N° 89, avril 2013

Salvador Dali au Centre Pompidou, Paris
21 novembre 2012-25 Mars 2013
Questions au sujet d’un artiste clown


Jean-Pierre Brigaudiot


Dali est une figure mythique de l’art du vingtième siècle et ce mythe s’est construit autant sur l’œuvre elle-même que sur le personnage invraisemblable et ses très spectaculaires élucubrations autour de sa méthode paranoïaque-critique.

Affiches de l’exposition

Un peintre pompier ?

Les peintres pompiers ont été désignés ainsi par dérision, vers la fin du dix-neuvième siècle. Bouguereau, Cabanel et Jerôme sont les plus connus, artistes officiels, honorés par l’Académie et œuvrant à de grandes compositions pompeuses dans la ligne du néoclacissisme ; leur peinture, une peinture d’atelier, se caractérise par un savoir-faire d’une parfaite technicité, par un goût prononcé pour le détail réaliste et par un conservatisme flagrant, notamment à une période où l’Académie comme la peinture qu’elle soutient sont bouleversées dans leurs fondements par un certain nombre d’artistes décidés à changer radicalement les choses.

L’actuelle grande exposition des œuvres de Salvador Dali au Centre Pompidou est certes beaucoup moins bruyante et ambitieuse que la première. En 1979, le Centre Pompidou était ouvert depuis environ deux ans et l’exposition Dali fut un véritable événement médiatique et mondain auquel s’ajoutèrent quelques contretemps comme une grève du personnel du musée au moment de l’inauguration ; Dali était présent lors de l’ouverture et ne manqua pas de créer un maximum d’agitation comme il en était coutumier en tant qu’artiste clown et provocateur permanent. Cette première exposition connut une fréquentation énorme, ce qui ne sera sans doute pas le cas de celle de 2012-2013. C’est que le temps a passé et le Surréalisme dont Dali est un représentant majeur dans le territoire des arts plastiques n’est plus vraiment à découvrir, il est un moment important et fort connu de l’histoire de l’art de la première partie du vingtième siècle, moment et mouvement parmi d’autres, aux côtés, par exemple, du cubisme, de Dada et des abstractions. Le temps a passé et l’apport du Surréalisme de Dali à la peinture en tant que médium souffre certes de la comparaison avec les autres mouvements artistiques, mais également avec d’autres artistes surréalistes extrêmement inventifs quant à faire évoluer les capacités du médium, ainsi peut-on citer Max Ernst. Cependant cette seconde exposition de Dali au Centre Pompidou rassemble un nombre et une variété d’œuvres largement représentatives de la démarche de cet artiste et la visite permet de redécouvrir un artiste qu’aujourd’hui on qualifierait de multimédia alors que l’imagerie la plus largement diffusée met l’accent sur le travail pictural, celui qui justement fait le plus aisément image.

Photos : exposition de Salvador Dali au Centre Pompidou

Innovant ?

Or réduire l’œuvre de Dali à la seule peinture, c’est oublier qu’il opéra dans d’autres médiums artistiques ou non, comme la publicité, la télévision, le cinéma, la photo, l’installation et la performance avant même que cette dernière ne fut nommée telle. Et limiter Dali à sa peinture c’est aussi ouvrir à nouveau la porte aux rejets dont il fut l’objet, comme d’autres peintres surréalistes, tels Delvaux ou Magritte, rejets fondés sur la nature de la peinture qu’ils pratiquèrent. Si la peinture de Dali est parfaitement classique et académique dans ses modes de représentation du visible, d’un réalisme photographique prenant appui sur les codes des perspectives linéaire et atmosphérique, si elle est à l’huile, le plus souvent de petits formats, elle renvoie le médium pictural à n’être que le vecteur de la créativité, de l’imaginaire, de l’inventivité. Contrairement au parcours de la peinture des avant-gardes au vingtième siècle, bien souvent préoccupée de s’exposer en tant que telle et seulement en tant que telle, celle de Dali se préoccupe peu d’un médium parfaitement maitrisé, ceci au profit de ce qu’il permet de représenter, en l’occurrence l’univers onirique de l’artiste. Pour autant cette peinture est fort savante et se nourrit de références explicites à la Renaissance avec par exemple Piero della Francesca, Raphaël, Velasquez, et à Jérôme Bosch évidemment, pour ce qui est d’un onirisme fantastique.

