N° 87, février 2013

Histoire de la langue persane en Iran et ailleurs
Retour sur une langue indoeuropéenne trimillénaire


Afsaneh Pourmazaheri


Le persan et sa racine indo-européenne

La problématique de l’origine des langues est longtemps restée au centre des études linguistiques. Elle fut même baptisée "problème le plus récalcitrant et pourtant le plus étudié de la linguistique historique". [1] Parmi les familles de langues découvertes par la linguistique historique, les langues indo-européennes possèdent une importance singulière chez les chercheurs spécialisés dans ce domaine. Les langues indo-européennes (appelées antérieurement les langues indo-germaniques) comprennent la plupart des langues européennes mais également l’hindi, le sanskrit et le persan ou encore les langues mortes comme le latin et le hittite. C’est précisément l’appartenance à une famille langagière commune qui explique la ressemblance morphologique de certains groupes de mots malgré leur distance géographique, en l’occurrence le mot "mère", "mother" en anglais, "mutter" en allemand, "mater" en latin, "matr" en sanskrit et finalement "mâdar" en persan. [2] En 1786, le linguiste William Jones, dans son troisième discours à la Société asiatique de Calcutta, défendit sa thèse sur les langues indo-européennes en commençant ainsi son discours : "La langue sanskrite, quelle que soit son ancienneté, est d’une structure admirable ; plus parfaite que la grecque, plus ample que la latine, et plus exquisément raffinée qu’aucune des deux mais ayant envers chacune d’entre elles deux, une affinité plus forte, tant dans les racines des verbes que dans les formes de la grammaire, qu’il n’en pourrait avoir résulté par accident ; si forte en vérité qu’aucun philologue ne les pourrait examiner toutes trois sans croire qu’elles ont surgi de quelque source commune, qui, peut-être, n’existe plus." [3] Par ailleurs, l’existence d’une langue mère reste toujours une théorie car on ne dispose pas de trace écrite de la langue mère qui remonte évidemment à l’époque préhistorique. La seule façon de justifier l’existence de cette grande famille reste donc de comparer les ressemblances (phonétiques, grammaticales,…) existantes entre ses langues filles. Les comparaisons méthodiques effectuées par Franz Bopp, fondateur de la grammaire comparée (1791-1867), dans sa grammaire comparée des langues sanscrite, persane (zende d’Avesta), slave, allemande, gothique, grecque, latine et lithuanienne, entre les années 1833 et 1852, confirma de plus en plus cette théorie, jusqu’alors incertaine, faute de document solide. [4]

La linguistique comparée y distingue douze groupes de langues dont l’une des plus importantes est la branche indo-iranienne. Celle-ci, à son tour se divise en trois sous-branches dont les langues du sud-ouest, les langues du nord-ouest et les langues de l’est. Le persan d’aujourd’hui fait partie du premier groupe : les langues du sud-ouest qui comprennent le vieux perse, le moyen perse (ou pahlavi), le persan (fârsi, dari, tadjik, judéo-persan, hazâra), le tât, le bakhtiâri, le lori et le larestâni. [5] C’est au persan, ou fârsi, que seront tout particulièrement consacrées les pages du présent article. Pour ce faire, il nous faudra remonter au vieux perse et au moyen perse, versions anciennes de l’actuel persan avec lesquels il garde de nombreux points communs.

