|
Le religieux et le politique à l’époque safavide :
interactions et justifications d’un pouvoir chiite, de Mohaqeq Karaki à Majlessi
La période safavide constitue une période charnière dans l’histoire de l’Iran, notamment en ce qu’elle marque l’adoption du chiisme comme religion d’Etat, ainsi que son extension au sein de la quasi-totalité de la Perse. Cette diffusion sans précédent du chiisme en Iran entraîna de nombreux changements à la fois dans la politique, la société et la vie intellectuelle. Le rapprochement du politique et du religieux ne s’est néanmoins pas fait sans heurts, et a posé pendant plusieurs siècles d’importants débats sur la licéité d’un pouvoir qui se parerait d’une légitimité religieuse en se revendiquant comme chiite.
Le chiisme est en effet fondé sur la croyance selon laquelle après la mort du prophète Mohammad, douze Imâms de sa descendance ont été chargés de guider l’humanité en explicitant et en incarnant le contenu de sa prophétie. En tant que hautes personnalités spirituelles et "hommes parfaits" désignés par Dieu, ils sont considérés comme étant les seuls légitimes à exercer un pouvoir politique qui leur fut usurpé par les califes sunnites omeyyades et abbassides au cours de l’histoire. Selon les croyances chiites, le douzième Imâm, surnommé Al-Mahdi, est entré en occultation en 874 et réapparaîtra à la fin des temps pour gouverner le monde et rétablir la vérité et la justice. Se dégage ici l’idée que la légitimité de tout pouvoir revient seulement aux Imâms, c’est-à-dire à ceux que Dieu a choisis comme détenteur de l’autorité (olol-amr). En période d’occultation, certains débats se sont néanmoins ouverts pour savoir si une personnalité chiite éminente pourrait, de façon temporaire et en attendant ce Retour, exercer un pouvoir politique. C’est principalement autour de ce débat que ce sont organisés les débats entre les différents savants religieux et les acteurs du domaine religieux au sens large, incluant les mystiques et les soufis, à l’époque safavide. L’abondance des ouvrages et manuscrits datant de cette période permet aux historiens d’avoir une connaissance assez précise des rouages de l’Etat, des débats, des personnalités impliquées et des différents courants de pensée.
Lors de l’arrivée au pouvoir de la dynastie safavide, une majorité de savants religieux considéraient l’exercice d’un pouvoir politique par une autre personne que l’Imâm comme illégitime. Cependant, certains d’entre eux faisaient preuve d’un certain pragmatisme en défendant l’idée selon laquelle, en période d’occultation et donc de vacance officielle du pouvoir politique et religieux, la mise en place d’un gouvernement chiite pouvait constituer un pis-aller permettant de consolider les bases de cette religion, d’étendre son influence, et de limiter la corruption. Cette reconnaissance s’exprimait parfois sous la forme de la publication de traités justifiant l’accès au pouvoir du Shâh Esmâïl, ou par un rapprochement concret de la cour.
La justification d’un pouvoir chiite exercé par une autre personne que l’Imâm fut principalement formulée par d’importants savants religieux de l’époque originaires de Jabal ’آmel (région située dans le sud-Liban actuel) ayant émigré en Iran. Nouroddin ’Ali ibn ’Abd al-’آli Karaki, surnommé Mohaqeq Karaki, Mohaqqeq Thâni, ou encore Sheykh ’Alâ’i, est de loin la figure la plus importante, issu de la première vague d’immigration en Iran au moment même de la fondation de l’Etat safavide, ayant contribué à fournir les bases intellectuelles de la fondation d’un Etat religieux. Né dans une famille de juristes religieux chiites près de Baalbek, il étudia auprès de Ibn Khâtoun ’Ameli et ’Ali ibn Helâl Jazâ’eri, et poursuivit sa formation intellectuelle en Syrie, Irak et en Egypte auprès de savants sunnites. Dès son arrivée en Iran, il chercha, en compagnie d’autres savants issus de Jabal ’Amel, à se rapprocher de la cour d’Esmâïl Ier. D’après les documents historiques qui nous sont parvenus, Karaki rencontra le roi pour la première fois en 910 de l’Hégire (1504), date à partir de laquelle il entretint des rapports étroits avec le pouvoir safavide, en contribuant à justifier intellectuellement et religieusement la légitimité du nouvel Etat chiite. Il écrivit plusieurs ouvrages dans ce sens dont le plus fameux est sans doute Jâme’ al-Maqâsed. Il y formule des avis influents sur l’impôt, le gouvernement, et la prière commune du vendredi, et y affirme que les Imâms ont autorisé à leur époque que leurs fidèles paient leurs impôts à leurs disciples, et donc que les impôts puissent être légitimement versés à un gouvernement défendant les croyances chiites. D’autres savants religieux issus de la même zone tels que Ali ibn Helâl ou encore Hossein ibn Abdol-Samad Hâresi eurent également un rôle important dans l’entreprise de légitimation de la nouvelle dynastie.
