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Depuis le XVIIe siècle, les auteurs qui décrivaient les palais de la période safavide en cherchaient souvent les origines dans ceux construits durant l’antiquité préislamique. L’Arménien Petrus Bedik écrivait au XVIIe siècle que le palais Tchehel Sotoun d’Ispahan aurait été une reprise du plan de la grande salle hypostyle de Persépolis, capitale des Achéménides. [1] Pietro della Valle et plusieurs autres voyageurs européens qui avaient visité Ispahan à l’époque safavide au XVIIe siècle partageaient ce point de vue. Charles Texier écrivit au XIXe siècle : « La cour royale de l’époque contemporaine reprend en quelque sorte les us et coutumes qui remontent à l’époque de l’empereur achéménide Darius le Grand… De même, je trouve que le palais Tchehel Sotoun, résidence préférée de Shâh Abbâs Ier ressemble à la grande salle hypostyle de Persépolis. » [2]
La plupart des auteurs contemporains confirmèrent l’opinion de leurs prédécesseurs. David Stronach vit ainsi les traces du « Paradis » de Pasargades dans la structure quadripartite de Tchâhar Bâgh ("Quatre jardins") d’Ispahan. [3] Ce qui rendait pertinente cette comparaison aux yeux de ces auteurs était la découverte des ruisseaux de pierre à Pasargades, dessinant le plan d’un long jardin avec des pavillons et des iwans ouverts aux quatre coins. En effet, ce qui caractérisait depuis très longtemps les jardins royaux des Achéménides était l’existence des clôtures qui encerclaient le jardin, ses pavillons et ses ruisseaux. Les ruisseaux, les bassins, les arbres fruitiers, les pavillons, les tours et les hammams sont autant d’éléments auxquels firent allusion les auteurs de différentes périodes, ce qui laisse croire à la permanence de ces éléments au cours des siècles. [4]
Pour mieux comprendre l’évolution du type de « jardin royal » au cours des siècles, il faudrait fixer les caractéristiques les plus importantes de ce type de jardin à chaque période historique. Les plans et les gravures des relations des voyageurs européens qui visitaient l’Iran des Safavides au XVIIe siècle constituent d’importants documents historiques, malgré la mauvaise qualité de certains d’entre eux ou leur inexactitude. En effet, à l’exception des dessins de Cornelis de Bruin qui fut peintre lui-même et les gravures d’œuvres de Jean Chardin et de Bembo dessinées par Grelot, les autres voyageurs européens de l’époque des Safavides offraient, dans leurs ouvrages, des plans et dessins de peu de précision en absence d’échelles clairement définies. [5]
Englelbert Kaempfer (1651-1716) fut secrétaire et médecin de l’ambassadeur de Charles XI de Suède à la cour de l’empereur safavide Shâh Soleimân. [6] Pendant son séjour en Iran (1684-1716), Kaempfer dessina des plans et des dessins de plusieurs jardins royaux. Ces cartes et les descriptions qu’il en donnait témoignent de l’intérêt qu’il éprouvait pour l’histoire naturelle et la botanique. De retour en Europe, Kaempfer décida de publier le récit de son voyage en Perse, mais il n’utilisa dans son ouvrage [7] que certains plans du siège du gouvernement à Ispahan. Les manuscrits et les plans de Kaempfer sont conservés à la Bibliothèque britannique à Londres. [8] Ces manuscrits comportent d’importantes informations qui ne sont pas intégrées dans l’ouvrage publié de Kaempfer. Les dessins et les plans qui illustrent ces manuscrits font partie des premières cartes des jardins safavides au XVIIe siècle. Les plans et les cartes de Kaempfer nous permettent d’étudier la structure des jardins royaux, la dispersion des jardins à l’intérieur de la citadelle, ainsi que leur emplacement par rapport au reste de la ville. Ses cartes et plans nous donnent aussi des informations précieuses sur la typologie des jardins royaux, la topographie de la ville – surtout dans le quartier Tchahâr Bâgh – ainsi que les composantes d’un jardin royal.
La figure n° 1 nous montre la citadelle d’Ispahan et les rues avoisinantes.
