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BERTRAND LAVIER
Centre Pompidou, Paris, 26 septembre 2012-7 janvier 2013
Après Marcel Duchamp et sur les marges de l’Art Conceptuel
Le centre Pompidou de Paris présente une exposition assez exhaustive de l’œuvre de Bertrand Lavier, en tous cas suffisante pour situer et qualifier celle-ci depuis la fin des années soixante jusqu’à nos jours. Malgré une présence de plusieurs décennies sur la scène artistique française et dans une moindre mesure internationale, Lavier, avec une œuvre intéressante notamment par les questions qu’elle pose à l’art, est resté un artiste dont la notoriété se limite plutôt au monde restreint de l’art contemporain. Son œuvre s’inscrit dans un rapport explicite et objectivé à un certain nombre de repères de l’art, avec en arrière-plan la statue du commandeur : l’ombre de Marcel Duchamp. Pour situer cette œuvre de Bertrand Lavier, on peut dire qu’elle est à la fois une œuvre plasticienne où la peinture, en tant que question portée à elle-même, est réellement présente, et qu’elle est une œuvre qui opère dans la catégorie de l’Art Conceptuel, mais marginalement, à partir d’objets d’usage courant mis en exposition d’une certaine manière, dont la plus utilisée ici est le rapprochement pour le moins inattendu de deux objets. Ainsi, par exemple, vont de pair et font œuvre une pierre et un réfrigérateur, l’une posée sur l’autre. La visite de cette exposition donne à penser que cette œuvre est caractéristique d’une époque ou d’un moment de l’histoire de l’art contemporain. Elle est caractéristique d’une manière de penser l’art qui se situe après Duchamp et prend pour principaux repères l’Art Conceptuel, le Minimal Art, le Pop’art, la photo, le musée dans sa fonction institutionnelle artialisante. Ces repères, les postures et interrogations de Lavier qui se dégagent de cette exposition cantonnent cette œuvre à ce moment de l’art contemporain où il se pose encore beaucoup de questions sur lui-même, avant que, dans la fin des années quatre-vingt-dix, l’art s’affirme comme tel sans guère avoir besoin de se poser de questions sur ce qu’il est ou devrait être. En France, l’Art Conceptuel a été principalement celui d’artistes anglais et américains et la plus que modeste tentative de Bernar Venet a fait long feu avant qu’il ne devienne un sculpteur dont l’esprit réside davantage dans la première moitié du vingtième siècle que dans la seconde. Donc Bertrand Lavier représente assez bien une tendance locale de l’Art Conceptuel où la plasticité de l’œuvre maintient une indéniable présence.
Il est probable que le visiteur d’une telle exposition est plutôt connaisseur de l’art contemporain et ne vient pas ici par hasard ou attiré par la notoriété du nom de l’artiste. En ce sens, on peut supposer que les propositions de Lavier s’affirment comme possibles grâce, en amont, à l’œuvre de Marcel Duchamp et notamment par rapport au fameux Ready-Made que fut le Porte-bouteilles, un objet d’usage courant exposé tel quel au musée. Un demi-siècle plus tard ou un peu plus encore, Lavier propose en tant qu’œuvres des objets d’usage ordinaire comme le réfrigérateur, le congélateur, le coffre-fort, la voiture accidentée, le souffleur de feuilles, le piano à queue ou l’appareil photo. Le plus souvent ces objets vont en couples, ainsi le réfrigérateur sert de socle à une grosse pierre, ou bien c’est le coffre-fort qui sert de socle au réfrigérateur. La voiture accidentée est également présentée sur un socle, ce qui la met à distance de son statut d’épave en contribuant à en faire un objet muséal ; en même temps le nom et la marque de la voiture renvoient au plus que célèbre drame des amoureux que furent Roméo et Juliette : il s’agit de la marque Alfa Roméo et la voiture est une Giuletta ! La question du socle et de sa nature est ainsi clairement posée, n’échappant toutefois pas à la même question dont Brancusi s’était emparé bien auparavant. Le piano à queue est enduit d’une épaisse couche de peinture brillante appliquée à la spatule ; il s’agit donc d’un véritable piano mais peint à la main, et l’artiste nous dit ainsi qu’il est peintre et qu’il a peint un piano ! L’humour ne manque pas à Lavier. Ici le piano peut fonctionner. Même propos avec un appareil photo recouvert d’une épaisse couche de peinture brillante et transparente qui en rend impossible l’usage et pose une question aux rapports de la peinture et de la photo… d’une peinture qui ici empêche de voir objectivement le réel. Ainsi Lavier, en tant que peintre dont la culture a été nourrie par Marcel Duchamp, pose davantage de questions qu’il n’invente des formes. L’œuvre qui met en scène un souffleur de feuilles au-dessus d’une commode Art Déco évoque immanquablement la fameuse phrase de Lautréamont et qui connut un franc succès chez les surréalistes : « Beau comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie. » Pour autant, on ne peut guère dire que Lavier adhère au surréalisme, l’ensemble de l’œuvre relevant plutôt de questions posées au monde, aux objets du monde et à sa représentation ; questions posées par un plasticien préoccupé essentiellement par la peinture. D’autres objets parsèment cette exposition et à chaque fois posent de nouvelles questions : une serrure très ordinaire, soclée et installée parmi des objets d’art africain, eux-mêmes chromés, ceux-ci ayant fait partie d’une exposition antérieure qui s’était tenue en Afrique du Sud. Dans les textes produits par le Centre Pompidou le terme de greffe revient fréquemment pour désigner le travail de Lavier, sous le prétexte, semble-t-il, que ce dernier a fait des études d’horticulture. Pour ma part, je préférerais parler de rencontres générées par le regard de l’artiste sur les choses du monde, regard qui scrute, choisit et apparie celles-ci pour qu’elles connaissent une autre fécondité que celle de leur usage et destination initiaux.
