|
Cet article aborde la question de l’homme sâlek. Le terme de sâlek est un mot d’origine arabe qui s’emploie tel quel en persan et qui a été traduit en français de différents manières, à savoir voyageur, celui qui s’achemine dans une certaine direction, un pèlerin, celui qui va visiter un lieu sacré et participer à un rituel traditionnel, etc. Cependant, le sâlek n’est ni un voyageur ordinaire, surtout dans le sens actuel du mot, c’est-à-dire un touriste, ni même un pèlerin qui se dirigerait vers un endroit géographique précis et localisé.
Le sâlek n’est pas non plus un itinérant (surtout dans le sens anglais du mot) qui se déplacerait sans avoir une résidence fixe (par exemple un ambassadeur itinérant). Le sâlek ne se déplace pas forcément dans l’espace, il fait un voyage intérieur : il est avant tout un ésotérique, il se livre à une méditation qui a quelque chose d’une orientation spirituelle. Le sâlek est « Homo Viator » en latin, l’expression qui a déjà été utilisée en français par un certain nombre de penseurs Le regretté Henry Corbin le traduisait cependant par le mot « pèlerin » que personnellement nous n’apprécions pas beaucoup.
Etant donné la très vaste littérature concernant le mot sâlek en persan, on ne peut le définir qu’en le déformant. Sans vouloir dresser ici un portrait complet de cet homme nommé sâlek, nous souhaiterions en esquisser à notre manière quelques petits croquis interchangeables qui nous permettraient peut être de nous familiariser mieux avec lui.
Le sâlek ou Homo Viator ne cherche pas à définir son but, il évite tout appareil conceptuel systématique, idéologique, programmé, préétabli, fabriqué et au fond aussi prétentieux qu’inefficace. Même le bonheur ne se précise pas chez lui, il n’est même pas eudémoniste ; il ne cherche aucune récompense. Le bonheur est tout simplement présent chez lui et se concrétise au fur et à mesure dans sa vie courante.
Il serait cependant intéressant de comparer son attitude avec celle d’un stoïcien : malgré des ressemblances apparentes, ils sont cependant très différents. Tous les deux essaient de mettre leurs passions sous la domination de leurs volontés : une volonté qui obéit à la raison. Néanmoins, contrairement au stoïcien, l’Homo Viator ne se flatte pas de l’action qu’il entreprend ; il ne s’en glorifie pas et reste modeste ; il ne se considère jamais parfait, mais tout simplement naturel.
Pour examiner un autre aspect de la question, il nous semble que l’on pourrait également comparer l’Homo Viator avec le « roseau-pensant » de Pascal. Entre les deux, une certaine ressemblance pourrait s’établir. Le roseau pensant de Pascal symbolise la véritable dignité humaine ; seulement, on a parfois peur qu’il se soit transformé, dans certaines circonstances, en un roseau s’accommodant. A titre d’exemple, dans une fable de La Fontaine, il s’abaisse pour laisser passer la tempête. Pourrait-on le considérer comme un sâlek digne ? Nous ne le croyons pas.
Par ailleurs, nous devrions savoir que l’Homo Viator appartient surtout à la catégorie de l’être et ne se soucie pas de celle de l’« avoir ». Avoir lui reste extérieur, mais l’« être » lui pénètre l’âme. L’« avoir » est quantitatif, mais l’être est essentiel. Hamlet a raison de penser « être ou ne pas être, c’est là la vraie question ! ». Le sâlek ne peut que choisir l’« être ».
En dernier lieu, nous pouvons ajouter que l’Homo Viator est profondément libre, sans pour autant que cette liberté lui soit comme une donnée première. L’Homo Viator devrait la rechercher, même si jamais il ne pouvait vraiment l’atteindre. En persan, nous avons plusieurs mots et différentes manières pour désigner cette « liberté », dont les termes âzâd (آزاد) et âzâdeh (آزاده). Le premier mot peut signifier libre, le second est presque synonyme d’un autre mot persan, vârasteh (وارسته), désignant celui qui se situe au-dessus des choses et est libéré des entraves de ses passions et attachements matériels. Cela pourrait plus ou moins correspondre à la notion allemande de Gelassenheit.
Cette attitude n’a pas forcément un sens éthique dans l’acception étroite du mot, mais selon notre tradition, il est employé pour désigner celui qui a atteint un niveau supérieur de l’âme ; il est un vrai sâlek. Nous pouvons également ici faire allusion à Kant et à ses fameuses maximes dans la Critique de la raison pratique, en insistant surtout sur celle qui est formulée habituellement en français de la manière suivante : « Agis de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre, toujours en même temps comme une fin et jamais simplement comme un moyen. » Pour que cette maxime soit légitime au moins théoriquement, il faut que la raison de chacun puisse y participer d’elle-même par un dialogue peut-être semblable au nôtre – à la raison générale jaillissant du sein de l’humanité, afin d’écarter toute liberté d’indifférence, toute contrainte, toute coercition injustifiée et d’ailleurs injustifiable. Celui qui traite autrui comme un moyen, au sens qui est employé dans la maxime de Kant, est loin d’être un homme libre, dans le sens anarchique du mot : la liberté véritable exige elle d’autrui ; c’est aussi s’assurer de l’authenticité de sa propre liberté en même temps que d’édifier la dignité humaine et prétendre à une certaine possibilité d’élévation spirituelle.
Pour finir, l’Homo Viator est aussi un homme engagé. Il s’engage dans le monde en se dégageant du monde ; il reste profondément fidèle à soi-même. Le bonheur chez le sâlek, c’est tout simplement sa façon d’être. Dans toutes les circonstances de sa vie, le sâlek reste heureux presque d’une manière spontanée. Il vit le bonheur comme si le bonheur l’avait depuis toujours habité, un point c’est tout.
*Le texte est une version écrite du communiqué exposé le 3 avril 2012 au colloque international intitulé « L’eudémonisme et la quête du bonheur dans la pensée iranienne » au Palais universitaire, Strasbourg, France.