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Le Shâhnâmeh (Livre des rois) est un poème épique de plus de 60 000 distiques écrit par Abol Ghâssem Hakim Ferdowsi il y a un millénaire. L’auteur y met en scène l’histoire de l’Iran de l’Antiquité à la période historique, mêlant savamment mythe et réalité historique. Il arrête son récit juste après la conquête arabe (VIIe siècle). Au sein des pays de langue persane (Iran, Tadjikistan, Afghanistan), c’est l’une des œuvres les plus populaires.
Après avoir exposé la création de l’Univers et adressé des louanges à Dieu et à ses prophètes, la première dynastie que Ferdowsi met en scène est celle des Pishdâdiâns, les "premiers créés". Ce sont des rois civilisateurs qui enseignent à l’humanité tout ce qu’elle sait à présent : de l’embrasement du feu à l’organisation de la société, mais aussi la médecine et l’art de la construction. Ainsi dit-il de Kyomars (le premier de cette dynastie) : "De lui vient toute civilisation car l’art de se vêtir était nouveau." [1] Le souverain est en général un bon roi qui rend son peuple prospère tel Houshang, mais qui doit néanmoins combattre les forces du mal qui veulent sa perte. Nul ne règne donc dans une plénitude béate, mais chacun se doit de lutter pour le bien. Cette première partie mythologique de l’œuvre est la plus sereine de toutes mais aussi la plus courte. Ce bonheur absolu va de pair avec le végétarisme, scellant l’union de l’homme et de la nature.
A ce propos, mentionnons la collaboration entre les hommes et les animaux, ainsi Ferdowsi dit de Kyomars : "Il était beau sur le trône comme le soleil ; il brillait, du haut de son trône royal (…) Les animaux féroces et les bêtes sauvages qui le virent accoururent vers lui de tous lieux du monde, et, se tenaient courbés devant son trône : ce fut ce qui révéla sa majesté et sa haute fortune." [2] Quand son fils innocent trépasse des mains d’un suppôt d’Ahriman [3], "les animaux féroces, les oiseaux et les bêtes fauves allèrent en foule vers la montagne, en poussant des cris ; ils vinrent se lamentant et se désolant, et la poussière s’éleva devant le trône du roi. Ils demeurèrent là, une année dans la douleur." [4] Afin de le venger, il dresse "une armée de bêtes fauves [et] d’oiseaux." [5]
Dans la religion zoroastrienne, Kyomars est le premier homme. Il est tué avec le taureau primordial par Ahriman, mais leurs matières organiques ensemenceront la faune, la flore et l’humanité. Grâce à la semence de Kyomars déversée sur la terre, une plante germera, elle se scindera en deux parties égales, donnant ainsi naissance au premier homme et à la première femme. [6] Ferdowsi emploie donc un autre moyen pour inclure Kyomars dans le processus de création du Monde car il fait de lui le premier roi de l’Iran.
Avant qu’Houshang (fils du défunt et petit-fils de Kyomars) n’enseigne l’agriculture aux hommes, ils n’avaient "que les fruits pour se nourrir" [7]. Le roi préférait se servir des bêtes pour "entretenir la splendeur de son trône" [8]. Effectivement, "les aliments étaient alors peu variés, car on ne se nourrissait pas de chair, de tout ce que porte la terre, on ne mangeait que des végétaux. Ahriman, aux desseins funestes, se consulta alors, et se résolut à tuer des animaux." [9] Il commence par proposer des œufs à Zahhâk puis de la viande. Zahhâk était le fils d’un bon roi arabe qu’il tua, influencé par le démon. Après le rôle du mauvais conseiller, Ahriman joue à présent celui de vil cuisinier. Il s’applique à augmenter la cruauté de Zahhâk en lui donnant le goût au sang. Ce procédé était bien connu de l’Antiquité et certains récits mentionnent même qu’Alexandre le Grand nourrissait son cheval de viande pour entretenir ses instincts et sa férocité. [10]