Eugenio Galdieri, membre de l’Institut italien des recherches au Moyen-Orient et en Extrême-Orient [9] qui restaura plus tard les rares édifices de la citadelle d’Ispahan, était convaincu que le paysage de la citadelle tel que Kaempfer l’avait dessiné se fondait sur un plan précis. [10] Selon lui, le graveur qui reproduisit les dessins de Kaempfer eut certainement accès à ce plan. La carte montre le plan général des rues de la citadelle et des édifices qui se situaient entre la place Naqsh-e Jahân et la rue Tchahâr Bâgh. Sur cette carte, la lettre « B » indique l’emplacement d’Ali-Qâpou (Porta Magnifica) et la lettre « C » celui du harem (Porta Haram). La carte indique aussi l’emplacement d’autres portes de la citadelle : la porte Shâhi (Porta Via Regia) ou la porte Novvaâb (Porta Novvab). Sur la carte, nous pouvons également trouver d’autres palais et jardins : les registres, les cuisines royales, le jardin Hasht Behesht, le jardin Mossamman, le caravansérail Aghâ Salmân, et les Mâdi, c’est-à-dire les canaux artificiels de la rivière Zâyandeh Roud. [11]
La superposition de la carte de la citadelle et du plan des jardins de Tchahâr Bâgh (figure n° 2) avec la carte de Sultan Seyyed Rezâ publiée en 1885 (figure n° 3), nous permettra de reconnaître les éléments de l’époque safavide qui perdurèrent jusqu’à l’époque de la dynastie des Qâdjârs : la place Naqsh-e Jahân et ses édifices, les rues qui s’étendent à l’ouest de la place, les cours des Registres royaux, le jardin Tchehel Sotoun, et la plupart des jardins qui se situaient le long de la rue Tchahâr Bâgh. L’emplacement des mâdi (canaux artificiels) est le même, tandis que sur la carte de Sultan Seyyed Rezaâ, le jardin « Goldasteh » et les édifices que Kaempfer nommait « Impasse » (Via clausa) sont inexistants. Cela nous montre que cette partie de la ville avait subi d’importantes modifications par rapport aux plans de Pascal Coste. [12]
Dans la carte de Kaempfer, le plan du complexe royal est caractérisé par une liberté dans la structure générale, ce qui se manifeste aussi dans l’architecture des édifices apparemment isolés les uns des autres. [13]
La place et la promenade de Tchahâr Bâgh jouaient un rôle essentiel dans l’organisation du plan général de l’Ispahan des Safavides. Les cours et les jardins de la citadelle avaient des fonctions différentes : le divan était le centre des services publics, le harem était réservé au roi et aux membres de la famille royale, tandis que les boyoutât (Maisons) assuraient les services de la cour. [14] La promenade de Tchahâr Bâgh avait à la fois une fonction d’habitat et de loisir. Il est à noter que la place Naqsh-e Jahân et l’avenue Tchahâr Bâgh créaient des espaces urbains remarquables. Kaempfer montre un panorama de la place Naqsh-e Jahân pour insister sur ses spécificités architecturales (figure n° 4).
Les galeries à deux étages, la façade d’Ali Qâpou (Porte magnifique) à cinq étages, l’entrée du bazar Gheysariyeh à droite, et la haute façade de la Mosquée du Roi à gauche. En l’absence d’une symétrie géométrique, l’architecture variée des différents édifices y crée un dynamisme vivant. Cette organisation reflète une image majestueuse de la fonction urbaine de la citadelle, et rappelle le complexe royal de Persépolis. Les plans et les dessins de Kaempfer soulignent aussi l’usage de la place pour des matchs de polo. Dans une carte de la ville de Ghazvin, Kaempfer nous montre le palais Ali Qâpou et son esplanade (figures n° 5 et 6).
Dans un autre plan consacré à la ville de Shirâz, Kaempfer reproduit l’esplanade d’un jardin appartenant à Emâmgholi Khân, gouverneur de Shirâz (figure n° 7).
Le dessin montre aussi les poteaux de but de polo. Sur une carte de la ville de Kâshân (figure n° 8), Kaempfer montre l’emplacement du jardin royal (bb) et on y voit de nouveau les poteaux de but de polo. Dans tous ces plans, une grande porte forme la façade de l’entrée du jardin royal.
