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Le Passé d’Asghar Farhâdi
Le début d’une nouvelle ère dans
le cinéma iranien mondialisé
Dès la réalisation d’A propos d’Elly (2008), Asghar Farhâdi s’est imposé comme une nouvelle figure du cinéma iranien. Phénomène artistique exceptionnel, il s’était déjà distingué des autres cinéastes iraniens par son Tchahârshanbeh Souri (La Fête du feu, 2005), voire à partir de son Shahr-e Zibâ (La Belle ville, 2003), ce dernier étant son deuxième long métrage pour le cinéma.
Pour cet auteur-cinéaste qui n’a aujourd’hui que quarante ans, la route de la gloire semble déjà être au moins à demi parcourue, surtout avec ces deux derniers films : Une Séparation (Jodâ’i-e Nâder az Simine, 2011) ; et… sa réalisation la plus récente et étonnante, Le Passé (Gozashteh, 2013). C’est déjà considérable pour un scénariste-réalisateur qui ne réalise pour le cinéma que depuis 10 ans et qui, diplômé en arts et littérature dramatiques, réalisait avant des séries télévisées.
Lorsque, en 2002, son scénario magnifique, La Basse altitude, avait donné naissance à une réalisation d’Ibrâhim Hatamikiâ, grand cinéaste de guerre et d’après-guerre, personne ne pensait que ce scénariste allait devenir l’un des réalisateurs iraniens les plus Iraniens et les plus mondialisés.
Dans le présent texte, nous allons parler à la fois de sa personne et de son œuvre en nous concentrant vers la fin sur son dernier film, Le Passé, qui est une production française et qui est à l’écran depuis la mi-juin.
Né en 1972 à Khomeynishahr d’Ispahan (ancien Fereydounshahr ou Sedeh), Asghar Farhâdi est titulaire d’une licence en arts dramatiques de la Faculté des Beaux-arts de l’Université de Téhéran, ainsi que d’un master dans la même discipline obtenu à l’Université Tarbiyat Modarres de Téhéran.
Outre son premier scénario célèbre dont nous venons d’évoquer le nom et qui fut réalisé par un grand cinéaste (interprété par Leilâ Hâtami, fille d’un autre grand réalisateur, Ali Hâtami), Farhâdi commence réellement sa carrière cinématographique avec l’écriture et la réalisation pour la Radiotélévision iranienne (chaîne 5, chaîne locale de la province de Téhéran), d’une série télévisée appelée Dâstân-e Yek Shahr (L’Histoire d’une ville ; 1 et 2), dont les deux saisons furent diffusées en 1999 et en 2001.
Après cette série télévisée, Farhâdi commence une carrière professionnelle sans trêve dans le cinéma, en entreprenant de réaliser ses propres scénarios, le résultat étant des films couronnés de brillants succès que nous allons passer en revue avant de traiter sa dernière œuvre.
Après un premier long métrage, Raghs dar Ghobâr (Danse dans la poussière, 2002), Shahr-e Zibâ (La Belle ville, 2003) attire l’attention des critiques iraniennes et asiatiques. A titre d’anecdote personnelle, je cite l’un de mes amis amateur de cinéma qui me racontait le souvenir de la première fois où il avait regardé un film de Farhâdi au cinéma. S’étant rendu au cinéma accompagné d’un autre ami, ils furent stupéfaits à la fois de l’histoire et de la qualité de la réalisation, et y restèrent pour une deuxième séance consécutive ! …Pour quitter la salle de cinéma encore bouleversés.
Le thème principal du film est la loi du talion, abordée d’un point de vue philosophique et social et dans les classes populaires de la société, avec les crimes et désordres qui y sont courants et visibles. Il ressemble, par la recherche qu’il consacre à un sujet juridique et sa perspective profonde enracinée dans une vision philosophique, à Une Séparation. Cependant, si Une Séparation s’occupe principalement de la classe moyenne iranienne et, en parallèle, de la vie des couches populaires de la société, le premier met uniquement à jour les dures conditions de vie des classes sociales populaires ; en outre, si le deuxième a pour thématique principale le divorce et la vieillesse, le premier met surtout en scène la problématique du crime et de la jeunesse.