Quand Zahhâk apparaît dans le récit, l’Iran est toujours gouverné par Djamshid, un bon roi iranien auréolé de la lumière divine (farr-e Izadi), mais il finit par devenir orgueilleux et chercha même à se mesurer à Dieu [11], entraînant ainsi la révolte de son peuple – cela rappelle en partie la faute d’Adam. Notons que dans le Yasna (XXII, 8), la faute de Djamshid (Yima dans l’Avestâ) est d’avoir tué un animal pour le manger. L’acte de consommation est important : si ses prédécesseurs tuaient parfois des animaux (comme par exemple Houshang : "Il tua et dépouilla de leurs fourrures les animaux errants dont le poil était bon, comme les hermines, les martres et le renard à la fourrure chaude, enfin la zibeline aux poils soyeux, et il fit ainsi avec les peaux des animaux des vêtements pour le corps des hommes" [12]), ils ne le font seulement s’il n’y a pas d’autres solutions, comme nous le montre Tahmouress : "Il ne tue pas les moutons mais ne fait que les tondre". [13] De plus, il instruit les animaux et se montre bon envers eux : "Il ordonna de calmer leur ardeur par des caresses, et de ne leur parler qu’avec une voix douce." [14]
Par la suite, le non respect de la création divine (la mise à mort d’un animal) entraînera la perte de l’immortalité et du caractère paradisiaque du monde. Toutes les générations à venir seront donc condamnées à subir la punition de Dieu qui, en rendant l’homme mortel, l’a abaissé au niveau de viande périssable, comme le chasseur l’a fait avec l’animal qui expie de ses mains. Nous pouvons relever certaines similitudes entre les religions préislamiques (notamment mithriaque et zoroastrienne) et les monothéismes qui les suivirent [15], notamment entre l’épisode du cataclysme annoncé à Djamshid et l’épisode de l’Arche de Noé. Djamshid n’est pas menacé par un déluge mais par un grand refroidissement qui menace la vie sur Terre. Il se réfugie donc dans une caverne avec un couple de chaque animal pour sauver la vie sur terre [16]. Or, son péché mit fin à la collaboration homme/animal comme on le voit chez les Pishdâdiân. Il s’est rangé du côté des méchants qui n’ont aucun respect pour la nature, comme en témoigne Afrasiâb, chef du Touran, plus grand ennemi de l’Iran. Dans l’Avesta, on l’assimilait même au démon de la sécheresse. Voilà pourquoi dans le Livre des rois, la plante que le sang de Siâvosh a fait pousser l’inquiète autant : "Je ne veux pas que de la racine de Siawusch pousse un rejeton ; je ne veux ni de ses feuilles ni de ses fruits(…)." [17]
Le peuple qui a appelé Zahhâk à régner a donc suivi la voie du diable, et est de ce fait responsable de son malheur. Les péchés de Zahhâk ou de Djamshid ont déclenché une spirale sans fin : dans toute l’œuvre, la tyrannie sera croissante. En effet, la dernière dynastie iranienne citée par Ferdowsi (les Sassanides) est marquée par le despotisme de ses monarques qui n’hésitaient pas à faire empoisonner leur famille quand l’un des membres était soupçonné de comploter contre le pouvoir en place.
La faute originelle portait donc en elle l’essence de toutes les catastrophes à venir. Ardeshir pressentait cette dégénérescence, ainsi écrit-il à Shâpour : "Tes descendants et tous les membres de ta famille négligeront mes injonctions, abandonneront la voie de la sagesse et du savoir, n’écouteront pas les avis des sages, deviendront tous infidèles au pacte qui les lie, s’adonneront à l’injustice, l’oppression, et à la cruauté, rendront misérables leurs sujets, traiteront avec mépris les adorateurs de Dieu, ils revêtiront la chemise de la méchanceté et se souilleront avec le culte d’Ahriman." [18] La moindre contestation ou divergence se sanctionnait par la peine de mort, et peu importe que le protestataire soit un membre de la famille, ou alors un homme de bien apprécié par tous. Même Noushirvân (Anoushiravân), que l’Histoire retient comme étant un réformateur, n’échappe pas à la satire du poète : il fait assassiner son grand vizir et contribue à la perte de son propre fils Noushzâd. Le roi incarne ici la figure du traître qui a agit par extension contre sa patrie et de ce fait contre Dieu même (car le pouvoir vient de Lui).
