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Un amateur de livres demanda un jour à un libraire de Londres : "Quel est le livre le plus vendu en Angleterre ?" Le libraire réfléchit un instant, puis répondit : "La Bible." L’autre demanda à nouveau : "Après la Bible ?" Cette fois, la réponse fut prompte : "Les Quatrains de Omar Khayyâm." [1]
Et c’est Fitzgerald qui, en Occident, fit entrer dans la lumière le nom d’Omar Khayyâm, "poète du vin, libre-penseur et astronome de génie". [2] Durant des siècles, il ne cessa de susciter l’intérêt des poètes. Nombreux furent les poètes qui lui empruntèrent des thèmes ou qui s’adonnèrent à la traduction de ses œuvres, et il en va encore ainsi aujourd’hui. Le nombre de ses traductions, en français seulement, dépasse la cinquantaine, et presque tous les ans une nouvelle s’y ajoute.
Omar Khayyâm était un savant d’une rare et vaste érudition, étant à la fois poète, philosophe, mathématicien et astronome. De son vivant et pendant longtemps, il fut surtout connu par ses écrits scientifiques et philosophiques où il se révèle comme un disciple d’Avicenne. [3] Nous savons que Khayyâm fut chargé par le sultan seldjoukide Malik Shâh de collaborer à la réforme du calendrier, d’autre part, on lui doit des solutions géométriques et algébriques des équations du second degré, et une remarquable classification des équations. [4] Pour représenter l’inconnue dans son traité d’algèbre, il utilise le terme arabe shay’, qui signifie « chose » ; ce mot, orthographié xay dans les ouvrages scientifiques espagnols, a été progressivement remplacé par sa première lettre, x, devenue symbole universel de l’inconnu. [5] Sa connaissance du ciel lui a également permis de décrire avec exactitude les changements du climat sur cinq journées successives. [6]
Il vécut durant l’une des époques les plus prospères de l’histoire de l’Iran, marquée par le rayonnement de la philosophie, des lettres et des sciences. Une légende court les livres. Elle parle de trois amis, trois Persans, qui ont marqué, chacun à sa façon, les débuts de notre millénaire : Omar Khayyâm qui a observé le monde, Nezâm-ol-Molk [7] qui l’a gouverné, Hassan Sabbâh [8] qui l’a terrorisé. [9]
Omar Khayyâm fut l’un des poètes qui exerça la plus large influence sur les auteurs du XIXe et du XXe siècle. [10] Il choisit le quatrain pour exprimer sous une forme frappante son angoisse métaphysique, sa pitié pour la vie humaine et son horreur du fanatisme. [11] Il doit sa notoriété au poète anglais Fitzgerald, qui réalisa une traduction adaptée de ses célèbres quatrains. [12] Au début, ils ne rencontrèrent pas de succès, mais suscitèrent ensuite un engouement tel que les quatrains furent traduits en diverses langues étrangères y compris en français, allemand, italien, russe, arabe, turque et arménien. [13] Il fallut la traduction française de Nicolas, en 1867, pour faire vendre les exemplaires de la traduction anglaise qui restaient entassés chez l’éditeur. [14] A la fin du XIXe siècle, ses admirateurs anglais avaient même fondé un club qui portait son nom : les "Omaristes". En 1893, dix ans après la mort de Fitzgerald, ils plantèrent sur la tombe de celui-ci un rosier de Neyshâbour qu’ils avaient cultivé à Kew Garden.