Leur posture se distinguait alors des savants chiites basés en Iraq, dont la grande majorité refusait alors de valider et d’être associée de quelque manière que ce soit à ce nouveau système politique chiite dont le roi Esmâïl Ier revendiquait être un des descendants de l’Imâm Moussâ Kâzem, le septième Imâm des chiites. Pour eux comme pour d’autres savants religieux au sein même de l’Iran, aucun gouvernement ne pouvait être légitimement reconnu jusqu’à la réapparition de l’Imâm du Temps. Cette question était également loin de faire l’unanimité parmi les savants de Jabal ’Amel, dont certains rejetaient tout contact et rapprochement avec les Safavides. Outre les divergences politiques parmi les juristes religieux, d’autres courants religieux comme le soufisme et la gnose s’opposèrent également de manière diverse au pouvoir safavide. Ces deux tendances, qui ont chacune connu un important développement sous les Safavides, accordaient chacune à leur manière une attention particulière à la dimension interne (bâteni) de la religion. Cette attitude a souvent été à la source d’une attitude méfiante vis-à-vis du pouvoir et de toute autorité temporelle tendant selon eux à réduire le religieux à sa lettre et à son aspect le plus littéral. Pour les soufis organisés sous forme de congrégation, le pouvoir politique était également dénué de sens étant donné que seule comptait l’allégeance à un "maître" ou Sheikh responsable d’une confrérie.
Après le règne de Shâh Esmâïl, Mohaqeq Karaki garda un rôle important auprès de la cour. En témoigne notamment le fait que Shâh Tahmâsb lui donna le titre de Sheykh-ol-Islâm et lui conféra de vastes prérogatives. Si, comme nous l’avons évoqué, l’Etat safavide était loin de faire l’unanimité et que certains savants rejetaient toute collaboration avec le pouvoir politique, le charisme et l’influence profonde des œuvres de Karaki à l’époque ont permis à sa pensée de devenir l’orthodoxie du nouveau pouvoir en place. Plusieurs avis ont été formulés sur les motivations de Karaki dans cette défense et légitimation du pouvoir safavide. Il semblerait que ce gouvernement constituait pour lui non pas un idéal, mais un pis-aller ou le moins mauvais choix possible pour consolider les assises du chiisme notamment face à la menace et aux visées expansionnistes de l’Empire ottoman sunnite.
L’émigration des savants de Jabal ’Amel en général et la présence de Mohaqeq Karaki en particulier ont donc eu un rôle important dans la mise en place d’un Etat religieux en Iran, et d’une expansion sans précédent du chiisme. L’influence de ces savants passa également par la diffusion d’ouvrages religieux dans les domaines du droit, du commentaire du Coran, du hadith, et de la théologie en général qu’ils permirent. Nombre de ces ouvrages furent ensuite traduits en persan par leurs élèves iraniens. Il faut également souligner que certaines personnalités du Jabal ’Amel exercèrent une importante influence intellectuelle et contribuèrent à consolider les assises de la nouvelle dynastie iranienne, bien qu’elles ne se rendirent jamais elles-mêmes dans ce pays. Zaynoddin ibn ’Ali ibn Ahmad, surnommé Shahid-e Thâni, fait partie de ces personnalités dotées d’un grand charisme intellectuel et spirituel. Dans son commentaire de Al-Lom’a Al-Damashqiyya, il pose les bases de sa théorie de la relation du politique et du savant religieux (faqih) et contribue à la légitimation du pouvoir safavide.
Le règne de Shâh Tahmâsb marque une période de conflit entre les différents courants religieux de l’époque et une critique de la légitimité de l’Etat. Cette critique formulée sous la forme de riches traités fut à la source de riches débats intellectuels, dans lesquels Hossein Abdol-Samad Hârethi originaire de Jabal ’Amel eut un rôle important. Il écrivit des œuvres importantes, dont Wosoul al-Akhyâr ilâ Osoul al-Akhbâr (L’accès des meilleurs aux fondements des traditions), l’un des ouvrages les plus importants de son époque), Monâzira ma’ ba’d ’olamâ’ Halap fi al-Imâma (Débat avec certains savants d’Alep sur l’Imâmat), ou encore Al-’Aqd al-Hosseini où il critique certaines idées de Mohaqeq Karaki ainsi que celles d’un savant contemporain plus jeune que lui, Mir Hossein ibn Hasan Karaki, descendant de l’une des filles de Mohaqeq Karaki.