Ce sont les princes et plus souvent les pahlavâns [19] qui font office d’intermédiaires entre le roi et le peuple. En effet, ils sont plus proches du commun des mortels contrairement au roi, auréolé de la faveur divine. Leur situation particulière permet donc au poète d’accentuer le choix individuel entre le bien ou le mal. Les pahlavâns ont également le devoir de protéger la patrie. La place qu’ils prennent dans le récit sera croissante : effectivement si Sâm n’a qu’un rôle mineur, son fils Zâl se fait plus présent et l’apogée est atteinte avec le héro Rostam. Il en va de même pour leur durée de vie. Ferdowsi n’est pas explicite sur le cas de Sâm, mais Zâl est en service jusqu’à Bahman. Celui qui traverse les siècles est incontestablement Rostam (qui est né pendant l’âge d’or où la mort était inconnue) : il prend une place considérable dans le déroulement des évènements et parvient presque à faire oublier le monarque qu’il sert. Les premiers sont complètement soumis aux rois, surtout Sâm qui suit les consignes du souverain sans aucune réflexion et songe même à attaquer le fief du père de sa belle-fille : Mehrâb. Quant à son fils, Zâl, il n’hésite pas à intervenir en faveur de sa bien-aimée. [20] Sâm ne montrera jamais la moindre résistance, et ce même lorsque sa propre réputation en pâtit. Au service du despote Newder, les Grands révoltés lui offrent le trône à la condition qu’il renverse son supérieur. Il refuse, même si les évènements lui donnent tort, il ne remettra jamais en question les actes du souverain. Quand Zâl survient dans le récit, le lecteur sait que son ascendance le place en successeur de Sâm, pourtant il apparaît comme un jeune homme fougueux et irresponsable : il fait l’affront à son illustre famille de jeter son dévolu sur Roudâbeh, fille de Mehrâb, et donc descendante de Zahhâk ! Mais par la suite, nous réalisons que cet acte est nécessaire pour consommer la rupture avec la politique de son père.
La personnalité de Rostam est encore plus marquée, et n’hésite pas à s’opposer aux souverains. Si le roi est parfois irrité de son comportement, il ne peut pas s’opposer trop frontalement à lui car il a besoin de sa force et de son ingéniosité au combat. Le champion le sait bien et n’hésite pas à prendre seul certaines décisions sans avoir l’amont du roi. Il se distingue donc grandement de ses prédécesseurs. De plus, sous l’emprise de son orgueil, il commet parfois des erreurs, dont la plus innommable de toutes : l’infanticide. [21]
Cette gradation se poursuit et atteint son point culminant avec l’avènement de son fils, le jeune Farâmarz qui se révolte carrément contre le roi. [22] Ce non respect de la nature et du roi entraînera la perte de la souveraineté iranienne : "(…) Ce pays prospère deviendra un désert, et par la suite de ses troubles, l’Iran ressemblera bientôt à l’Aniran." [23]. [24]
De plus, pour Ferdowsi, des récits mythiques aux évènements historiques, les Arabes personnifient l’ennemi : Zahhâk ressurgira des siècles plus tard sous le masque des armées arabes.
Le mythe archaïque du lien brisé entre l’homme et le monde animal [25] est donc lourd de conséquences et provoque des dégâts collatéraux. En souvenir des jours heureux, les Iraniens célébraient la fête de "l’ail rouge" (sir-e sour) en hiver où on avait coutume de manger des plats végétariens. On y commémorait le meurtre du roi déchu Djamshid et la soumission qu’il avait imposée aux démons. [26] La plupart des fêtes d’alors étaient non religieuses et on veillait à ne jamais porter atteinte à la nature ou aux animaux.
