N° 94, septembre 2013

Le Jeu de Paume, Paris
Un centre d’art et de production


Jean-Pierre Brigaudiot


Du jeu à la photo

Le bâtiment fut construit au dix-neuvième siècle, sous l’empereur Napoléon III ; il se situe à l’extrémité nord-ouest du Jardin des Tuileries, les jardins du Palais du Louvre, et il surplombe la place de la Concorde. Il était initialement destiné à la pratique du jeu de paume, un jeu collectif qui précéda le tennis. Le plan du Jeu de Paume est le même que celui de l’Orangerie des Tuileries, de l’autre côté du jardin et sur les quais de la Seine. L’art fit son entrée au jeu de Paume en 1909 et y furent accueillies les collections de peinture étrangère, ceci en liaison étroite avec le Musée du Louvre. Durant la Seconde Guerre mondiale et l’occupation allemande, le lieu servit de centre de stockage pour les œuvres spoliées par les nazis. De 1947 jusqu’à 1986, date de l’ouverture du Musée d’Orsay, il accueillit les œuvres de peintres impressionnistes. En 1990, sous le ministère de Jack Lang, le lieu devient Galerie Nationale du Jeu de Paume et s’ouvre à l’art moderne et contemporain. Après quelques autres péripéties et orientations - mais à Paris les lieux de l’art étant nombreux, ils doivent quelquefois repenser leurs missions en fonction de nouveaux venus -, c’est en 2004 que le Jeu de Paume circonscrit son domaine principal d’action à la photo, mais également à la vidéo, au cinéma expérimental et au documentaire d’essai. Le Jeu de Paume actuel est géré par une association issue du regroupement de plusieurs entités ; les subventions proviennent à la fois du ministère de la Culture et du mécénat privé. Le Jeu de Paume, outre organiser des expositions d’envergure, c’est-à-dire d’artistes dont l’œuvre a une portée mondiale et souvent historique, coproduit certaines œuvres avec des artistes, par exemple et aujourd’hui une vidéo, avec Lorna Simpson dont se tient actuellement une exposition que nous allons évoquer. D’autre part, le Jeu de Paume agit en faveur de la création Internet en mettant en ligne un certain nombre d’œuvres et projets d’artistes du Web. Un magazine en ligne se veut une plateforme de rencontres, de débats, d’accès à différents documents comme à des artistes, commissaires, théoriciens de l’art, etc. La mission du Jeu de Paume en tant que centre d’art et de production consiste à diffuser l’image, partant de la photo et au-delà de celle-ci vers d’autres médiums. Les expositions peuvent être pensées comme dialoguant entre elles, comme celles qui cohabitent actuellement ou bien se faisant écho dans leur succession temporelle. Le Jeu de Paume se veut diffuseur de l’image à partir de la photo, ouverte à l’image mobile et numérique. Images pour construire des œuvres à portée sociale, poétique, esthétique et politique. Pour mémoire, je citerai quelques expositions et noms d’auteurs qui jalonnent les quelque dix années d’existence du jeu de Paume sous sa forme actuelle : Bill Viola, Jeff Wall, Chris Marker, Bruce Nauman, La grande parade de Fellini, Diane Arbus, Raoul Haussmann, Rodtchenko, Pierre et Gilles, Jean-Luc Moulène, Dan Graham, Cindy Sherman, Jean-Luc Godard… Cette brève énumération, à elle seule et déjà époustouflante explique la stratégie et la posture du jeu de Paume : diversité, ouverture du champ de l’image photographique à l’image mouvante, aux plasticiens, aux cinéastes, ceci depuis le début du vingtième siècle jusqu’aux pratiques les plus actuelles.

Death no. 48, Ahlam-Shibli, Palestine 2011-2012-© Ahlam Shibli

L’architecture extérieure du lieu est harmonieuse avec une façade néo-classique un peu pompeuse ; tout en longueur le bâtiment est percé latéralement et des deux côtés d’alignements de hautes et larges fenêtres en plein cintre. S’agissant à l’origine d’un bâtiment fonctionnel (qui de plus reprend le plan de l’orangerie, construite pour une autre fonctionnalité, c’est-à-dire comme jardin d’hiver), il ne fut certainement pas si aisé d’en tirer le meilleur parti pour en faire un espace dédié à l’art contemporain qui sera aussi le lieu que l’on visite aujourd’hui. L’obturation de nombreuses fenêtres, les cloisonnements et les deux niveaux principaux permettent cependant d’échapper au côté couloir que l’on pouvait quelquefois percevoir lorsque le lieu était encore consacré à l’art contemporain en général. Reste peut-être cette curieuse fin de parcours pour les deux niveaux principaux : le sentiment d’arriver dans un cul-de-sac, une circulation dont la fluidité est contrariée par un demi-tour obligé. La diversité des espaces actuels et leur enchaînement permettent l’accueil d’expositions très différentes, expositions de groupes, expositions monographiques, grands formats, très petits formats, vidéos également en formats très différents. La petite librairie est fort bien documentée. Il y a également un espace pédagogique et une cafétéria.