A Ispahan, la promenade de Tchahâr Bâgh reliait la citadelle aux jardins qui s’étendaient sur les deux rives opposées de la rivière Zâyandeh Roud. Les grandes portes des jardins de Tchahâr Bâgh créaient un paysage urbain magnifique. Pour mieux apprécier ce paysage, il fallait peut-être monter sur le toit du pavillon « Jahân-Namâ » [15] situé à l’extrémité nord de l’avenue Tchahâr Bâgh. Aujourd’hui, la plupart de ces jardins n’existent plus, mais on peut en trouver encore la trace dans les parcelles de cette partie de la ville.
L’avenue Tchahâr Bâgh créait un axe urbain formidable qui mariait les espaces urbains avec les jardins. En effet, lorsque l’on se promenait à Tchahâr Bâgh, on se sentait dans un très long jardin au milieu de la ville. Tous les voyageurs qui ont visité Ispahan sous les Safavides admiraient cette large avenue et ses paysages. Cornelis de Bruin dessina trois plans de Tchahâr Bâgh [16], mais une carte de Kaempfer est le seul document montrant l’ensemble de cet espace urbain créé à l’époque des Safavides. [17] L’avenue Tchahâr Bâgh formait un espace urbain somptueux : ses éléments architecturaux et son organisation combinant jardins et habitations se trouvaient au cœur du développement de la nouvelle ville d’Ispahan.
Deux espaces publics importants renforçaient le lien entre les jardins royaux de la citadelle avec le reste de la ville : la place Naqsh-e Jahân et l’avenue Tchahâr Bâgh. Ces deux endroits avaient une fonction symbolique importante car c’était uniquement de ces deux espaces publics que l’on pouvait voir les façades extérieures des palais royaux.
La structure géométrique des jardins de la citadelle d’Ispahan accentue la symétrie des composantes, sans empêcher la liberté des formes et de la composition. Dans le jardin Khalvat (figure n° 9), le passage principal ne se trouve pas au milieu du jardin, mais sur l’axe qui relie l’iwan de l’est au mur de l’ouest. Un bassin d’eau se trouvait devant l’iwan méridional du pavillon. Le roi pouvait prendre cette allée pour se rendre à l’intérieur du harem. En effet, les pavillons étaient en quelque sorte des lieux de passage entre les jardins. Au milieu du jardin Khalvat, un pavillon à quatre iwans se trouvait au bout du passage principal.
Le jardin Goldasteh (figure n° 10) avait un plan géométrique complexe. Ce jardin était composé d’un terrain octogonal à l’ouest et d’un terrain rectangulaire à l’est.
L’édifice appelé « Owtchi Martabeh » se trouvait au milieu du jardin. La forme géométrique du jardin s’accentue dans le pavillon polygonal appelé Goldasteh. Une allée arborée liait chaque côté de ce pavillon central aux murs extérieurs du jardin. Au milieu de ce terrain, un passage circulaire croisait ces allées.
Le plan du jardin pouvait obéir aussi à la situation topographique du terrain. ہ l’extérieur des villes, des jardins furent construits parfois au pied de la montagne et sur des collines. Dans ce cas, les formes du relief déterminaient l’axe principal du jardin. Contrairement aux jardins royaux qui furent construits à l’intérieur des villes, il fallait souvent dépasser des axes secondaires en raison de la pente du terrain. Le jardin Takht à Shirâz constitue un bon exemple de ce type de jardins. Le dessin de Hofsted Van Essen nous montre assez clairement la situation topographique de ce jardin (figure n° 11). L’édifice principal se situe sur la hauteur et donne sur la cour centrale. En bas, il y avait un grand bassin d’eau.
Kaempfer a dessiné plusieurs plans d’un grand jardin d’Ispahan, qu’il nomma Tchahâr Bâgh et Hezâr Djarib. Les jardins dits Tchahâr Bâgh avaient souvent une composition quadripartite, mais les jardins de type Hezâr Djarib n’obéissaient pas à cette forme quadripartite et avaient un plan linéaire (figure n° 12).