L’œuvre de Dali repose sur une peinture qui en tant que médium se fait le plus souvent oublier, au profit de ce qu’elle représente : un monde onirique, hallucinatoire, élaboré par un imaginaire débordant mais un monde onirique bien campé dans la réalité visible, un paysage, celui par exemple de la côte catalane où il vécut. C’est cette dimension onirique ou fantasmagorique qui vraiment caractérise l’œuvre de Dali, cette capacité à conduire le spectateur sur les rives d’un monde réel et ordinaire où figures et objets, représentés avec une extrême précision, deviennent différents, étranges, menaçants, délirants, où leur sens dérive et se charge d’une symbolique fascinante et mystérieuse. Cet univers du rêve créé par Dali coïncide avec les orientations du Surréalisme tel que le conçoit André Breton, univers nourri par la psychanalyse et les écrits de Freud, mais également par bien d’autres figures notoires que va croiser, rencontrer et côtoyer Dali. L’œuvre plastique repose en fait sur un système mis en place très tôt et dont la déclinaison va se poursuivre tout au long de la carrière de l’artiste : réel transfiguré par quelques interventions qui vont tout changer, un peu comme on le voit dans l’œuvre de Giorgio de Chirico avec des perspectives accélérées et une atmosphère tendue, voire lourde de menaces. Ainsi par exemple, ici, le contexte du tableau est un paysage désert de la côte catalane où Dali demeurera pratiquement tout le long de sa vie, la ligne d’horizon est là, tranchante, coupant radicalement le tableau en deux parties ; le paysage est construit tant par une perspective linéaire très marquée que par une perspective atmosphérique et dans ce paysage somme toute assez banal l’artiste dispose, met en scène des figures et objets plus ou moins transformés : montres molles, corps humains bardés de tiroirs ou supportés par des étais, animaux. Ces modifications du réel inscrit dans le rêve deviennent un répertoire plus que lourd des symboliques en tous genres dont raffole la psychanalyse ; le paysage banal devient celui des terreurs nocturnes ou celui de cette apesanteur et de l’espace du songe, quelquefois faisant écho à Goya, d’autres fois à Bosch ou reprenant explicitement tel tableau comme l’Angélus de Millet. Les montres molles, pendantes et comme fondues, nécessairement arrêtées, abolissent le cours du temps au profit de cet autre temps qu’est celui du rêve. Peu à peu et précocement Dali invente et établit un univers où le réel et le surréel cohabitent, fruit d’un imaginaire débordant. Alors rien d’étonnant que Dali et Breton aient trouvé un terrain d’entente avec la méthode paranoïaque-critique.

Dali est né en 1904 à Figueres en Catalogne, il y mourut en 1989.

Des rencontres opportunes

Lorsqu’on suit le parcours de Dali depuis qu’il fut jeune homme en Espagne, à Madrid, jusqu’à tard dans sa vie, les rencontres qu’il fit, les liens qu’il établit apparaissent comme véritablement déterminants, à la fois pour une carrière artistique – être là au bon moment, rencontrer qui il faut - et pour la construction du personnage Dali, l’artiste et le clown. On peut retenir parmi ces rencontres, celles d’artistes dont l’œuvre deviendra majeure et celles de mouvements artistiques essentiels. Ainsi pour ce qui est de sa peinture, Dali croisa le dadaïsme et œuvra dans l’univers formel cubiste. Le dadaïsme fut un mouvement extrêmement contestataire en même temps que spectaculaire et inventif, nul doute que Dali y trouva pour partie de quoi construire son personnage. Le cubisme fut une véritable révolution quant à la compréhension et quant à la représentation du visible, peut-être que sa rencontre contribua à libérer Dali d’un certain rapport à la réalité. Et puis il y eut ces rencontres plus qu’importantes avec les artistes, poètes, cinéastes : Lorca, Buٌuel, Picasso, Breton, Tzara, Miro, Eluard, Max Jacob, Magritte, Man Ray, Tanguy mais aussi avec Freud et Lacan… et avec René Thom, le mathématicien… L’adhésion au Surréalisme, en 1929, est sans nul doute un événement surdéterminant pour Dali. Et la rencontre avec Gala, également en 1929, qu’il épousera et ne quittera plus est à la fois une merveilleuse histoire d’amour et celle d’une directrice artistique qui conduira avec la plus grande efficacité la carrière de Dali et contribuera à son immense notoriété.