Zahhâk est même allé plus loin : un baiser d’Ahriman (qui avait pris les traits du cuisinier carnivore) fit grandir deux serpents sur ses épaules. Satisfait, le démon ne s’arrête pas en si bon chemin et revêt le masque d’un médecin qui lui conseille de "ne leur donn[er] à manger que des cervelles d’hommes." [27] Le cannibalisme effréné exercé par le tyran était même sur le point de dépeupler la terre. Nous pouvons donc en déduire que la consommation de viande fait naître un attrait certain pour le sang et finit par déboucher sur le cannibalisme. Rousseau fait écho à cette transition : "ش meurtrier contre nature […] mords ce bœuf et mets-le en pièces, enfonce tes griffes dans sa peau ; mange cet agneau tout vif, dévore ces chairs toutes chaudes, bois son âme avec son sang. Tu frémis, tu n’oses sentir palpiter sous ta dent une chair vivante ?" [28] Le tyran éprouve donc du plaisir à voir couler le sang. Le prochain pas consiste à porter cette viande à la bouche. Le cannibalisme permet de renforcer la situation de non-être, de non-droit à l’existence de la victime. Bientôt, tout corps deviendra de la viande pure ; il ne se déguste pas mais est avalé sauvagement. La perversion intérieure de Zahhâk est telle qu’elle se reflète extérieurement : il porte les stigmates de son pacte avec le Diable à qui il a laissé le champ libre, donc le mal va de façon croissante. A ce propos, il est intéressant de constater que, dans la mythologie iranienne, le serpent est également le symbole du démon [29], à l’image de l’imaginaire judéo-chrétien. On trouve la trace de ces représentations mentales dans le Livre des rois, et Ferdowsi désigne parfois le démon comme "le serpent qui brûlait le monde" [30] et Zahhâk, suppôt d’Ahriman, est également désigné comme étant "l’homme à face de serpent." [31]
Après la mise à mort de ses dix-sept fils pour nourrir les deux serpents du tyran, un forgeron ose se révolter : "Je suis Kâveh, O roi, je demande justice. Rends-moi justice, je suis venu en hâte, et c’est toi que j’accuse dans l’amertume de mon âme." [32] Les sages se pliaient aux désirs du tyran car ils craignaient les châtiments, mais, face à la mort, la nourriture se révolte. Quand le roi, bon père protecteur et bras droit de Dieu, se fait menace de mort, ses sujets troquent leur soumission pour l’action.
Le Livre des rois met en scène d’autres démons, bien que leur rôle soit mineur. Tous consomment également de la chair humaine, tel le peuple de Kâfour [33] qui donne de la difficulté à Rostam même : "C’était un combat qui ne lui souriait pas." [34] La bêtise de l’homme a donc délié le Mal de ses chaînes et précipité sa propre chute car il s’est détourné de Dieu. A titre d’exemple, quand Djamshid bénéficiait encore de la faveur divine, il réussit à chevaucher Ahriman : "Il le monta comme un coursier rapide. Il lui imposa la selle sans relâche, et faisait ainsi le tour du monde sur lui." [35]
a) Lait nourricier
Les mères du Livre des rois portent un amour sans bornes à leur fils et ne supportent pas leur disparition : Tahmineh ne vit pas plus d’un an après la mort de Sohrâb, Kâtâyoun après celle d’Esfandiâr, Jazireh quant à elle se poignarde sur le cercueil de son fils. La mère de Foroud accomplit le geste le plus spectaculaire : après que son fils ait été tué par l’armée de Tous, elle décide de brûler la forteresse (dej) qui les abritait, s’immolant elle-même ainsi que les autres femmes, afin qu’elles ne soient pas faites prisonnières par l’armée ennemie. Malgré le grand attachement qu’elles ont pour eux, elles font preuve d’une certaine sagesse en acceptant que leurs enfants quittent la sécurité du foyer pour accomplir leur destin. Elles sont également décidées à combattre Ahriman, font preuve de force morale et physique et vivent diverses péripéties, à l’image de la combative Farânak : pour protéger son enfant (Fereydoun) des griffes du vil Zahhâk qui avait déjà fait expier son mari, elle se résigna à être séparée de lui et le confia à un fermier dont une des vaches le nourrit. Certes Farânak éprouve de la crainte quand Fereydoun décide de prendre les armes pour reconquérir le trône de son père, mais elle est également une fervente défenseuse de la patrie.