L’évolution chronologique du persan

C’est au cours d’un colloque à Berlin en 1872, que le vieux et le moyen perse, le grec, le latin et le sanskrit furent déclarés langues classiques, parmi les langues les plus anciennes du monde. On y insista sur leur richesse et leur ancienneté en précisant qu’elles avaient évolué, sans pour autant perdre leurs caractéristiques essentielles durant le dernier millénaire. Le vieux perse fut employé de manière récurrente dans les inscriptions, les tablettes et les sceaux appartenant aux rois achéménides, à l’instar de Darius 1er (550-486 av. J.-C.). Celui-ci fut le premier à avoir utilisé cette langue pour les inscriptions sur ses monuments (on en trouve de nombreux exemples en Iran, en Turquie et en Egypte). Le vieux perse n’était pas une langue quotidienne populaire mais un dialecte répandu parmi la noblesse persane et très usité à Persépolis, notamment dès les débuts du règne de Darius 1er en 521 av. J.-C. [6] jusqu’en 330 av. J.-C. Ayant conscience du fait que cette langue n’était pas comprise par tous les sujets de son vaste empire, il fit ériger des inscriptions bilingues ou trilingues dont l’exemple illustre est sans doute celle de Bisotoun, immense inscription royale à Kermanshâh, gravée en vieux perse, babylonien (dialecte akkadien) et élamite. [7] Cette langue, dotée d’une graphie cunéiforme, comprenait 36 signes dont les consonnes, les voyelles, huit idéogrammes, un séparateur de nom et finalement trois nombres, 1, 10 et 100. Le trait caractéristique le plus saillant de cette langue était sa nature alphabétique et syllabique. Ces détails furent mis à jour grâce à l’inscription de Bisotoun, déchiffrée dès 1835 par Henry Rawlinson (1810-1895), orientaliste et assyriologue britannique. Pour souligner son importance, il faut dire que l’inscription de Bisotoun est au cunéiforme ce que la Pierre de Rosette est aux hiéroglyphes égyptiens, c’est-à-dire l’élément incontournable pour le décryptage de cette langue sans laquelle nous n’aurions guère eut accès à la connaissance de l’écriture royale des Achéménides. [8] Des dialectes de l’antiquité iranienne tels que le mède, le khotanais, l’avestique et le vieux perse, seulement le vieux perse obtint le statut de langue sous les Achéménides. Les autres furent pratiqués par un nombre très limité d’habitants. Le mède était utilisé dans l’ouest de la Perse, le khotanais dans le nord, jusqu’à la mer Noire, parmi les Sogdiens et les Parthes. De ces deux dialectes, il ne reste que quelques mots mais du vieux perse et de l’avestique, nous conservons encore un grand et précieux corpus d’une époque aujourd’hui révolue, le vieux perse en sa qualité d’ancienne langue de la cour et l’avestique en tant que langue du livre sacré des Zoroastriens. [9]

Le moyen perse (le pahlavi) est le descendant direct du vieux perse. Sa pratique, très répandue à l’époque arsacide (l’empire parthe, 248 av. J.-C. - 226 ap. J.-C.) et sassanide (226-651), n’empêcha pourtant pas l’usage des autres langues régionales comme le parthe, le khotanais, le sogdien, le bactrien et le chorasmien sur le territoire iranien. [10] Sa transcription ne se faisait plus à l’aide de l’écriture cunéiforme, mais grâce à l’écriture pahlavi. Il fut pratiqué d’abord sous l’empire parthe et ensuite sous les Sassanides, dynastie iranienne qui régna de 226 et 651. Le moyen perse fut auparavant influencé par le parthe (dialecte populaire de l’empire parthe) mais ne subit jamais d’altérations comme ce fut le cas sous les Sassanides. Au cours de son évolution, la morphologie et la grammaire du moyen perse furent considérablement simplifiées. On peut évoquer, entre autres, le système de déclinaison des adjectifs et l’aspect compliqué de la conjugaison en vieux perse qui furent abandonnés et perdirent de leur fluidité en moyen perse. Les nombres également (singulier, duel, pluriel) furent réduits au singulier et au pluriel, et le genre (en référence aux noms masculins, féminins, neutres) disparut du lexique du moyen perse en vue de le rendre moins sophistiqué. [11] Au IIIe siècle, les Sassanides prirent à cœur de créer des inscriptions en trois langues : le parthe, le moyen persan et le grec. A partir du IVe siècle, on reconnut le moyen perse en tant que langue officielle de l’empire sassanide au détriment du parthe qui fut progressivement oublié. C’est la raison pour laquelle les inscriptions de cette époque étaient réalisées en une seule et unique langue, celle de la cour sassanide : le moyen perse. [12]