Le personnage : artiste-clown ?

Jeune homme, Dali se présentait plutôt comme un dandy. Il forgea peu à peu son personnage, à la fois dans ses apparences et dans une figure du génie scandaleux. Apparences avec ses fameuses moustaches et un discours invraisemblable marqué par un accent et une élocution peut-être catalans, mais aussi mise en scène permanente de l’œuvre, bien au-delà des objets, comme inscrite dans un champ de références à la fois scientifiques, artistiques et psychanalytiques. C’est au moment de son entrée dans le groupe des surréalistes, en 1929, que Dali installe sa méthode paranoïaque-critique, saluée par Breton comme un instrument de tout premier ordre qui permet d’accéder au subconscient en libérant les énergies créatrices. Ainsi l’œuvre de Dali va se développer dans les territoires de l’illustration du rêve – ou du cauchemar -, où le représenté soigneusement figuré se dote d’une crédibilité accrue par sa mise en scène dans un contexte familier. La question que je poserai ici est celle de la séparation de l’œuvre, en tant qu’objet, de son auteur : l’œuvre se suffit-elle à elle-même ou l’agitation et la provocation lui sont-elles indispensables ? Les interventions de Dali rapportées par cette exposition posthume laissent perplexe. Certes la notoriété de Dali repose sur son œuvre plastique et en même temps sur sa médiation tapageuse mais l’œuvre, pour l’essentiel constituée d’objets d’art se suffit à elle-même et si l’on rapporte l’œuvre globale de Dali à la performance, on peut convenir qu’ici l’essentiel n’est pas la performance mais ce qui persiste, c’est-à-dire l’objet. Donc la mise en scène de Dali, son discours provocateur pseudo psychanalytique renverraient à un égo surdimensionné de l’artiste, incapable ou refusant de s’effacer derrière ce qui va lui subsister, le tableau, le film ou l’installation. Ceci étant dit, Dali, pas davantage qu’Yves Klein sur un même terrain où l’œuvre plastique et le spectaculaire se conjuguent ne peuvent être considérés comme des bonimenteurs car leurs discours reposent sur des fondements solides et quelquefois scientifiques. Aussi peut-on considérer que Dali fait partie de ces artistes agitateurs et performeurs (même si le terme est ici employé par anticipation) dont la médiation de l’œuvre passe par l’exhibition de soi. Michel-Ange, Yves Klein, Georges Mathieu, Josef Beuys peuvent être cités. Mathieu peignait en public en des séances d’une grande théâtralité où costumé, il courait d’un bout à l’autre d’immenses toiles, armé de tubes de peinture qu’il appliquait ainsi directement. Klein réalisait ses tableaux-empreintes de corps de modèles vivants en présence d’un orchestre classique, lui-même en tenue de soirée et Beuys, au cœur de la mouvance Fluxus, témoigna de ce principe selon lequel l’art et la vie doivent se confondre. Il est indéniable que chez Dali, ce besoin de s’offrir en spectacle est hypertrophié, comme son égo, néanmoins cela ne lui est pas particulier, un certain nombre d’artistes et à toute époque, éprouvent ce besoin d’amuser, provoquer, surprendre, déstabiliser le public, besoin aussi de donner une image de l’artiste comme personnage singulier.