Le rayonnement international d’Omar Khayyâm est immense et perdure au-delà du temps. Son œuvre constitue une source d’inspiration inépuisable. Si en Iran, il eut pour disciple le grand Hâfez, en France, parmi les innombrables auteurs célèbres épris de la poésie persane dont Omar Khayyâm était le préféré, n’oublions pas de citer André Gide et ses Nourritures terrestres. [15]
Pourtant, Khayyâm est un poète resté méconnu aussi bien de ses admirateurs que de ses contempteurs. Certains l’ont imaginé comme un ivrogne. D’autres cherchent en lui un mystique qui a concilié le sacré et le profane. Certains l’accusent d’hypocrisie et de fraude. D’autres encore nient jusqu’à son existence et attribuent les quatrains à d’autres poètes qui se seraient dissimulés sous son nom pour avancer leurs idées nihilistes. C’est le sort de tous les grands hommes : chacun les juge selon ses propres opinions et sa propre vision du monde. Sinon, il ne resterait plus rien à dire et les discussions prendraient fin, alors que Khayyâm, près d’un millénaire après sa mort, ne cesse d’attirer l’attention des chercheurs sur sa vie et sa pensée. [16] Il n’approuvait ni le fanatisme des dévots, ni l’incrédulité des athées. Lui qui avait passé sa vie à méditer sur le sort de l’homme et sur le mystère de la création, savait bien que rien ne peut être considéré comme une vérité absolue, et que ceux qui ont prétendu avoir saisi cette vérité "ont dit un conte et se sont endormis". [17]
Ceux qui embrassent la vertu et le savoir
Dont la lumière est un flambeau dans le brouillard
N’ont pu guider nos pas pour franchir ces ténèbres :
Ils ont parlé et se sont endormis trop tard [18]
Omar Khayyâm n’était pas un athée, mais un adepte de la doctrine soufie. Cette doctrine, Omar Khayyâm la résume allégoriquement dans un de ses quatrains : « Les gouttes d’eau sorties de l’océan y retourneront d’une façon ou d’une autre ». Il lui suffit de « jouir » en contemplant les merveilles du monde. Regarder donc le Firmament, admirer donc la splendide Nature, s’enivrer donc du vin couleur de rubis etc … ! A quoi servent tant de belles choses si ce n’est pour le ravissement de nos yeux ? L’inspiration qu’il puise dans l’amour et le vin lui démontre clairement qu’apprécier les bonnes choses que Dieu nous donne, c’est encore la meilleure manière de croire en Dieu. Il mène une vie digne de sa philosophie. Il a de nombreux amis, une santé robuste, une fortune considérable et la gloire par-dessus le marché ! Le roi de Perse, Soltân Sandjar, le traite comme son égal et le fait asseoir à côté de lui sur le trône. [19]
Nous pouvons diviser les quatrains en plusieurs types. Tout d’abord, les quatrains écrits sous l’influence de Abol-A’alâ Moerri, dont voici un exemple :
Qu’importe Baghdad ou Balkh puisque la vie s’achève !
La mesure une fois pleine, qu’importe douce ou amère !
Bois du vin car, après nous, bien des fois la lune
Deviendra, tour à tour, croissant et pleine lune ! [20]
Certains de ces quatrains marquent la souffrance et le chagrin de Khayyâm dus à l’ignorance et au manque de savoir des gens de son temps. Avant Khayyâm, Abol-A’alâ a également écrit sur ce sujet en soutenant que l’obscurité est tellement grande que les savants sont considérés comme ignorants. Les quatrains de Khayyâm expriment ainsi son regret d’être plongé dans le milieu hypocrite et plein de discorde des savants mercenaires et des ignorants. D’autre part, l’intensité du chagrin causé par la déloyauté du temps lui fait souhaiter la mort.
Dans les quatrains de Khayyâm ainsi que dans la poésie de Abol-A’ala, nous trouvons des fragments au sujet de la dénégation de la religion et de la Résurrection. Par exemple, ils proposent aux gens d’être heureux, de boire du vin et de ne pas perdre leur temps. Etant donné que, selon leurs contemporains, Abol-A’ala et Khayyâm avaient une aura spirituelle particulière, nous pourrions nous interroger sur la raison pour laquelle ils ont invoqué ce genre de thème. Nous voyons ici s’esquisser un paradoxe. Mais il est à noter qu’on ne doit pas confondre le langage littéraire poétique ayant recours aux techniques littéraires avec le langage de tous les jours. Le langage littéraire a ainsi recours aux figures de style, métaphores, métonymies et allusions. Hâfez, étant l’un des disciples de Khayyâm dans ce domaine, s’est souvent exprimé selon ce procédé.