Doté d’un scénario assez complexe, le film renferme des caractéristiques diverses et complexes spécifiques au cinéma de Farhâdi. Ainsi, la complicité et l’imprévisibilité des personnages s’ajoutent aux problèmes socioéconomiques et aux incongruités judiciaires qui sont loin de pouvoir être résolus par les volontés personnelles, si puissants que soient les personnages. Nulle trace de héros sans envergure psychologique, dans un monde où tous ou presque tous les principes de la morale sont à réviser d’une manière fondamentale par une vision globale qui inclurait les détails les plus infimes et intimes de la vie des hommes.
L’amour n’est pas absent du film, un amour qui inspire un espoir vivant pour le retirer ensuite, au prix de la libération du jeune adolescent qui attend l’anniversaire de ses 18 ans où sa pendaison sera légale, après avoir été condamné à la peine capitale pour un meurtre qui s’est avéré ne pas avoir été volontaire de sa part. [1]
Deux possibilités se posent : ou bien la sœur de l’accusé réussira à payer le prix du sang de la fille tuée par son frère il y a deux ans, ou celui-ci sera conduit à la potence. La sœur est aidée par un ami du frère et entre eux, un amour apparemment impossible se forme graduellement.
Dans une scène formidable qui se passe dans un restaurant, le garçon retourne sa main pour monter à la fille que sa bague n’est pas un anneau d’alliance, et les deux se mettent à rire. La fille s’étant séparée de son vieux mari toxicomane, s’éprend de l’ami de son frère, partageant un amour dont le destin n’est pas connu.
Deux ans après ce film, en 2005, Farhâdi réalise un drame fondé sur une histoire d’amour et de trahison, Tchahârshambeh souri (La Fête du feu, 2005). C’est le premier long métrage de son réalisateur qui lui permet de remporter plusieurs prix nationaux au Festival international du film de Fadjr. C’est aussi le premier film de Farhâdi qui traite des conflits familiaux et conjugaux sur une échelle étendue.
Une femme soupçonne son mari d’avoir une liaison avec une résidente de l’immeuble où ils vivent, qui est coiffeuse. Confuse et nerveuse, l’épouse de l’homme en question souhaite décider de divorcer, lorsqu’une série d’évènements la convainquent du caractère non fondé de ses soupçons. Elle en est donc dissuadée, mais la scène finale du film, qui se passe dans la voiture de l’homme, montre ce dernier entretenir une conversation amoureuse avec la coiffeuse.
L’histoire se passe en majorité à l’intérieur, et a lieu durant les derniers jours de l’année iranienne. C’est alors à la fête traditionnelle du feu que le titre fait allusion, fête qui est la source de tant de tumultes, d’autant plus que les troubles psychiques de la femme et le stress d’un voyage planifié pour les vacances de Norouz, ainsi que le désordre total de leur domicile, créent un espace de tension et une situation de mésentente qui apparaissent insurmontables au spectateur, tout autant qu’aux personnages.
Cette fois encore, un scénario excellent réalisé avec perfection, interprété avec maîtrise et monté avec habileté, fascine le public et les critiques, annonçant un nouveau phénomène dans le cinéma iranien. Ce cinéma souffrait en effet depuis quelque temps d’un manque de dynamisme et de génie, ses anciens maîtres cinéastes ayant peu à peu disparu. Ce même cinéma se voit conférer un nouveau souffle grâce à Farhâdi, et c’est un point sur lequel s’accorde la majorité des critiques, qui admettent également l’influence précoce de ce cinéaste sur les autres, surtout les jeunes, et en général de son impact sur le cinéma iranien et étranger (dont le cinéma français).
A propos d’Elly (2008) permet à son réalisateur de remporter ses premiers succès internationaux. Lauréat de l’Ours d’argent du meilleur réalisateur de la Berlinale 2009, Farhâdi gagnera désormais une renommée internationale en poursuivant avec une force et une assiduité admirables sa carrière de cinéaste.