Le moyen perse et l’avestique constituent la langue d’un vaste corpus de littérature zoroastrienne. C’est grâce à ces deux langues qu’on a pu expliquer un grand nombre de pratiques rituelles et religieuses du zoroastrisme de l’époque. La religion zoroastrienne fut, comme on le sait, la religion la plus répandue en Iran sous les Achéménides et les Sassanides. Elle fut pratiquée en sa qualité de religion officielle de la cour aux quatre coins de l’empire perse jusqu’en 651 ; date marquant l’arrivée de l’Islam (dont les conquêtes avaient déjà commencé dès l’an 634 sous le califat d’Omar), et donc de la chute de la dynastie sassanide qui entraina d’importants bouleversements politiques, religieux, et culturels dans l’ensemble de l’empire perse. Le changement de langue et d’écriture en fut l’une des conséquences. A la suite de la métamorphose brusque et inattendue de l’ancien empire perse, devenu l’un des sous-ensembles du califat omeyyade, une nouvelle langue vit le jour qui allait permettre une meilleur adaptation à la nouvelle situation socioculturelle du pays.

Le persan moderne, directement issu du moyen perse, apparut, comme on vient de le noter, avec la conquête arabe de la Perse en écartant progressivement le moyen perse (qui disparut irrémédiablement). Toutefois il fallut plus de deux cents ans à cette nouvelle langue persane pour devenir ce qu’on appelle aujourd’hui "le persan moderne". Grammaticalement, cette langue n’a que bien peu évolué par rapport au moyen perse. Pourtant, elle se distingue de sa précédente forme par son alphabet perso-arabe et de nombreux emprunts à la langue arabe. Elle s’est approprié un grand nombre d’expressions idiomatiques et de proverbes qui attestent son appartenance à la nouvelle culture teintée d’arabo-islamisme. [13] Elle doit également sa richesse aux œuvres monumentales des célèbres poètes persans comme Ferdowsi, Rumi, Khayyâm, Hâfez et Saadi sans lesquels elle aurait été, dans le meilleur des cas, marginalisée jusqu’à peut-être devenir l’un des dialectes aujourd’hui pratiqués.

Comme nous l’avons évoqué, la langue persane actuellement parlée en Iran se sert de l’alphabet arabe qui correspond à son tour à la forme évoluée de l’écriture coufique, l’ancienne forme calligraphique de l’arabe provenant du syriaque ancien. [14] D’après certains spécialistes de la langue persane comme Mohammad Rezâ Bâteni, la morphologie actuelle du persan ne convient pas aujourd’hui à la pratique de cette langue. [15] Il prend comme exemple l’absence de certaines voyelles dans la transcription, la présence de différentes lettres pour un seul phonème et l’abondance de points de certaines lettres qui mène à la confusion dans l’écriture, etc. Transformer l’écriture du persan fut, sous les Pahlavis, l’une des préoccupations de personnalités telles que Sâdegh Hedâyat et M. R. Bâteni. Un projet fut même à l’époque présenté au roi pour remédier aux insuffisances de la langue sur le long terme ; projet qui n’est jamais passé au stade de la réalisation.

A 5 km au sud-ouest de la ville de Hamedân, dans la vallée d’Abbâs Abâd, on peut voir la tablette du Ganjnâmeh, gravée dans le roc sur ordre de Darius Ier. Hamedân ou Hagmatâneh était alors la capitale d’été des Achéménides.

L’expansion territoriale du persan dans le monde

La pratique du persan n’est pas confinée à l’intérieur des frontières géographiques de l’Iran. On remarque sa présence en Asie centrale, dans le Caucase et en Asie Mineure. Il possède de nombreux locuteurs en Ouzbékistan (parmi la minorité tadjike) et au Tadjikistan (presque 7 millions de locuteurs) où il a été cyrillisé [16], en Afghanistan (environ 16 millions de locuteurs), en Irak, dans certaines parties du Pakistan et de l’Inde, ainsi que dans quelques pays littoraux du golfe Persique comme le Bahrein. [17] Il fut autrefois et durant de longs siècles répandu de l’Est à l’Ouest jusqu’aux frontières de Byzance et de l’Asie mineure. Il fut pratiqué comme lingua franca dans les territoires occidentaux du monde musulman, en Asie du sud et dans l’empire ottoman. Le persan était également, à côté de l’arabe, l’une de rares langues scientifiques du monde islamique qui aida à répandre la science de l’ère musulmane en Occident. [18]