L’émergence d’autres figures intellectuelles ouvertement critiques vis-à-vis du pouvoir marqua le règne de Shâh Tahmâsb. Sheykh Ebrâhim Qatifi qui était lui-même élève de Mohaqeq Karaki, en fait partie. Il considérait notamment illégitime de payer des impôts et même de donner tout type de bien à un pouvoir non dirigé par l’Imâm au temps de l’occultation. Il s’opposait ainsi clairement aux théories de son maître. En retour, il considérait illégitime de recevoir le moindre argent ou cadeau du pouvoir en place. Aux côtés d’autres savants de l’époque tels que Moqaddas Ardebili, il déclarait clairement que le pouvoir était illégitime et considérait interdit tout type de coopération avec un pouvoir politique, qu’il soit juste ou tyrannique. Ses pensées ne rencontrèrent cependant que peu d’écho face à la pensée Karakienne bien établie et bien entendu largement soutenue par le pouvoir ; pensée elle-même portée par le charisme de Karaki qui était alors considéré comme l’une des plus grandes figures intellectuelles et religieuses de l’époque.
La mort de Shâh Tahmâsb et l’arrivée au pouvoir de Shâh Esmâïl II marquèrent le début d’un renouveau du sunnisme en Iran sous l’impulsion de politiques facilitant sa diffusion initiées par le roi lui-même. Plusieurs causes ont été avancées par les historiens pour expliquer un tel revirement du pouvoir, l’une d’entre elles était que le nouveau roi voyait d’un mauvais œil l’influence grandissante des érudits et savants religieux chiites au sein de la société. Il aurait ainsi voulu souhaiter réaffirmer sa puissance face à eux. Il suscita dès lors l’opposition de certains de ces grands savants, dont Mir Hossein Karaki. Cette période se termina par le meurtre de Shâh Esmâïl II et l’arrivée au pouvoir de Mohammad Khodâbandeh, qui mit fin à une telle politique.
L’arrivée au pouvoir de Shâh Abbâs inaugura une nouvelle étape des relations entre le pouvoir et la religion. Shâh Abbâs encouragea largement les activités scientifiques et intellectuelles, et s’appuya sur les religieux pour asseoir sa légitimité. De nombreux juristes religieux (foqahâ) étaient également envoyés dans divers endroits du royaume pour régler des conflits internes. Cette époque marque donc le renouveau de l’influence des savants chiites à la cour, et d’un développement sans précédent de la pensée chiite et de la philosophie.
Les immigrés de Jabal ’Amel comme Mohaqeq Karaki et Sheikh Hossein ibn Abol-Samad Hârethi avaient réussi à former toute une génération de savants chiites iraniens entrant en scène et ayant des rôles de premier plan durant le règne de Shâh Abbâs. C’est également à cette époque que furent compilés ou rédigés des ouvrages religieux capitaux dont des recueils et commentaires de recueils de hadiths (Al-Kâfi, Man lâ yahzoroho al-Faqih, Tahzib al-Ahkâm ou encore Al-Istibsâr), à la suite de certains travaux des savants de Jabal ’Amel.
Sheikh Bahâ’i et Mirdâmâd (qui était le petit-fils de la fille de Mohaqeq Karaki) font partie des savants religieux et philosophes les plus importants de cette époque. Sheikh Bahâ’i, de son nom complet Sheikh Bahâoddin Mohammad ’Ameli, est né à Jabal ’Amel et partit dès son enfance en Iran en compagnie de sa famille. Il a rédigé de nombreux ouvrages dans des domaines aussi divers que l’architecture, l’astronomie, la médecine, mais aussi le fiqh et la politique. Il "servit" également le gouvernement safavide qui, selon lui, pouvait avoir un rôle de guidance générale, en défendant l’idée selon laquelle la religion islamique contenait tout un programme permettant la mise en place d’un gouvernement basé sur la religion. Le politique doit donc selon lui se mettre au service de la religion et garantir l’application de ses règles et préceptes. Dans ce sens, Sheikh Bahâ’i vient prolonger l’œuvre de personnes comme Mohaqeq Karaki. Cela ne l’empêche pas de porter parfois un regard critique et même ironique sur certains aspects du pouvoir de l’époque.