L’accent est donc mis sur la fonction nourricière de la mère. Quand elle se voit dans l’impossibilité d’assumer ce rôle, les animaux constituent d’excellents substituts. Propp, connu pour ses études concernant les contes de fées, les classe dans les sous-catégories "les aides donateurs" [36] et "l’aide magique" [37]. Pour lui, tous les contes classiques suivent le même schéma et ces "aides" font partie des "actants" invariables (le héros, l’adversaire, le donateur, l’auxiliaire, la princesse et son père, le mandateur). Conformément à ce qu’il avance, l’animal aide le héros, mais dans le Livre des rois, il fait encore davantage : il le nourrit. Cette caractéristique n’est pas mentionnée par le folkloriste russe même si ce thème est universel : on a tous en mémoire le récit de Romulus et Rémus nourris par une louve, ou alors ceux de Mowgli ou de Tarzan. [38] L’absorption des mêmes substances ou alors le don d’une partie de soi (citons à titre d’exemple les frères et les sœurs de lait en islam : deux enfants n’ayant aucun lien de parenté sont considérés comme frères et/ou sœurs s’ils boivent le lait de la même nourrice, ce qui rend leur mariage impossible) crée donc un lien très fort et pérenne ; ainsi la mère de Rakhsh, monture de Rostam, s’opposa farouchement au pahlavân quand il voulût s’approprier le poulain.
Dans l’œuvre de Ferdowsi, le Simorgh, phénix très important dans la littérature et la mythologie iraniennes, apparaît comme une figure féminine. L’oiseau prend soin de Zâl quand son propre père Sâm, alors horrifié par ses cheveux blancs, l’abandonne. Simorgh le place dans son nid avec ses propres petits. Il fait preuve d’une "tendresse merveilleuse" et trouve un moyen de nourrir le petit homme : "Le Simorgh choisit la venaison la plus tendre pour que son petit hôte qui n’avait pas de lait suçât du sang." [39] La fonction maternelle du Simorgh est explicite, elle lui dit : "Je suis pour toi comme une mère, et je suis une source de bonheur pour toi." [40] Une fois que Zâl est devenu adulte, même s’il retourne parmi les siens, le Simorgh est peiné : telle une mère, l’oiseau veille sur lui : il lui donne quelques plumes pour qu’il puisse bénéficier de son aide. C’est ainsi que la belle Roudâbeh fut sauvée de la mort alors qu’elle mettait au monde celui qui allait devenir le plus vaillant héros de l’Iran, Rostam.
Nous pouvons donc en déduire que la nourriture ingérée définit la nature des êtres : elle donne à l’animal un statut humain, et une dimension sacrée et à l’homme un statut animal. Si Sâm a rejeté son fils, Ferdowsi fait dire à une lionne : "Quand je te donnerai le sang de mon cœur, je ne t’imposerai pas de reconnaissance, car tu m’es aussi cher que mes yeux et mon âme, et mon cœur se brisera si l’on t’arrachait à moi." [41]
La tradition avestique fait écho à cette fonction maternelle, le Simorgh siège sur un arbre au milieu de la mer Voroukash. A chaque fois qu’il s’élève, mille branches de cet arbre poussent et quand il se pose, mille autres branches se cassent et les graines qu’elles portaient ensemencent les environs, donnant vie aux différents végétaux. [42] Ahourâ Mazdâ ordonne même à Zoroastre de se protéger avec une plume du Vareqan [43], un autre oiseau qui apparaît dans l’Avestâ.
Fereydoun, héritier de la couronne d’Iran, est un autre héros nourrit par les soins d’un animal. Dès leur naissance, il semble y avoir un lien indéniable entre lui et la vache Pour Mâjeh : ils virent le jour au même moment. Une dimension sacrée semble également être rattachée à cette vache. L’auteur insiste sur son caractère exceptionnel : "Elle avait la couleur d’un paon et attirait la curiosité des hommes de religion." [44] Tout comme le père du dauphin, la vache nourricière sera tuée par le vil Zahhâk. Fereydoun lui reproche ce geste quand il lui fait face, et lui assène un coup de sa "une massue à tête de bœuf" [45] qu’il avait spécialement fait forger pour l’occasion. Le professeur Omidsâlâr soutient que c’est le seul cas dans la littérature où la vengeance de la mort d’un animal est si importante et est placée sur un pied d’égalité avec la reconquête du trône d’Iran. [46]
L’importance du cheval est considérable. La nature épique de l’ouvrage donne l’occasion aux héros de s’illustrer dans de sanglants combats. Djamshid, roi qui inventa les armes de guerre, n’oublia pas de confectionner également des "armures pour couvrir les chevaux" [47]. Un combattant n’est rien sans son fidèle destrier. De plus, dans l’Iran ancien, le cheval est un animal totémique. [48] En outre, il apparaît comme un vecteur du récit car sans lui, nombre d’évènements ne pourraient avoir lieu : les combats, mais aussi les mariages (les champions vont chercher leur femme sur son dos, comme les enfants de Fereydoun par exemple. Par ailleurs, les Iraniens rencontrent souvent leur aimée lors d’une partie de chasse, à l’image de Bijan et Manijeh).