Le film pose plusieurs questions morales en matière de la responsabilité (personnelle et sociale), des relations conjugales, amicales et familiales. Un grand sentiment d’angoisse et de détresse émane de la plupart des scènes du film, surtout à la suite de la disparition d’Elly [2], jeune monitrice de crèche, du bord de la mer. Nous ignorons en effet si elle est repartie pour la capitale sans dire au revoir aux autres, ou bien si elle s’est noyée.
Les efforts de présentation d’Elly à Ahmad, jeune divorcé rentré d’Allemagne, préparés par l’organisatrice du voyage, si proches semblent-ils d’aboutir, se révèleront être insignifiants, car un jeune homme, se présentant comme le fiancé d’Elly va arriver après la disparition de celle-ci ; évènements à la suite desquels tous les personnages et les couples, extrêmement touchés, essayeront d’accuser les autres.
L’état de suspense est représenté d’une manière excellente, notamment par un tournage qui fait un usage magistral de la caméra mobile. Ainsi, le spectateur se sent réellement sur la plage lorsqu’Elly disparaît après la scène où l’un des gamins a failli se noyer. A l’amicale ambiance de coopération à l’intérieur pour nettoyer et préparer les locaux loués se trouvant en mauvais état, succède une atmosphère de doute, de culpabilité, et de regret ; une vraie impasse.
Une Séparation (2011), dont le titre original iranien est La Séparation de Nader et Simine (ou bien Nader se sépare de Simine), fit l’effet d’un éclair non seulement dans le cinéma iranien, mais aussi mondial. Récompensé par un nombre conséquent de prix internationaux que nous n’allons pas tous citer, le film Une Séparation est basé sur un fond de problèmes sociaux et familiaux plein de tensions et de tumultes.
Bien que la thématique principale du film soit le divorce, l’auteur-réalisateur aborde une multitude d’autres questions dont la maladie et la vieillesse, l’adolescence et la maturité (ici féminines), les relations sociales et l’effet des rapports tendus entre ces différentes classes, ou encore la genèse et l’extension des problèmes sociétaux.
Les brillantes interprétations de Leilâ Hâtami et celle des trois autres personnages principaux (dont les rôles sont joués par Peyman Ma’âdi, Shahâb Hosseini et Sâreh Bayât) restent présents dans la mémoire des publics iranien et non-iranien.
Comme les autres films de Farhâdi, la musique n’a pas une présence directe et sensible dans celui-ci. Elle est d’ailleurs presque absente sauf dans le générique final accompagné d’une mélodie marquée par une tristesse indéfinie et indéfinissable.
Le synopsis : Le film raconte les évènements qui surviennent à la suite du départ d’Iran pour la France d’Ahmad, homme iranien qui s’était rendu en Iran quatre ans auparavant et qui n’était pas revenu en France. Il y retourne à la demande de son ex-femme française, Marie, pour finaliser leur divorce et prend conscience de la nouvelle situation non seulement de sa femme, mais aussi de celle de toute sa famille qu’il avait abandonnée depuis ces quatre années. Marie vit depuis quelques mois avec un jeune homme d’origine arabe, Samir, qui a un fils (Fouad) né de sa femme française (Céline), tombée dans le coma depuis quelques mois à l’issue d’une tentative de suicide. Ils veulent se marier, attendant ainsi la mort de Céline.
La thématique : Le film traite de nombreux thèmes, tous relevant plus ou moins de l’actualité d’une société moderne comme celle de la France, ou d’une société sur le chemin de la modernisation comme celle de l’Iran. Bref, plusieurs thèmes universels contemporains sont mis à l’étude.
Outre les questions familiales et les problèmes posés par le concubinage (surtout pour les adultes ayant des enfants de leurs unions précédentes), des thèmes tels que le passage du temps, l’oubli, la responsabilité, les crises d’adolescence, les relations entre l’homme et la femme et tant d’autres, sont abordées dans Le Passé. Dans ses entretiens avec le quotidien iranien Shargh ainsi qu’avec le (bi-)mensuel Andisheh Pouyâ, Farhâdi a exprimé ses préoccupations concernant les questions morales enfantées par les sociétés modernes.
Les personnages : La quasi-totalité des personnages du Passé est des ressortissants étrangers et des immigrés, ou bien est d’origine étrangère.