Les premiers liens entre la Perse et le sous-continent indien, notamment l’Inde et le Pakistan, remontent au Ve siècle av. J.-C. sous Darius Ier, roi achéménide. Ce dernier envoya une flotte vers les affluents des rivières Kaboul et Indus près de la ville de Caspatyrus (l’actuelle Kaboul) pour cartographier le territoire afin de repérer une voie maritime vers l’Egypte. Il voulait joindre de la sorte les territoires orientaux des Achéménides aux territoires occidentaux par voie maritime. Ce voyage dura trente mois, à la suite duquel Darius chargea une armée de la conquète de l’Indus et du Pendjab en 518 av. J.-C. [19] D’après Hérodote, Darius fonda sa vingtinème satrapie dans cette région. [20] L’Inde est évoqué à quatre reprises dans l’Avesta, particulièrement dans la première partie des Vendidâdes dont la majeure partie est consacrée au Pendjab. On y évoque également le nom de huit rivières en Inde à savoir Viz, Jhelum, Chenab, Ravi, Bais, Sutlej, Sind et Kaboul. D’après les premières fouilles archéologiques à Timurgarha, au Pakistan, on a pu déterrer des ruines achéménides qui révélèrent de forts liens culturels et architecturaux entre la Perse et le sous-continent indien au Ve siècle av. J.-C. Au cours de fouilles ultérieures en 1967, on a retrouvé des objets et des poteries semblables à ceux du nord de l’Iran et datant du IVe siècle av. J.-C., époque qui coïncide avec la conquète d’Alexandre le Macédonien en Perse. Il est certain que l’empire perse exerçait une grande influence sur ces territoires jusqu’à l’empire parthe, car on peut encore lire dans les écrits d’Oresius, historien grec, que Mehrdâd Ier, roi arsacide qui régna entre 173 et 136 av. J.-C., eut sous sa possession les territoires indiens jusqu’à la rivière Indus et Jhelm. [21]

Les liens politiques entre l’empire du Koushan (qui s’étendait du Tadjikistan à la mer Caspienne) et l’empire perse se développèrent au IIe siècle ap. J.-C. [22] L’Empire du Koushan (105-250 ap. J.-C.) dont la capitale fut le Peshawar et qui étendit son territoire jusqu’aux frontières orientales de la Perse, fut en bonne entente avec les Iraniens. Ils propagèrent la culture et la langue persane dans le sous-continent indien et au Pakistan au IIe et IIIe siècles ap. J.-C. [23]

Après la prise de Balkh, au nord de l’Afghanistan, par l’armée sassanide en 558, le persan fut reconnu comme langue officielle partout en Afghanistan, au détriment de la langue balkh. La raison principale en était sa simplicité par rapport à la langue balkh. Cela prépara le terrain à l’expansion du persan en Asie centrale.

Au VIIe siècle, le persan devint la langue orale couramment parlée dans la partie méridionale de l’Iran, du Khouzestân au Sistân. Au Khârezm et en Sogdiane, il devint la langue véhiculaire, utilisée dans le commerce. Pour ce qui concerne les contrées septentrionales et orientales du plateau iranien, l’iranologue danois Arthur Christensen constate que l’expansion de la langue persane est due à la création de centres militaires pour la protection du pays contre l’attaque des tribus d’Asie centrale. [24] C’est pourquoi, au moment de l’arrivée des Arabes en Asie centrale, ils optèrent pour la langue persane comme langue véhiculaire afin de communiquer avec les habitants de l’empire sassanide. [25] Plus tard, la conquête musulmane fit entrer cette langue dans les parties orientales de l’Asie centrale. Ainsi, le contact entre les militaires et les commerçants musulmans qui parlaient couramment le persan prépara le terrain au déploiement du persan à l’est. [26] L’usage de l’alphabet arabe pour transcrire le persan vient de l’ouest de l’Iran, du Khorâssân de l’époque, là où existaient encore des mages zoroastriens qui pratiquaient le moyen perse dont la transcription était la même que celle du persan moderne. Ce fut pour éviter ce genre de confusions qu’on adopta le nouvel alphabet qui s’avéra plus malléable et plus flexible aux nouveaux changements du persan sous la conquête arabe. La dénomination "fârsi dari" transcrit à l’aide de l’alphabet arabe, fut également adoptée pour différencier ceux qui pratiquaient cette langue de ceux qui parlaient au même moment le moyen perse. Cependant, après la disparition du moyen perse, on n’insista plus sur l’attribut "dari" et on reconnut le fârsi comme seule nomination de la nouvelle langue du pays. [27]