Khayyâm a également écrit des quatrains dits "scientifiques" de Khayyâm, ou issus de sa pensée philosophique. Ils abordent la connaissance de Dieu et du monde. L’homme y est décrit comme perplexe car il n’est pas en état de pouvoir connaître le fond de l’existence de Dieu et les secrets éternels du monde :
Nous ne savons pas les Secrets Eternels ni toi, ni moi,
Nous ne pouvons déchiffrer cette Enigme, ni toi, ni moi,
En deçà du Voile c’est notre discussion ;
Le voile écarté, il n’existera ni toi, ni moi ! [21]
D’autres quatrains expriment ce qui semble être un certain fatalisme : dès l’aube des temps, Dieu savait ce que les gens allaient faire au fil des millénaires. Mais les savants savent que cela n’est non seulement un fatalisme réel, mais au contraire la dénégation de ce fatalisme et prouve au contraire l’existence d’une volonté. Autrement dit, Khayyâm défend l’idée qu’il est impossible que l’homme fasse quoi que ce soit sans sa propre volonté. D’autres quatrains expriment la protestation et le mécontentement. Hâfez exprime ce thème avec une tonalité mystique. Il se plaint de la mort mais il dit que c’est le résultat de la puissance de Dieu. [22] Les techniques poétiques persanes permettent une très bonne expression de la protestation et de la révolte. Khayyâm et Hâfez sont deux des meilleurs poètes en la matière et ils s’y sont essayés avec audace, et c’est probablement la raison de leur grande popularité. [23] Un autre type de quatrains exprime une relation entre Khayyâm et Dieu, et où Khayyâm, ne parvenant pas à connaître les secrets éternels, s’adresse à Dieu. [24]
Le jour venu, je pense : oh ! Que je me repente
Ce soir d’avoir toujours ma coupe débordante.
Mais voici la saison des fleurs, fais donc, mon Dieu,
De ma tête sortir cette idée effarante. [25]
La présence du motif du vin et l’invitation à profiter de l’instant présent dans les quatrains de Khayyâm a conduit certains biographes à le considérer comme une personne insouciante. Mais la réalité est autre. Dans la littérature persane et dans la poésie de ses grands noms, le vin a un sens métaphorique, et ne désigne pas au sens propre la boisson faite à partir de raisin. Dans sa préface aux quatrains de Khayyâm, Foroughi écrit : "Dans la poésie, le Vin et le Bien-aimé s’utilise d’une façon métaphorique […] Citons un exemple : dans les ghazals de Hâfez, on interprète le vin comme évoquant le Coran et le bien-aimé comme étant le Prophète. Mais il n’y a aucun doute que le vin dans la poésie signifie souvent jouir du moment de la vie." Dans tous les cas, le bon sens n’accepte pas que Khayyâm, philosophe, astronome et grand savant du cinquième et sixième siècle nous invite simplement à nous enivrer de vin. Et si tel était le cas, il en serait de même pour beaucoup d’autres poètes comme Mowlavi, Arâghi, Hâfez et Sheikh Bahâ’i. [26] En outre et comme le précise Dashti, tous les quatrains attribués à Khayyâm ne sont pas originaux, et le motif du vin est moins présent dans les quatrains originaux. [27]
Bahâreh Javâheri : Professeur assistant à l’Université Azâd Islamique, Unité des Sciences et de Recherches de Téhéran.
Fâtemeh Kalhor : Titulaire d’un master de traduction française de l’Université Azâd Islamique, Unité des Sciences et de Recherches de Téhéran.
[1] Hadidi, Javâd, De Sadi à Aragon, Téhéran, Alhodâ, 1999, p. 374.
[2] Maalouf, Amin, Samarcande, Paris, Jean-Claude Lattès, 1988, p. 15.
[3] Rey, Alain, Dictionnaire encyclopédique des noms propres, Paris, Robert, 1994.
