneur ou musée, le soin de réaliser, de faire apparaitre cette œuvre : « …le plan (écrit, oral ou dessiné) est interprété par le dessinateur ».(Sol LeWitt). Ainsi le collectionneur acquiert un livret et libre à lui d’exécuter et interpréter l’œuvre sur un mur, selon les indications données par Sol LeWitt dans ce livret. Ces dessins muraux peuvent, au gré de l’acquéreur, être réalisés à titre définitif ou bien être réalisés pour une durée limitée. Tel est le cas, par exemple, de dessins muraux acquis par le Centre Pompidou à Paris, lequel présente ces dessins lors de certaines expositions temporaires de la collection du musée, c’est-à-dire les fait réaliser puis, après l’exposition, les fait effacer car il lui faut disposer des murs pour d’autres accrochages. C’est donc en ce sens qu’on peut parler d’une forme d’art activable, un art dont le projet dort dans un livret en attendant que le collectionneur privé ou institutionnel ne décide de le faire réaliser selon les prescriptions de l’artiste.
Pour revenir à cette exposition du Centre Pompidou-Metz, il faut ajouter que les œuvres présentées, malgré ce strict parti pris de noir et blanc, offrent une réelle variété plastique et formelle qui vient rompre cette potentielle monotonie évoquée précédemment. Les fameux walldrawings ne sont pas tous constitués de traits rectilignes de crayon tirés depuis les côtés des carrés dans lesquels ils s’inscrivent. La période couverte par cette exposition est vaste, de 1968 à 2007, c’est-à-dire près de quarante ans, et Sol LeWitt a apporté une réelle variété dans ce qui est ici génériquement appelé dessin, même lorsqu’il s’agit de peinture. Il en va d’ailleurs de même pour l’œuvre picturale colorée, géométrique ou informelle, car l’œuvre de Sol LeWitt n’est pas toujours géométrique, notamment avec les peintures faites de coulures verticales. Serait-ce que la totale rationalité sur laquelle se fonde l’œuvre de cet artiste aurait suscité chez lui une tentation d’expérimenter un art plus immédiatement aventureux ? Diversité encore avec les œuvres en trois dimensions qui relèvent, elles aussi, d’une démarche propre à l’Art Conceptuel et au Minimal Art tout en témoignant d’un ancrage dans les mathématiques et la sérialité. L’exposition du centre Pompidou-Metz permet aussi la rencontre de dessins muraux constitués de lignes sinueuses répétées à l’infini par l’exécutant, ainsi la forme informe est happée par un art modulaire, ce qui évoque immanquablement Benoit Mandelbrodt, la théorie des formes fractales et l’art fractal. D’autres œuvres rompent le principe de la pure symétrie, constituées de cercles concentriques, peints au lavis d’encre de chine, dont le centre est décalé dans un coin du carré. Quelquefois l’œuvre est faite d’arcs de cercles tracés en blanc sur fond noir. D’autres œuvres, dans l’esprit de celles qui avaient été montrées au Musée d’Art moderne de la Ville de Paris, entretiennent un rapport étroit avec l’œuvre en volume de Sol LeWitt, ce sont des pyramides déployées, des cubes ou des parallélépipèdes rectangles dessinés selon les règles de la perspective isométrique, c’est-à-dire une perspective sans point de fuite où les côtés du volume représenté restent parallèles entre eux. Quant à la variété des formes et des moyens plastiques, une œuvre se distingue par l’usage d’un vernis brillant, assez inattendu chez Sol LeWitt.
La visite de l’exposition Sol LeWitt peut surprendre en ce sens que le centre Pompidou-Metz présente simultanément deux expositions dont l’une s’intitule 1917, qui est une exposition consacrée à la fin de la Première Guerre mondiale, exposition essentiellement documentaire où les œuvres d’art ne sont pas parmi les meilleures et sont en tous cas littéralement noyées dans de bruyantes anecdotes. A l’étage supérieur, l’exposition Sol LeWitt, lors de ma visite, était quasiment déserte : il s’agit d’un art peu populaire qui demande un réel effort au public non averti et nécessite donc une médiation adaptée. Dommage car l’œuvre de Sol Lewitt est trop peu connue.