Sous les Samanides, au IXe siècle, c’est d’abord Yaghoub ben Layth Saffâr (840-879), seigneur de guerre sous les Samanides et plus tard fondateur de la dynastie saffâride, qui proposa pour la première fois l’usage du persan en lieu et place de l’arabe comme langue principale de la cour. [28] A cette époque, les gouverneurs samanides s’appliquèrent à répandre le persan en incitant les écrivains et les élites à écrire en persan et à préserver ainsi les trésors de la langue persane. Dans ce but, ils protégèrent et hébergèrent même les élites qui venaient des autres contrées de l’empire abbasside, à la recherche d’un abri. [29] Peu à peu, au IXe siècle et cette fois dans le Sistân, la nouvelle littérature en fârsi dari commença à prendre forme. Mais ce fut plus précisément sous les Samanides (815-1005) et les Ghaznavides (982-1187) dans le Khorâssân que les chefs-d’œuvre exceptionnels brillèrent dans le monde musulman notamment grâce à de grands poètes tels que Balkhi, Roudaki, Abou-Shakour, Daghighi et le maître de Tous, Ferdowsi. Ces derniers devinrent la source d’inspiration des poètes postérieurs non seulement en Perse mais aussi dans d’autres coins du monde oriental notamment en Inde, en Asie centrale et dans les pays turcophones de l’Asie mineure. [30] Le fârsi doit tout particulièrement son existence en tant que langue vivante pratiquée par des millions de locuteurs à Ferdowsi (940-1020), surnommé " le rédacteur de la langue persane" et l’auteur de la plus grande épopée iranienne le Shâhnâmeh (le Livre des rois). En créant cette œuvre, il fit renaître un grand nombre de mots persans menacés de disparaître purement et simplement sous l’effet de l’influence grandissante de la langue arabe. Ce fut à l’initiative de Ferdowsi qu’au fur et à mesure, toutes les villes iraniennes ainsi que les villes de l’Asie centrale adoptèrent la langue persane (le fârsi) comme langue vernaculaire et officielle de leur pays. [31] La langue persane joua un grand rôle dans l’épanouissement culturel et scientifique des contrées voisines et fit répandre la culture persane dans les communautés musulmanes de l’époque. Cet impact est si considérable que Richard Nelson Frye, iranologue et professeur émérite de l’université d’Harvard, écrivit à ce propos : "Les Arabes ne se rendent pas compte de l’impact du persan dans la formation de la culture musulmane. Peut-être ont-ils tendance à oublier le passé. Mais ils ne savent pas qu’ils extermineront leurs propres racines morale et culturelle de la sorte(…)." [32]

Composition linguistique de l’Iran

Au milieu du Xe siècle, comme nous le relate Abou Es’hâgh Ebrâhim Estakhri, cartographe et géographe médiéval iranien, le persan fut pratiqué comme langue populaire des habitants de Makrân, au sud du Baloutchistan. Il se propagea au fur et à mesure de manière exponentielle partout dans le sous-continent indien et au Pakistan. [33] Estakhri ajoute que la culture vestimentaire, notamment le pantalon et la toge des habitants de Multan au Pakistan, semblaient étranges par rapport à ceux des Iraniens, et qu’ils parlaient à l’époque en même temps l’arabe et le persan. L’affinité entre la Perse et le sous-continent indien se développa jusqu’à l’époque des Ghaznavides (962-1187), dynastie iranienne sunnite d’origine turque. A cette époque, les littéraires et les philosophes indiens choisirent le persan pour la rédaction de leurs œuvres littéraires et philosophiques, dont un grand nombre nous reste encore aujourd’hui accessible. [34] Tous les domaines ont été abordés par les auteurs indiens d’expression persane, de la mystique à la médecine, le lyrisme, l’histoire et l’astronomie, mais aussi tous les genres littéraires de l’époque comme le robâï, le ghassideh, le ghazal, l’hagiographie, etc. On a donc créé un nouvel art qui fut une imitation des modèles phares de la littérature persane comme les recueils de Nezâmi Gandjavi, dont l’œuvre la plus éminente est le Khamseh, comprenant sept ouvrages, dont le Leili va Madjnoun. [35] Avec l’extension des conquêtes musulmanes vers l’est et le sud, le persan fut bientôt pratiqué dans toutes les grandes villes du pays. L’arrivée massive de lettrés iraniens fuyant l’invasion mongole renforça considérablement le monde littéraire indo-persan à l’époque du sultanat de Delhi. On peut, entre autres, évoquer un poète originaire du Khorâssan, Mohammad Aufi, qui composa le premier recueil indo-persan de biographies de poètes. Un autre domaine important de la littérature indo-persane est la littérature soufie qui regroupe les louanges à la gloire de Dieu, les éloges du Prophète et la célébration des maîtres spirituels. On peut donc citer ici le Majmou’ al-Bahrain (Confluence des océans) qui traite du vaste domaine du mysticisme musulman et hindou.