Son rôle clef dans les conquêtes fait que la consommation de viande chevaline est fortement déconseillée en l’islam. Certes, nous ne pouvons pas savoir dans quelle mesure Ferdowsi a été influencé par son milieu de vie ambiant, autrement dit, il est fort difficile de faire la part des choses entre ce qui est historiquement vrai, et ce qui porte la trace de l’islam alors en vigueur, selon la théorie de l’influence du milieu de Durkheim. [49] Quoi qu’il en soit, dans les écrits de Ferdowsi, il constitue une aide précieuse pour le héros et le protège. Ainsi, quand Rostam s’endort, Rakhsh veille sur lui et s’interpose entre lui et le démon. Chez Shoghâd qui projetait d’assassiner son maître, Rakhsh flaire également le danger : "Il se cabrait, il avait peur de l’odeur de cette terre et battait le sol de ses sabots. Il avança sur la route d’une manière à se placer entre deux fosses. Rostam s’obstina à faire avancer Rakhsh, le destin l’aveugla et il se mit en colère, leva son fouet et en toucha légèrement Rakhsh." [50] Ce geste du héros leur coûtera la vie.
Chez les zoroastriens, société pastorale, c’est le bœuf qui a une place centrale [51], mais la consommation de viande bovine n’était pas complètement prohibée comme dans l’hindouisme. Ce fait rappelle la nourrice de Fereydoun. Nous pouvons noter une correspondance certaine entre la première partie mythologique du Livre des rois et de l’Avestâ. Nous trouvons même des traces des héros de Ferdowsi dans le Rig-Veda, texte saint des hindous. Cela n’a rien d’étonnant si l’on sait que les Indiens et les Iraniens ont un passé commun : en entrant en Iran, le peuple aryen, comme d’autres peuples, amena avec lui les histoires, les contes et les légendes mythologiques et religieuses de ses ancêtres qui vivaient avec leurs cousins de l’Inde. [52]
Le vil Zahhâk a donc semé le trouble dans la Création. En sacrifiant un animal, il refusa tout lien entre l’homme et la nature. La corrélation était pourtant bien réelle, en témoigne la correspondance entre Kyomars et le taureau primordial avestique. Le geste impensable du tyran précipita le monde dans une chute certaine et sa situation ne fait que se dégrader chapitre après chapitre. Le poète s’applique donc à montrer les méfaits de l’orgueil et de l’égoïsme qui ne peuvent que précipiter un individu, voire même un empire, dans l’abyme. L’ouvrage revêt alors un caractère didactique.
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[1] Mohl, Jules, Le Livre des Rois, Paris, Imprimerie nationale, 1938, Vol. I, p. 103.
[2] Ibid.
[3] La plus haute manifestation du mal.
[4] Ibid., p. 105.
[5] Ibid., p. 106.
[6] Râzi, Hâshem, Motoun sharqi va sonnati-ye zartosht (Textes orientaux et traditionnels de Zoroastre), Téhéran, Behjat, Vol. 1, 1384 (2006), p. 132.
[7] Mohl, Jules, op. cit., p. 107.
[8] Ibid., p. 108.
[9] Mohl, Jules, op. cit., p. 119.
[10] Chassang, A., Histoire du roman et de ses rapports avec l’Histoire dans l’Antiquité grecque et latine, Paris, Hachette, 1862, p. 338.