Cette exposition que l’on peut définir comme relevant d’une forme très plasticienne de l’art conceptuel, est hantée par la peinture, par le geste et la matière, par la couleur et la représentation du monde visible. Un certain nombre d’œuvres mettent la peinture en question, d’une manière ludique mais néanmoins profondément réflexive. Regard attentif de plasticien, interrogations à un art pictural plus ou moins mis à mal par d’autres arts dont celui des attitudes, la photo, la vidéo et le cinéma. Ici, une œuvre renvoie à l’occultation des vitrines des magasins, occasionnellement enduites de blanc d’Espagne, détournement puisque dans le cadre du musée cela devient à la fois un monochrome et une peinture gestuelle expressionniste. La démarche est consécutivement celle d’un regard d’artiste sur une banale vitrine, celle d’une photo de cette vitrine, puis la numérisation du cliché et enfin un tirage jet d’encre sur toile : le peintre ainsi s’approprie le visible pour le rendre davantage visible et effectuer sa mutation en art. Une autre œuvre repose sur deux surfaces rectangulaires contiguës peintes en rouge-orangé avec deux pots de peinture industrielle d’un rouge homonyme mais de marques différentes ; ainsi apparaissent des écarts de teintes et se trouve mise en question l’appellation de ce rouge : les mots sont trompeurs, la réalité visible leur échappe. Avec une autre œuvre encore, Yves Klein et Picasso se rejoignent sur un morceau de carrosserie de voiture peinte en bleu YKB (Yves Klein Blue) où trône un fac-similé de la signature de Picasso. Et encore une autre œuvre : deux blocs parallélépipédiques, posés sur un socle, se font face, l’un en bronze, moulage de l’autre, fait de peinture séchée devenue sculpture. Ici c’est une œuvre réalisée en duo avec Morellet, une grande toile géométrique en noir et blanc où Lavier apporte l’épaisse matière picturale qu’il affectionne. Et ici c’est un tableau pointilliste de Signac dont Lavier commande la reproduction en mosaïque… et puis des panneaux routiers à caractère touristique que Lavier repeint tels quels, juste en pâte épaisse, et puis encore, au fil de la visite, une série de tableaux dont le motif est un détail extrait du Journal de Mickey, dans une séquence qui raconte et met en scène une visite du héros au musée d’art moderne. Et c’est là qu’on a peut-être le plus savoureux de l’esprit de Lavier, une ironie qui s’empare de si peu : quelques images du journal de Mickey et s’opère l’introduction dans l’un des plus fameux musées d’art moderne et contemporain du monde.
On l’a vu avec quelques exemples, Lavier se situe dans un rapport explicite à un certain nombre d’œuvres et d’artistes, comme par rapport au monde visible et quotidien : Yves Klein, Picasso, Morellet, les œuvres de néon de Stella, les bandes dessinées de Walt Disney, une vitrine enduite de blanc d’Espagne. Un film aux teintes délavées montre, immobile mais tremblotant, un tableau de Rothko. L’œuvre globale de Lavier répond-elle littéralement à l’ouvrage d’Artur Danto, La transfiguration du banal ? Danto interroge et explique d’un point de vue philosophique ce qu’on a coutume d’appeler la théorie institutionnelle, c’est-à-dire cette transmutation de l’objet qui, introduit au musée, et du fait du pouvoir de ce lieu institutionnel, du fait de cette délégation sociale attribuée au musée, devient œuvre d’art, comme cela fut le cas au début du vingtième siècle avec le Porte-bouteilles de Marcel Duchamp, et comme c’est le cas depuis des décennies. L’art est ainsi une proposition faite par l’artiste, une intention comme l’explique Gérard Genette, et non plus un métier appris longuement et défini préalablement. Le débat sur la reproduction du visible, sur la nature de l’art est au cœur de l’œuvre de Lavier qui opère non loin de la manière de faire de Kossuth, c’est-à-dire avec une circulation entre l’objet montré et sa ou ses définitions. Une œuvre présentée ici, datant de 1976, Polished, repose sur douze fois le même objet d’assemblage réalisé, chaque fois dans un contexte linguistique différent, selon une description initiale unique. Mais chez Lavier, l’humour fait basculer le sérieux minimaliste et souvent péremptoire propre à l’Art Conceptuel ; les mots, comme la peinture sont menteurs et ne disent que ce qu’ils disent ! (polysémie oblige). C’est-à-dire autre chose que la réalité perceptible de l’objet qu’ils décrivent. Et si la peinture représente tant bien que mal le réel, la photo ne fait pas mieux, malgré sa supposée objectivité ; une œuvre de Lavier dévoile un rectangle éclairé par quelques projecteurs, le champ de la prise de vue est vide, la photo est absente mais le propos se concentre sur, justement, ce que la photo ne montre pas : le hors champ, ce que le photographe ne cadre pas. Question importante, sans nul doute, que ce que ne montre pas la photo !
Même si l’œuvre de Lavier, assez bien résumée avec cette exposition, est un peu pesante de didactisme et de démonstrativité, sinon quelquefois de bavardage, lorsque je la compare à celle de Gerhard Richter au sujet duquel j’ai écrit récemment un article dans La Revue de Téhéran, je la ressens comme beaucoup moins encombrée de pesant académisme. Sans doute suis-je sensible au questionnement qui est au cœur de l’œuvre de Lavier, alors que Richter affirme trop, pour mon goût, un savoir-faire encombrant, sinon vain et obsolète. Le questionnement radical de Lavier m’apparait comme l’assurance que l’art ne peut plus, aujourd’hui, n’être que savoir-faire mais est et doit être invention, création, manière de penser et dire le monde et pas seulement de le re-présenter.