Au XIIIe siècle, l’un des moyens les plus efficaces ayant permis au persan de s’étendre en Asie et surtout en Asie orientale comme en Chine, fut sans doute le commerce. Les Chinois entretenaient de bonnes relations financières avec tous les pays musulmans. Les musulmans persanophones voyageaient dans le sud de la Chine pour effectuer des transactions, et certains d’entre eux y séjournaient. Au XIIIe siècle, le sud de l’Iran qui avait subi moins de dégâts et de destructions au cours de l’invasion mongole (par rapport au reste du pays) se transforma en un centre important du commerce iranien. Les voyageurs et les commerçants y réalisaient leurs transactions sur place et quand ils voyageaient en Chine ou faisaient venir des commerçants chinois ; les transactions ayant alors lieu dans les ports méridionaux du littoral persan. Bientôt ils élargirent leur champ d’action et poussèrent plus loin leurs voyages. Ils parvinrent ainsi à établirent de nouvelles relations avec des pays tels que l’Inde, le Sri Lanka, le Moldavie et des îles comme Java et Sumatra. Ainsi s’explique l’influence du persan en Asie de l’Est. [36] Parallèlement, le contact entre les Persans et les Chinois se développa et beaucoup de Chinois apprirent subséquemment le persan pour faciliter leur travail, ce qui conduit peu à peu à l’apparition d’une sorte de culture bilingue chez les habitants de cette région. L’impact du persan devint si visible que la langue fit même son effet sur les princes et les gouverneurs chinois. Ce fait historique est relaté à plusieurs reprises dans les écrits d’Ibn Battûta (1304-1377), voyageur et explorateur musulman marocain, qui s’en rendit compte au cours de son voyage en Chine. Ibn Battûta écrit ainsi à propos de la ville Hang Tchou : "L’Emir Ghourti, le gouverneur de Hang Tchou, nous reçut dans son palais. Il organisa un festin qu’on appelle le "touri" en chinois. L’Emir avait des cuisiniers musulmans qui égorgeaient les moutons d’après les instructions musulmanes. (…) Ensuite nous nous rendîmes au port et son fils nous accompagna. Nous embarquâmes dans un bateau qui ressemblait à un bateau de guerre. Son fils monta dans un autre accompagné d’un groupe de musique. Ils se mirent aussitôt à chanter des chansons chinoises, arabes et persanes. Il nous sembla que les chansons persanes lui plurent plus que les autres. En entendant les chansons persanes, il se réjouissait et invitait les autres à chanter tous ensemble. On a tellement répété les chansons que j’ai aussi fini par les apprendre par cœur." [37] On sait de source sûre qu’Ibn Battûta parlait le persan, et dans son voyage en Chine, il écrit de manière récurrente qu’il conversait en persan avec des émirs et des gouverneurs chez qui il était invité : "J’allai rendre visite au sultan. Il prit ma main et la serra chaleureusement et me dit joyeusement en persan : "Votre présence ici nous fait un grand plaisir. Rassurez-vous, je vous servirai avec tant de générosité et de gentillesse que vous le raconterez à tous vos amis et ils auront envie de venir nous voir en Chine." [38]