Selon les descriptions de Kaempfer, le jardin Hezâr Djarib ressemblait plutôt aux jardins de banlieue, mais il se situait sur un terrain en pente douce, à l’extrémité de l’avenue Tchahâr Bâgh. Le jardin se divisait en deux parties dites « nouvelle » et « ancienne ». Aux deux extrémités du jardin se trouvaient deux grandes salles (figures 13 et 14). Un mur séparait la partie ancienne de la partie nouvelle du jardin qui était également munie d’un terrain de polo. Le jardin était arrosé par un mâdi (canal artificiel) du Zâyandeh Roud, qui alimentait les ruisseaux du jardin.
* Le présent article est un extrait de l’article de Mahvash Alemi, « The Royal Gardens of safavid Period : types and Models », in : Gardens in the Times of the Great Muslims Empires, ed, Attilo Petruccioli, Leiden, Brill, 1997, pp. 72-93.
** Mme Mahvash Alemi est diplômée d’architecture de l’Université de Téhéran. Elle a poursuivi ses études pendant huit ans en Italie. De retour en Iran, elle s’est mise à enseigner l’architecture à l’Université de Téhéran. En 1979, elle est retournée en Italie pour mener à bien une recherche consacrée à l’architecture des jardins dans le cadre d’un doctorat, une première à l’époque à l’Université de Venise.
[1] Petrus Bedik, Cehil Sutun. Seu explicatiou trius que celeberrimi an pretiosissimi, theatric quadraginta columnarum in preside Orientis.
[2] Charles Texier, Description de l’Arménie, de la Perse et de la Mésopotamie, vol. 2, p. 119.
[3] David Stronach, Caharbag, idem, The Royal Garden, p. 107, fig 48, idem, The Royal Garden at Pasargadae : Evolution and Legacy, pp. 472-502, idem, Excavations at Pasargadae, Third Preliminary Report.
[4] Ralph Pinder Wilson, The Persian Garden : Bagh and Chahar Bagh.
[5] Pour les premiers plans munis d’échelles, il faut attendre les œuvres d’architectes comme Charles Texier au XIXe siècle.
[6] Karl Meier-Lemgo, Engelbert Kaempfer : Leben, Reisen, Forschungennach der bisherunveroffentlichten Handschriften Kaempfersim Britischen Museum beatbeit ; Engelbert Kaempfer, The History of Japan Together with a Description of the Kingdom of Siam ; Detlef Hنberland (ed.), Engelbert Kaempfer, Werk und Wirkung, Vortrage der Symposien in Lemgo.
[7] Engelbert Kaempfer, Amoenitatum Exoticarum politico-physicomedicarum fasciculi v quibus continentur variae relations…, p. 179.
[8] Pour enrichir ses notes sur l’Iran, Kaempfer demanda conseil au père Dumand, chef de l’église capucine d’Ispahan, fin connaisseur des us et coutumes des Iraniens au XVIIe siècle.
[9] IsMeO (InstitutoItaliano per il Media ed Estremo Oriente)
[10] Eugenio Galdieri, Les palais d’Isfahan, pp. 3-4.
[11] Les mâdi étaient les canaux artificiels du Zâyandeh Roud construits à Ispahan à l’initiative de Sheikh Bahâ’i. Ces canaux arrosaient les différents quartiers de la capitale des Safavides. Plusieurs de ces canaux existent aujourd’hui à Ispahan.
[12] Pascal Coste, Monuments modernes de la Perse.
[13] La Grande Mosquée d’Ispahan en est un bon exemple : en dépit de la symétrie parfaite de l’édifice à l’intérieur, les façades extérieures de l’édifice n’obéissent à aucune régularité géométrique.
[14] Birgit Hoffmann, « Boyutat-i saltanati ».
[15] Frederic Sarre, Denlmalerpresischer Baukunst (Berlin, 1910), p. 70.
[16] Cornelis de Bruin, Voyage de Corneille le Brun par la Mascovie en Perse et aux Indes Orientales.
[17] La comparaison des plans de Kaempfer et de Pascal Coste permet d’identifier les changements faits dans cette partie de la ville en l’espace de 150 ans.