[11] Mohl, Jules, op. cit., p. 123.
[12] Mohl, Jules, op. cit., p. 108.
[13] Ibid., p. 110.
[14] Ibid.
[15] Centi, Massimo, Magi d’Oriente : filosofia, magi e mistero tra paganesimo e cristianesimo, Roma, Ananke, 2004, p. 175.
[16] Avesta, Vendidad II.
[17] Mohl, Jules, op. cit., Vol. 2, p. 217.
[18] Ibid., Vol. 5, p. 203.
[19] Héro ou champion au service des rois.
[20] Mohl, Jules, op. cit., Vol. 1, p. 226.
[21] Ibid., Vol. 2, pp. 101-102.
[22] Ibid. p 369.
[23] Pays étrangers.
[24] Mohl, Jules, op.cit., p. 188.
[25] Plusieurs civilisations reprennent ce mythe. Voir Christensen, A., Les types du premier homme, in Les types du premier homme et du premier roi dans l’histoire légendaire des Iraniens, I, Stockholm, 1917-1934, II, pp. 3-137.
[26] Morâdi Ghiyâs Abâdi, Rezâ, Râhnamâ’i-ye zamân-e jashn-hâ va gerdehâmâ’ihâ melli Irân-e bâstân (Guide du temps de fêtes et séminaire national de l’Iran ancien), Téhéran, Tcheshmeh, 1384 (1995), p. 37.
[27] Mohl, Jules, op.cit., Vol. 1, p. 120.
[28] Rousseau, Jean-Jacques, Emile ou l’éducation, in Œuvres Complètes, Paris, Lefèvre, 1826, Vol. 3, p. 166.
[29] Rastegâr Fassâi, Mansour, Ejdehâ dar asâtir-e irâni (Le dragon dans la mythologie iranienne), Téhéran, Entesharât-e Tous, 1389 (2009), p. 37.
[30] Mohl, Jules, op. cit., p. 108.
[31] Ibid., p. 121.
[32] Ibid., p.132.
[33] Ibid., Vol. 3, p. 21.
[34] Ibid., p. 123.
[35] Ibid., Vol. 1, p. 113.
[36] Propp, Vladimir, Les racines historiques du merveilleux, Gallimard, Paris, 1983, Chap. IV.
[37] Ibid., Chap. V.
[38] Voir à ce sujet : Malson, Lucien, , Paris, 2003, 246 p.
[39] Mohl, Jules, op. cit., Vol. 1, p. 199.
[40] Ibid., p. 201.
[41] Ibid., p. 199.
[42] Yâhaghi, Mohammad-Ja’far, Farhang-e asâtir va eshârât-e dâstani dar adabiât (La culture de la mythologie et l’impression d’histoires en littérature), Téhéran, Qatreh, 1369 (1990), p. 503.
[43] Ibid., p. 323.
[44] Mohl, Jules, op.cit., Vol. 1, p. 128.
[45] Ibid., p. 139.
[46] Beck, Lois, Nashat, Guity, Women in Iran, From the rise of Islam to 1800, The Board of Trustees of the University of Illinois, 2003, Etats-Unis, p. 146.
[47] Mohl, Jules, op.cit., Vol. 1, p. 113.
[48] Kazzâzi, Mir Jalâleddin ; Faghadâni, Kobrâ, « Totem dar dâstan-e Shâhnâmeh » (Le Totem dans le Livre des rois) in Fasl nâmehi zabân va adab, n° 34, p. 93.
[49] Durkheim, Emile, L’ةducation morale, Paris, Presses Universitaires de France, 1963, 242 p.
[50] Mohl, Jules, op. cit., Vol. 4, p. 367.
[51] Abolghâssemi, Parviz, Gatha, Aix en Provence, Publications de l’université de Provence, 1999, p. 41.
[52] Darmesteter, James, Le bân Yasht, Paris, Imprimerie Nationale, 1892-93 ; réimp. 1960, pp. 363-97. Darmesteter note que cette liste de rois et héros, qui commence avec Ahourâ Mazdâ et se termine par Zoroastre, forme pratiquement le berceau des épopées iraniennes. (Ibid., p. 363)