La langue et la littérature persanes évoluèrent considérablement sous les Safavides (1501-1736) et les Qâdjârs (1786-1925). Cependant il faut le reconnaitre qu’après la Révolution Constitutionnelle de 1905, une nouvelle ère vit le jour. Ce changement visible de la langue persane est surtout dû à la fondation de l’Académie de la langue persane et à la naissance d’un mouvement de traduction dont le but était de conserver et de purifier la langue persane et finalement d’y écarter les expressions et les emprunts arabes. Au cours du siècle dernier, le persan a évolué en Iran, mais il a inversement perdu, de plus en plus, de son lustre et de son importance dans les contrées orientales comme en Inde où il fut remplacé par l’anglais et en Ouzbékistan, notamment à Samarkand et à Boukhara, ainsi qu’au Turkménistan, à Merv, où il fut marginalisé par la présence de la langue russe. [39] En Afghanistan, au cours des dernières décennies du XXe siècle, la politique des roi pachtounes contre la langue persane conduisit à la décadence du persan à Herat et à Kaboul qui furent, entre autres, les centres principaux de la civilisation persane. Malgré cela, le fârsi est encore aujourd’hui la langue la plus pratiquée en Afghanistan. [40] Au Tadjikistân, il est aujourd’hui la langue officielle de la majorité de la population, ainsi qu’en Ouzbékistân, notamment à Tachkent, mais aussi dans la vallée de Farghana.

Aujourd’hui le persan est parlé par de nombreux locuteurs, dans différents dialectes qui montrent chacun la richesse et l’adaptabilité de cette langue millénaire. On peut ainsi et pour finir de classifier les différentes variantes du persan parlées dans le monde : le persan occidental est parlé en Iran, le persan oriental, le hazâragi, le darwazi et le pahlavani en Afganistân, le tadjik au Tadjikistan, l’amiak et le hazâra au Hazaristan, le boukharique en Israël et en Ouzbékistan et le dehwari au Pakistan. [41]

Notes

[1Cf. Jared Diamond, Peter Bellwood, "Farmers and Their Languages : The First Expansions", Science, 300 5619, 2003.

[2R. Bouckaert et al., "Mapping the origins and expansion of the Indo-European language family", Science, 337, p.957-960 (2012).

[3Cité par Merritt Ruhlen dans L’origine des langues, Gallimard 2007.

[4Ammon Ulrich, Dittmar Norbert, Mattheier Klaus J., Trudgill Pete, "Sociolinguistics Hsk 3/3 Series", Volume 3 of Sociolinguistics : An International Handbook of the Science of Language and Society, Walter de Gruyter, 2006. 2e éd., pp. 12-19.

[5Lazard Gilbert, "The Rise of the New Persian Language", in Frye, R. N., The Cambridge History of Iran, Vol. 4, Cambridge : Cambridge University Press, 1975, pp. 595-632.

[6Bakhtiâri Armân et al., Râhnamâ-ye zabânhâ-ye irâni (Le guide des langues iraniennes), t. 1, Zabânhâ-ye irani-e bâstâni va irâni miâneh (Le vieux perse et le moyen perse), éd. Ghoshnous, Téhéran, hiver 2003, p. 110.

[7Ibid.

[8Bo Utas, Semitic on Iranian", in "Linguistic convergence and areal diffusion : case studies from Iranian, Semitic and Turkic, éditeurs (ةva ءgnes Csatَ, Bo Isaksson, Carina Jahani), Routledge, 2005, p. 71.

[9Bakhtiâri Armân et al., Op.cit. p. 110.

[10Oranskij I. M., Les langues iraniennes, trad. par J. Blau de Iranskie âzyki, Klincksieck 1977, Mouscou, p. 239.

[11Lazard Gilbert, "DARI" in : Encyclopaedia Iranica, Vol. VII, Fasc. 1, pp. 34-35.

[12Lazard Gilbert, "La racine des langues iraniennes littéraires" (Risheh-ye zabânhâ-ye fârsi-e adabi), Revue Irân-nâmeh, automne 1993, no. 44.

[13Cf. Rahmândoust Mostafâ, Mesâlhâ-ye fârsi va dâstânhâ-ye ân (Les proverbes persans et leurs anecdotes), éd. Madresseh, 2e éd., 1999, Téhéran.

