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La vie est un roman. Nassireddin Toussi naquit à Tous (son nom l’indique), la ville de Ferdowsi, au tout début du XIIIème siècle. Non loin de Neyshâbour, où naquirent ‘Attâr et Khayyâm. Issu d’une famille érudite, il étudiera avec les grands savants de son époque, voyagera beaucoup. Son maître de philosophie, Farideddin Dâmâd, fut formé à l’école d’Avicenne, d’où sa défense de la pensée péripatéticienne, mise à mal par Ghazzâli. Probablement.
Il était aussi poète. Il maîtrisait l’arabe, le grec, le turc, outre sa langue natale. Il fut l’auteur de traités d’arithmétique, de géométrie, de trigonométrie ; et commenta Euclide, Archimède, Ptolémée. On retiendra sa contribution à l’astronomie, dont sa théorie nouvelle sur les mouvements des planètes. Un esprit universel, une nouvelle fois.
Il a trente et un ans quand déferlent les hordes mongoles d’Houlagou. Il rejoindra Alamout, la montagne sauvage, paraissant inaccessible. Le nid d’aigle ismaélien. Ce sera la période la plus féconde de sa vie. Sans doute dévora-t-il toute la bibliothèque ! Tous ces trésors accumulés, condamnés à brûler quelques années plus tard.
On le retrouve côté mongol presque aussitôt la chute d’Alamout. Fin stratège, et s’imposant par son savoir, il deviendra le conseiller scientifique d’Houlagou. Il obtiendra de lui, en 1259, l’érection du plus grand complexe astronomique de son temps, qu’il bâtira sur un plateau désert dominant la ville de Marâgheh [1]
La pièce centrale en était l’observatoire, une tour de vingt-huit mètres de diamètre, incluant un cadran gradué en forme de fragment d’ellipse, et où la lumière solaire venant d’un trou dans la coupole permettait les différentes mesures. On y trouvait en outre des constructions complexes, dont des colonnes plantées en arc de cercle, une sphère, destinées à des calculs savants. La réception des hôtes était aussi prévue : un bâtiment spacieux accueillant les astronomes du monde entier, un petit palais, destiné à l’empereur, une mosquée, un atelier, une salle de réunion, une bibliothèque [2] Le tout délimité par une muraille percée de deux portails géants.
Ce n’est pas dans ce complexe pourtant que Toussi aurait fait une de ses découvertes les plus révélatrices. Dans la ville de Marâgheh se trouvent des tours en briques – restaurées, et qu’il est possible de visiter – ayant servi jadis de mausolées. Et aussi à des calculs savants. Dans l’une d’entre elles [3], percée d’ouvertures différemment inclinées, il aurait calculé précisément la circonférence de la Terre. La Terre considérée comme un globe, et non comme une galette aplatie selon la croyance de l’époque, Al-Birouni l’ayant déjà prouvé cinq siècles avant Copernic.
Revenons au site de Marâgheh.
Il est le lieu d’un bouillonnement neuronal permanent, analysant, assimilant. Rejetant parfois. L’école de Marâgheh, s’inspirant de l’héritage des mages astronomes de la Perse comme de celui des Grecs, manifesta une ouverture et un esprit critique qui iront jusqu’à prouver la non-possibilité du modèle cosmologique de Ptolémée [4], référentiel jusqu’alors.
Il est difficile d’imaginer, presque huit siècles plus tard, ce campus planté sur un plateau désert, à tous les vents, et où se pressaient les savants de ce temps, depuis l’Espagne d’Al Andalous à l’Ouest, depuis la Chine à l’Est, ou depuis l’Inde … Une grande fraternité spirituelle, animée par un désir de s’enrichir, de s’élargir, au-delà des certitudes ancrées des religieux obtus, des fondamentalistes.
Nous étions au XIIIème siècle, quelques dizaines d’années après l’instauration d’un contresens, d’une contre-science, la Sainte Inquisition.
Il ne reste que quelques ruines éparses, peu significatives, sur le site de Marâgheh. Et un projet de reconstruire le lieu, d’apporter le témoignage d’un élan oublié ; en attente de subventions.
Nous avions évoqué Marâgheh déjà, dans le chapitre intitulé "La Coupe du Monde". Des grottes creusées sous un plateau, une école de mages mithraïques… souvenons-nous.
Ce plateau est celui sur lequel fut construite la "cité des sciences". Ce campus multiracial, multiconfessionnel… Et sous lequel courent des galeries reliant des salles d’initiation, où s’élèvent des autels taillés dans la roche, aux motifs effacés par le temps (ou les iconoclastes). Coïncidence ? Peut-on envisager qu’il y ait eu collusion, ou tout au moins quelques contacts entre Toussi et ses adjoints et les tenants d’un culte ancien ? On trouvait des mages à Neyshâbour au XIème siècle, rappelons-nous ; la vallée d’Ahouraman, non loin de Marâgheh, conserva le mithraïsme jusqu’au XVème, sous une forme plus ou moins altérée. Il est facile d’imaginer que ceux qui pratiquaient ce culte d’initiés, réservé à une élite dans ses plus hauts degrés, se convertirent sans enthousiasme à l’islam triomphant, ou ne le firent qu’en apparence. Puis se glissèrent dans le soufisme, en marge de l’islam, comme le feront plus tard les rebelles d’Alamout aussitôt leur défaite.
Et Marâgheh et sa région étaient un centre de ce culte sous les dynasties parthe, puis sassanide – peut-être aussi plus tôt. D’autres cavernes se trouvent sous le plateau, ayant servi de temples mithraïques, puis d’églises [5]. Le temple souterrain de Varjovi, près d’un village voisin, accueillit ensuite une tariqa [6] soufie, puis une mosquée. Idem pour celui d’Azar Shahr – la Ville du Feu – plus au nord [7]
Nous sommes non loin du lac salé d’Oroumiyeh, ce lieu sacré, nous parlant sur ses rivages d’un passé oublié. Ourmiah, Hassanlou [8] ; Risheh, le village de Zartousht, peut-être. Toute une effervescence évolutive, ascensionnelle. Pourquoi ne pas imaginer une transmission de ce savoir accumulé, souterraine, secrète, comme cette école initiatique sous un plateau stérile ? Puis l’arrivée d’un homme hors du commun, apte à cueillir les fruits dans ce verger que d’autres avaient planté ?
[1] Elle fut brièvement capitale de l’empire sous les Mongols ilkhânides.
[2] Elle aurait contenu 400 000 ouvrages. On peut se demander si Toussi ne réussit pas à emporter le contenu de la bibliothèque d’Alamout, ou tout au moins une partie.
[3] Gonbad-e Sorkh (le Tombeau Rouge), érigé en 1147.
[4] La Terre y était vue au centre de l’Univers. Ce concept fit autorité en Europe jusqu’au début de la Renaissance.
[5] Ce qui semblerait accréditer l’hypothèse où les adeptes de Mithra (ou une partie d’entre eux), en attente d’un rédempteur, se convertirent au christianisme.
[6] Confrérie.
[7] Son mihrab est orienté à l’Est, et non à l’opposé, vers La Mecque, témoignant qu’il fut jadis un mehrâbeh. Il reçoit encore des ex-voto.
[8] Site archéologique remontant à 5500 av. J.-C.