A cela il faut ajouter que Dali épousa un certain nombre de causes extrêmement contradictoires, comme celle du marxisme et du franquisme, prit position en faveur d’Hitler, fut religieux, post impressionnisme et cubiste avant d’être reconnu comme le meilleur des plasticiens du surréalisme.

Dali aujourd’hui

Que retenir de cette vaste exposition organisée plus ou moins en libre parcours du visiteur ? D’abord et sur le fond, il est essentiel de voir et revoir les œuvres car chaque regard porté sur celles-ci est un autre regard qui génère une autre appréhension et compréhension. Visiter deux fois la même exposition c’est voir deux expositions différemment et deux expositions différentes. A plus de trente ans d’écart, les deux expositions Dali présentées au Centre Pompidou ne peuvent qu’être perçues dans des contextes culturels ayant peu à voir l’un avec l’autre, même si les œuvres sont en partie les mêmes. A la fin des années soixante-dix, le monde de l’art était encore dominé par le système des avant-gardes marqué par sa capacité d’exclusion et la course au nouveau. Aujourd’hui l’œuvre de Dali ne peut guère être lue que comme un moment d’une histoire révolue. L’art n’est plus le même, ni en 1979 ni au cours de la première moitié du vingtième siècle où le plus significatif de l’œuvre de Dali fut réalisé. Et les modestes tentatives de certains critiques d’art de montrer Dali comme un inventeur de la performance ou d’œuvres qui annoncent certains aspects du Pop’art ne sont guère convaincantes ; il ne suffit pas d’être le premier à pratiquer telle ou telle forme d’art de manière accessoire pour être pionnier, il faut en avoir conscience, affirmer et défendre cette nouveauté et il faut s’y engager. Ainsi, malgré le film réalisé avec Buٌuel, Un chien Andalou, et quel que soit l’intérêt du film en tant que film surréaliste, Dali n’est pas un cinéaste. Cette exposition du Centre Pompidou semble réhabiliter l’artiste et plus ou moins occulter le clown ; peut-être et en dehors de l’absence de Dali, est-ce en partie dû au fait qu’aujourd’hui le monde de l’art est devenu éclectique et de ce fait disposé à recevoir une pluralité de formes d’art sans nécessairement établir de hiérarchie entre ce qui serait moderne et ce qui serait académique. L’exposition Hans Richter, en ce même Centre Pompidou, il y a quelques mois, montrait bien un artiste à la fois académique, capable d’un réalisme photographique très élaboré en même temps que de créations numériques abstraites. La définition de la modernité évolue et de ce fait le monde de l’art ne cherche plus tant à classer les artistes selon une hypothétique modernité ou non. De ma visite à cette exposition, je retiendrai notamment ce qui s’oublie aisément lorsqu’on fréquente l’œuvre de Dali à travers des reproductions : la petitesse des formats de beaucoup de tableaux extrêmement connus, comme par exemple L’Angélus de 1932 qui mesure 16x21,7cm, ou bien Persistance de la mémoire, également de 1932, qui fait 24,1x33cm. Cependant d’autres œuvres sont bien différentes dans leurs formats : La gare de Perpignan, de 1965, mesure 296x406cm. Dali échappe toujours un peu à toute définition, irréductible à l’une d’entre elles.

Certes il ne faut pas oublier les installations réalisées par Dali, dont celle installée dans le Centre Pompidou lors de l’exposition de 1979. La documentation à ce sujet montre la cohérence de cette œuvre, La kermesse héroïque, avec la peinture, un passage du représenté au présenté : voiture suspendue, immense cuillère de métal, bref une réussite qui confirme la capacité du maître à opérer avec différents médiums.

Dali reste certes un artiste important et difficile à définir car toute définition est incapable de rendre compte avec pertinence de son art comme de son personnage.Certes avec Dali on parle d’une époque révolue, mais son œuvre comme le personnage dans leur résistance à l’usure des ans méritent bien cette grande exposition.


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