Les personnages, comme nous le constatons d’ores et déjà, sont très complexes, et agissent selon les nécessités pratiques, tout en gardant des profondes marques et caractéristiques humaines et morales. Selon cette perspective, Marie serait le personnage le plus profond dont les décisions, bien que définitives, ne sont point dépourvues de doutes.
Les personnages du Passé ne peuvent être compris ni jugés qu’en fonction du réel. Aucune existence n’est indépendante de la toile des évènements et des conditions sociales dans laquelle elle se déploie. Il est vrai que Farhâdi traite souvent de la famille en tant qu’entité sociale la plus représentative ; néanmoins, il a l’ingéniosité nécessaire pour éviter de réduire cette unité à un élément passif, ni de rétrécir ses personnages à de simples éléments-instruments ou à des figures stéréotypées.
Dans ce film, nulle trace d’une nostalgie à la Tarkovski, car la puissance révélatrice et la force réparatrice du temps sont les points les plus accentués par le réalisateur. Il s’agit pour Ahmad de récapituler, de finaliser son passé et de régler ses comptes avec les années écoulées, plutôt que de s’efforcer de récupérer ses instants perdus au sein de cette famille. Ainsi, il n’y pas de flash-back décrivant les souvenirs de cet homme et les regrets qu’il ne ressent d’ailleurs pas vis-à-vis de ce qu’il a fait autrefois.
Nous pouvons également relever l’approche quelque peu critique du scénariste-cinéaste vis-à-vis du mode de vie actuel européen, ainsi que du rythme rapide de la vie occidentale, caractéristique de la société industrielle technocratisée. Cependant, comme Farhâdi reste toujours presque aussi neutre et impartial tout en présentant diverses visions et points de vue à son spectateur, il est également possible de déceler une attitude critique vis-à-vis de la vie des personnages issus de l’Orient, dont les pays sont à mi-chemin entre la tradition et la modernité.
Loin de vouloir juger ou généraliser, nous invitons ceux qui n’ont pas encore découvert le film à aller le voir. Le Passé a été nominé pour la Palme d’or du Festival de Cannes 2013, et il a remporté le Prix du Jury œcuménique et le Prix d’Interprétation féminine (pour Béjo).
Quand, il y a un an, les Iraniens reçurent la nouvelle des prix remportés par Une Séparation et apprirent la décision de Farhâdi de réaliser un film en France, une inquiétude se fit jour ; inquiétude au sujet de la qualité de ce film et de l’avenir professionnel de son réalisateur, que l’on sentait être sous l’ombre de la menace d’une notoriété festivalesque. Film réaliste possédant une structure solide, Le Passé n’a rien de moins, ni dans la forme ni dans le fond, que les précédentes réalisations de Farhâdi, qui a eu la force de prouver son génie de scénariste et de réalisateur, et qui ne cessera de le faire, nous l’espérons, à l’avenir.
- Il faut avouer, entretien de Mohsen Azarm et de Karim Nikouâzar avec Asghar Farhâdi, revue Tadjrobeh (L’Expérience] (bimensuel iranien en arts et littérature), n° 21, mai et juin 2013, pp. 22-27.
- Je ne veux pas devenir immigré, entretien d’Omid Rouhâni avec Asghar Farhâdi, revue Andisheh Pouyâ (La Pensée dynamique, bimensuel culturel et critique iranien), n° 8, juin et juillet 2013, pp. 77-85.
- Je ne suis que cinéaste, entretien de Faranak Arta avec Asghar Farhâdi, quotidien iranien du matin Shargh (L’Orient), n° 1774, le samedi 6 juillet 2013, pp. 8 et 9.
[1] Le film s’ouvre par la fête d’anniversaire des 17 ans de Ahmad, l’accusé incarcéré dans une maison de redressement, organisée par A’la, son ami qui ira ensuite aider à la libération de celui-là durant l’année qui lui reste pour devenir majeur et… être exécuté.
[2] Cette abréviation peut faire allusion, en persan, à plusieurs prénoms féminins, dont Elmira, Elnâz, Elhâm, Elâheh et tant d’autres, commençant par le préfixe El. Le fait que le vrai prénom d’Elly ne nous soit pas connu démontre bien le mystère qui l’entoure.