Le développement de la pensée religieuse chiite sous le règne de Shâh Abbâs a également été favorisé par la venue de nombreuses missions et congrégations chrétiennes en Iran, et plus précisément à Ispahan. La présence de ces missions et leurs activités prosélytes a entraîné la rédaction de plusieurs traités sur le christianisme ou de comparaison entre l’islam et le christianisme par des savants musulmans. L’une des principales figures de ce mouvement est Ahmad ibn Zayn-ol-’Abedin ’Alavi ’Ameli (décédé en 1644), auteur de deux ouvrages critiques importants au sujet de la religion chrétienne. Ces ouvrages sont une réponse aux activités religieuses du missionnaire jésuite Jérôme Xavier ayant rédigé, à partir de la fin du XVIe siècle et au long du XVIIe siècle, plusieurs ouvrages en persan sur le christianisme. Ces écrits comprennent des traductions de textes chrétiens comme celle du Pater Noster, mais aussi des ouvrages sur la vie du Christ (notamment Mirat al-Qods) ou encore des présentations de la doctrine chrétienne sous la forme de traités concis, dont A’ineh haqq namâ (La doctrine qui montre la vérité) fait partie. Xavier formule également des critiques sur le point de vue de l’islam sur le christianisme. Bien qu’essentiellement basé en Inde, il vise ainsi un public iranien. Son œuvre y est diffusée dans les milieux intellectuels de l’époque, suscitant des réponses diverses et de nouvelles interrogations sur l’islam confronté intellectuellement et physiquement à une présence chrétienne croissante.
La prospérité économique, culturelle et intellectuelle ayant marqué le règne de Shâh Abbâs Ier commença à décliner à l’époque de son successeur Safi Ier, puis de Shâh Abbâs II. Cette période de déclin économique marqué coïncide néanmoins avec l’apparition de personnalités intellectuelles religieuses éminentes, parmi lesquelles Mir ’Alâ’-od-Din Hossein surnommé Khalifeh Soltân. Cette période est également celle du développement du courant akhbâri, qui marque lui-même le début de longues controverses les opposant au courant osouli. Ces deux tendances au sein du chiisme duodécimain s’éloignent des controverses strictement politiques et s’opposent essentiellement sur la façon d’élaborer les règles et principes de la jurisprudence religieuse : alors que les akhbâris (terme issu de khabara, informer ou rapporter) rejettent l’idée de l’utilisation du raisonnement intellectuel dans ce domaine et soutiennent que seuls le Coran et les hadiths peuvent être sources de loi, les osoulis (terme issu de asl, principe) favorisent au contraire l’utilisation du raisonnement intellectuel dans le cadre de l’ijtihâd pour déduire et formuler les nouvelles règles de droit religieux. Cette approche implique également un regard critique sur les sources issues du hadith, dont la fiabilité du contenu est évaluée à l’aune du Coran et du raisonnement intellectuel. Ils établissent pour cela des principes intellectuels généraux (osoul) desquels des règles particulières peuvent être déduites. Ces querelles, qui se prolongeront pendant plusieurs siècles, aboutiront finalement à la victoire des osoulis, faisant des akhbâris un courant très minoritaire au sein du chiisme.
Ces controverses impliquent une attention renouvelée aux hadiths, notamment avec les travaux de Abdollah ibn Hossein Tostari, qui contribue à forger les bases du courant akhbâri. De même, avec son ouvrage intitulé Al-Fawâ’id al-Madaniyya, Mohammad-Amin Astarâbâdi explicite les fondements du courant akhbâri tout en se livrant à une critique sévère des osoulis. Du fait du contexte de l’époque où les hadiths étaient l’objet d’une attention particulière, l’ouvrage et la pensée de Astarabâdi furent l’objet d’attention et inspirèrent la rédaction d’autres ouvrages défendant la pensée akhbâri. Certaines de ces œuvres furent rédigées par des grandes figures intellectuelles de l’époque dont Mollâ Mohammad Mohsen Fayz Kâshâni, Sheykh Horr ’Ameli ou encore Hossein ibn Shahâboddin Karaki. Par la suite, avec Mohammad-Taqi Majlessi et Mohammad-Bâqer Majlessi, fils du premier, le courant akhbâri trouvera une expression plus modérée.