[4] Dictionnaire Grand Larousse Encyclopédique, Paris, Larousse, 1968.
[5] Ibid. p. 40.
[6] Ibid. p. 145.
[7] Le grand et très brillant vizir d’Alp Arsalân et de Malik Shâh.
[8] Chef des Hashishins (surnommés parfois des Assassins).
[9] Ibid. p. 78.
[10] Beikbâghbân, Hossein, Actes de deux colloques internationaux sur : ’Abd al-Rahmân Jâmi, Faridoddin ’Attâr et Omar Khayyâm, Téhéran, Presses universitaires d’Iran, 2002, pp. 11-12.
[11] Safâ, Z. Anthologie de la poésie persane (XIe-XXe siècles), Paris, Gallimard, 1964, p. 29.
[12] Dictionnaire encyclopédique illustré, Paris, Hachette, 1988.
[13] Dehkhodâ, ’Ali Akbar, Loghat nâmeh Dehkhodâ, Téhéran, Université de Téhéran, 1347.
[14] Hadidi, Javâd, op. cit., p. 375.
[15] Beikbâghbân, Hossein. op. cit. p. 12.
[16] Hadidi, Javâd, De Sadi à Aragon, Téhéran, Alhodâ, 1999, p. 375.
[17] Ibid., p. 375.
[18] Traduction de Vincent Monteil. Khayyâm, Omar, Robâ’iyât Hakim Omar Khayyâm, Téhéran, Khâneh-ye Farhang va honar-e gouyâ, 1386 (2007).
آنانکه محیط فضل و آداب شدند در جمع کمال شمع اصحاب شدند
ره زین شب تاریک نبردند برون گفتند فسانه ای و در خواب شدند
[19] E’tessam-Zâdeh. A. G., op., cit. p. 16.
[20] Traduction de Mahdy Foulâdvand. Khayyâm, Robâ’iyât-e Khayyâm (manuscrit Mohammad ’Ali Foroughi), Téhéran, Farhangsarâ (Yavâsoli), 1374.
چون عمر بسر رسد چه شیرین و چه تلخ پیمانه که پر شود چه بغداد و چه بلخ
می نوش که بعد از من وتو ماه بسی از سلخ به غره آید از غره به سلخ
[21] Ibid., Traduction de Mahdy Foulâdvand.
اسرار ازل را نه تو دانی و نه من وین حرف معما نه تو خوانی و نه من
هست از پس پرده گفتگوی من و تو چون پرده بر افتد نه تو مانی و نه من
[22] Zâkeri, Ahmad, "Hâfez va Khayyâm", Majalleh-ye dâneshkadeh adabiyyât va ’oloum-e ensâni-e dâneshgâh-e Tehrân, no. 178, 1385 (2006).
[23] Jânzâdeh, ’Ali, Fan va honar-e nevisandegui az didgâh-e ostâdân va sâhebnazarân-e zabân va adabiyât-e fârsi, Jânzâdeh, 1386 (2007), p. 338.
[24] Bayât, Mohammad Hossein, "Negâhi kheradvarzâneh be Khayyâm", Majalleh-ye dâneshkadeh adabiyyât va ’oloum-e ensâni-e dâneshgâh-e Tehrân, no. 185, 1386 (2007), pp. 153-178.
[25] Traduction de Vincent Monteil. Khayyâm, Omar, Robâ’iyât Hakim Omar Khayyâm, Téhéran, Khâneh-ye Farhang va honar-e gouyâ, 1386 (2007).
هر روز بر آنم که کنم شب توبه از جام و پیاله لبالب توبه
اکنون که رسید وقت گل ترکم ده در موسم گل ز تو به یارب توبه
[26] Khâtami, Ahmad, "In kouzegar-e dahr… baresi-e ejmâli-e andisheh-hâye kalâmi-e Khayyâm bar asâs-e Robâ’iyât", Ketâb-e Mâh-e Adabiyât, no. 13, 1387 (2008).
[27] Miri, Leilâ, Khayyâm, Téhéran, Tiregân, 1387 (2008), p. 78.