[14Bambotough Philip, Treasures of Islam, éd. Blandford Press, 1976, p. 25.

[15Cf. Bâteni Mohammad-Rezâ, Ma’âyeb-e zabân-e fârsi (Les défauts de la langue persane), Anjoman-e zabân-e fârsi.

[16Cf. Carlson D., Uzbekistan : Ethnic Composition and Discriminations, Harvard University, août 2003.

[17Windfuhr, Gernot, The Iranian Languages, Routledge, 2009, p. 418.

[18Cf. Frye Richard N., History of the Persian Language in the East (Central Asia), décembre 2011.

[19Hérodote, tome 5, Ph. E. Legrand, éd. Belles lettres, 2003, p. 44.

[20Safâ Zabihollâh, Sargozasht-e seh hezâr-o pânsad sâleh-ye irân (Histoire de trois mille cinq cents ans de l’Iran), p. 70.

[21Rawlinson Henry, The Sixth great oriental monarchy, London : Longmans, 1873, p. 78.

[22Moein Mohammad, Zabânhâ-ye do hezâr sâleh-ye afghânestân (Les langues bimillénaires d’Afganistan), p. 27.

[23Tabâtabâ’i Mohit, "Maghâleh-ye fârsi hendi" (Article indo-persan), Rouznâmeh-ye pârs-e Shirâz, 4 avril, 1966.

[24Lazard Gilbert, « La racine des langues iraniennes littéraires » (Risheh-ye zabânhâ-ye fârsi-e adabi), Revue Irân-nâmeh, automne 1993, no. 44.

[25Abolghâssemi Mohsen, Zabân-e Fârsi va sagozashteh-ye ân (L’histoire des langues iraniennes), éd. Hirmand, Téhéran, 1995, p. 35.

[26Lazard Gilbert, « La racine des langues iraniennes littéraires » (Risheh-ye zabânhâ-ye fârsi-e adabi), Revue Irân-nâmeh, automne 1993, no. 44.

[27Ibid.

[28Bahâr Mohammad Taghi, Târikh-e Sistân (Histoire du Sistân), éd. Khâvar, Téhéran, 1935, pp. 209, 210.

[29Frye Richard, Târikh-e Iran az zohour-e eslâm ta barâmadan dolat-e saljoughiân (Histoire de l’Iran depuis la naissance de l’Islam jusqu’à la dynastie seldjoukide), trad. en persan Anoucheh Hassan, Amir Kabir, 2000, Téhéran, p. 522.

[30Lazard Gilbert, « La racine des langues iraniennes littéraires » (Risheh-ye zabânhâ-ye fârsi-e adabi), Revue Irân-nâmeh, automne 1993, no. 44.

[31Frye Richard N., History of the Persian Language in the East (Central Asia), décembre 2011.

[32Frye Richard N., The Golden Age of Persia, London : Butler & Tanner Ltd., 1989, p. 236.

[33Estakhri Ebrâhim Mohammad, Massâlek al mamâlek, éd. Gale ECCO, 2010, p. 105.

[34Cf. Frederic Louis, Dictionnaire de la civilisation indienne, Robert Laffont, 1987.

[35Alam Muzaffar, The Culture and Politics of Persian in Precolonial Hindustan, in Sheldon Pollock, dir., Literary Cultures in History : Reconstructions from South Asia, Berkeley, University of California Press, 2003, pp. 131-198.

[36Hamilton Gibb Alexander, trad. Ajand Yaghoub, Dar âmadi bar adabyât-e arab (Une introduction à la littérature arabe), 1983, éd. Amir Kabir, Téhéran, p.335-336.

[37Ibid., p.295 296.

[38Ibid., p.207.

[39Cf. Sourdel Dominique et Janine, Dictionnaire historique de l’islam, Paris, PUF, 1996.

[40Frye Richard, Târikh-e Iran az zohour-e eslâm ta barâmadan dolat-e saljoughiân (Histoire de l’Iran depuis la naissance de l’Islam jusqu’à la dynastie seldjoukide), trad. en persan Anoucheh Hassan, Amir Kabir, 2000, Téhéran, p. 127.

[41Mâhoutiân Shahrzâd, Persian, Fârsi, Londres, Routledge, 1997, p. 6.


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