Majlessi fils est l’auteur d’un très célèbre recueil de hadiths intitulé Bihâr al-Anwâr (Mers de lumières) et fait également partie des grandes figures intellectuelles et religieuses de l’époque safavide qui participèrent à la justification de l’Etat chiite. Né et mort à Ispahan, il vécut à une époque où le pouvoir, et donc le chiisme, étaient de plus en plus menacés à la fois par l’Empire ottoman, les Ouzbeks, les Russes et les Anglais, auxquels venaient s’ajouter à l’intérieur l’influence des prêcheurs chrétiens évoquée plus haut, l’apparition de plusieurs sectes déviantes au sein de l’islam, et la corruption de la cour. Il lui fut donné le titre de Sheykh-ol-Eslâm, puis le plus haut grade étatique de l’époque, celui de Mollâ Bâshi, à l’âge de 53 ans. Il s’employa dès lors à redonner un nouveau faste à l’Etat et aux croyances sur lesquelles il reposait. Il est rapporté que lors de la cérémonie du couronnement de Soltân Hossein Safavi à laquelle il assistait, au lieu de demander un cadeau comme il était de coutume, il pria le roi de publier un décret interdisant notamment la consommation des boissons alcoolisées et la poursuite des querelles intestines entre les différentes sectes religieuses. Majlessi considérait que la justesse des gouvernants était un élément essentiel permettant la réforme de la population et la prospérité d’un pays, l’inverse se vérifiant également. Il s’appuyait notamment sur des traditions islamiques, dont cette parole du Prophète selon laquelle la droiture et la santé du peuple dépendent de la droiture de ses dirigeants religieux. Il insistait également de façon particulière sur la centralité de la notion de justice dans tout gouvernement. Dans ses ouvrages, il aborde également les rapports devant être entretenus entre le roi et ses sujets, et décrit les moyens grâce auxquels le pouvoir peut éviter de sombrer dans l’injustice et la corruption financière et morale. Dans ce cadre, les savants religieux doivent également coopérer avec le pouvoir politique pour propager la foi chiite, les enseignements religieux, et les différents préceptes de la religion. Cette coopération doit néanmoins rester limitée et conditionnée à la droiture du pouvoir en question ainsi que son zèle dans l’application des préceptes religieux. Dans le cas contraire, tout lien se doit d’être rompu. Majlessi constitue un exemple de justification précise et complète des types de relations pouvant être entretenues entre le religieux et le politique à la fin de la dynastie safavide, dans un contexte d’affaiblissement et de corruption croissante.
Les dernières décennies de la dynastie safavide, marquées par la continuité du déclin, sont notamment marquées par des débats secondaires, parmi lesquels la question de l’interdiction ou non du tabac importé en Iran par les Portugais. Un savant religieux important de cette fin de règne, ’Abdol-Hayy Razavi Kâshâni, rédigea un ouvrage intitulé Hadiqa al-Shi’a où il aborde notamment la question. De même, Seyyed Ne’matollah Jazâ’eri dans son Al-Anwâr al-No’mâniyya et Efandi dans sa biographie de Sheykh ’Ali Naqi Kamarei intitulée Riyâz al-Olamâ’ wa Hiyâz al-Fozalâ’ évoquent les arguments des défenseurs et des opposants à l’interdiction du tabac. La dynastie safavide est alors à son crépuscule, et le pouvoir déjà exsangue lorsque les Afghans atteignent Ispahan en 1722 et conduisent le Shâh Hossein à l’abdication.
La fondation d’un Etat chiite par les Safavides a entraîné une réflexion très riche sur les rapports pouvant être entretenus entre religion et politique dans le chiisme. Cette situation a entraîné la mise en place de nouveaux rapports entre la religion et le pouvoir, certaines personnalités religieuses d’inspirations distinctes se rapprochant de la cour, alors que d’autres s’opposaient farouchement au nouveau pouvoir et à tout rapprochement entre le politique et le religieux. Quoi qu’il en soit, la place de certains savants religieux à la cour et leur rôle dans les affaires du pays à l’époque safavide va marquer durablement la vie politique et sociale iranienne durant les siècles qui suivent, en enracinant l’influence et l’autorité des savants religieux au sein de la société et dans les divers mouvements qui l’animeront à l’avenir.
Bibliographie :
Rahmati, Mohammad Kâzem , "Taghir-e mazhab dar Irân : din va qodrat dar ’asr-e safavieh" (Changement de secte religieuse en Iran : religion et pouvoir à l’époque safavide), Ketâb-e mâh-e din, no. 89-90, Esfand 1383-Farvardin 1384, pp. 88-97.
Shiroudi, Mortezâ, "Arâ-ye siyâsi-e foqahâ-ye safavie va qâdjârieh (foqahâ-ye safavieh va qâdjârieh dar ta’âmol va taqâbol bâ hokoumat)" (Les positions politiques des savants safavides et qâdjârs (les savants safavides et qâdjârs dans leur interaction et leur opposition au pouvoir), Ravâq-e Andisheh, 1382 (2003), no. 18.