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A mes deux voyageurs
Quand je t’ai vue pour la première fois, tu étais encore enfant. Tu ne savais rien du voyage. Tu ne connaissais aucune route. Lui ? Je ne sais par quelle route il vint. Je me rappelle seulement que c’était aussi un enfant.
Une nuit, j’étais assise au pied de ton lit. Tu rêvais que tu voyageais avec lui sur une route longue et ensoleillée. Il avait fait le même rêve. Le lendemain, tu l’as vu t’attendre au bord de la route. Il t’a salué gaiement. Tu dégoulinais de sueur à cause de la chaleur ou peut-être de la honte. Comme la longue route paraissait courte ! La route toujours ensoleillée, même en hiver. Comme vous étiez immaculés ! On aurait dit que vous partiez pour le Paradis. A partir de ce moment-là, ta petite chambre sale et sombre devint lumineuse. Tu aimais sa voix. Tu étais perdue dans ses grands yeux noirs. Le soir, tu regardais le coucher de soleil. De l’autre côté de la ville, il le regardait aussi. Assise dans le soleil, je vous regardais. Ton cœur voulait le chercher, mais attendait et ne trouvait rien. Son cœur voulait te connaître, mais il ne savait et ne demandait rien. Tu versais tes émotions dans tes vers, sans les lui lire. Il brûlait de désir et gardait le silence, sans te le dire. Vous vous voyiez chaque matin sans dire un mot. Vous n’aviez pas besoin de mots. Vos yeux parcouraient une route. Les regards en étaient les mots, les voyageurs. Alors, chaque fois que tu désirais voyager avec lui, tu comptais jusqu’à trois. Et il apparaissait sur-le-champ, venant de je ne sais où. Il y avait quelque chose qui vous liait. Ce "quelque chose", cette route liante, n’était que l’amour. L’amour était déjà né. Personne ne vous avez obligé à être amoureux. Personne ne pouvait vous accuser d’être amoureux. L’amour pur avait choisi lui-même vos cœurs aptes à le recevoir.
Hélas ! Le voyage aussi a un terme. Je me rappelle de votre dernier voyage. Ce jour-là, quelque chose a été arraché à ton corps. Les mots se figèrent sur ses lèvres tristes et restèrent enfouis à jamais dans son coeur déchiré. Depuis, aucune fleur ne fleurit. Aucun oiseau ne chanta et les tempêtes ne se limitèrent pas aux mers.
Le désir de le voir pour la dernière fois t’envahissait. Tu l’as trouvé, tombé dans une fosse, regrettant ces années perdues.
"Donne-moi ta main et sors-en ; ou au moins, fais-moi descendre à côté de toi", l’imploras-tu par le langage des yeux. Il t’a répondu de la même façon : "Ce n’est pas la peine. Pas besoin de ton aide. Je peux bien sortir. Mais comment puis-je sortir de moi-même ?"
Tu pleurais à chaudes larmes. Il pleurait en lui-même. Je me suis enfuie en fermant les yeux.
On se moquait de lui. On l’appelait fou. Son étrangeté ne provenait pas de sa folie, mais de son génie. Pour lui, être avec toi était aussi difficile que d’être sans toi. Tu avais bourré dans ton petit cœur un amour trop grand pour lui. Il ne pouvait plus être à toi. Il ne s’appartenait pas même à lui-même.