Deux expositions en écho : Ahlam Shibli, Lorna Simpson

Deux femmes donc, l’une, la première, étant palestinienne-israélienne, la seconde américaine née à Brooklyn et d’origine afro-américaine. Cela peut signifier de la part de l’établissement un parti-pris de programmation ouvrant la porte à des artistes issues de minorités, comme le firent beaucoup les Etats-Unis dans le contexte de ce qui s’appela le politiquement correct.

Les deux expositions sont aussi différentes qu’il se peut quant à leurs formes, leur sens, leur contenu et peut-on dire leur artisticité, et même si l’une et l’autre se concentrent sur l’espace social et historique dans lequel vivent ces artistes-auteures et qu’elles interrogent et révèlent chacune à leur manière avec essentiellement ou exclusivement le médium photo.

Death no. 33, Ahlam Shibli, Palestine, 2011-2012 © Ahlam Shibli

Ahlam Shibli : Foyer fantôme

Il s’agit d’une première exposition rétrospective de cette artiste née en 1970 en Palestine mais qui est Israélienne-Palestinienne. Le thème du foyer est évidemment hanté par cette guerre sans fin que connaissent la Palestine et Israël, guerre qui détermine la vie de chacun, alterne avec des périodes de calme relatif avant le retour du bruit des bombardements et des tirs de roquettes, avec cette tension permanente et omniprésente. Outre les questions religieuses et politiques, la proximité et l’imbrication des deux Etats déterminent un être ensemble plus que difficile. Il s’agit ici d’une photographie à caractère documentaire, cette définition écartant le travail d’Ahlam Shibli de la photo de reportage et laissant ainsi ouvertes d’autres possibilités comme celle de prendre le temps de choisir un cadrage, d’attendre, de réfléchir, de vivre son sujet, de laisser place au ressenti et à une certaine subjectivité. L’exposition, qui ouvre avant tout sur la vie en Palestine et la vie de Palestiniens en Israël, comporte plusieurs séries dont le sujet est tout autre, comme cette série issue d’un travail de la photographe effectué dans des orphelinats polonais. Cependant, un questionnement aussi profond qu’inattendu habite la série appelée Trauma ; le sujet porte sur la petite ville de Tulle, en France, où à la fin de la Seconde Guerre mondiale les nazis assassinèrent une partie de la population en représailles à des actes de résistance. Ahlam Shibli, partant des actions de mémoire menées par la ville, découvre qu’aux côtés des victimes du nazisme les monuments funéraires énumèrent également les noms des héros morts pour la France dans ces guerres coloniales sans issue comme celle d’Indochine et d’Algérie. Ce que révèle cette série est cette confusion des genres où être victime c’est à la fois être victime de l’occupant allemand et victime de la résistance des pays colonisés. Le résistant peut aussi être oppresseur. Question des points de vue véhiculés par les sociétés, question qui est celle du moment où l’on est de tel ou de tel côté et évidemment question politique. La série Death porte sur la manière dont la mémoire des victimes de la seconde Intifada et sur la manière dont le souvenir des disparus se perpétue tant dans l’espace public que dans l’espace privé. L’entrée dans l’espace privé ouvre sur une imagerie et un décor : des photos de soldats, des cadres, des affiches de guerre qui ressemblent un peu à toutes les affiches de toutes les guerres ; ici je pense à l’imagerie, en Iran, de la guerre contre l’Irak. Ainsi les morts pour leur patrie se font images et s’ils vivent ou survivent dans la mémoire c’est à travers elles. Une autre série, Trackers, en cohérence avec la démarche d’Ahlam Shibli, porte sur les Bédouins palestiniens qui s’enrôlent dans l’armée israélienne contre quelques avantages. La question est à nouveau celle du côté où l’on est, où l’on choisit d’être à tel ou tel moment, mais peut-on vraiment choisir ? Question qui rebondit sur bien d’autres questions, comme en France durant la Seconde Guerre mondiale avec les collaborateurs de l’occupant allemand, mais également les milices ou encore durant la guerre d’Algérie, le rôle des Harkis, ces Algériens qui prirent parti pour le colonisateur français et combattirent à ses côtés. Les œuvres exposées mettent en lumière la portée débordante des questions soulevées par ces séries d’Ahlam Shibli, portée débordante de ce que peut être une simple photo documentaire. Effectivement, on est bien au-delà d’une photo documentaire et objective ; on est dans un questionnement dont le support est le travail de la photographe ; dès lors, la série telle que la pratique Ahlam Shibli permet à cet ensemble de photos qui la composent de donner sens à chacune des prises de vue dans le contexte du sujet traité. Exposition de petits et moyens formats qui donne une idée assez exhaustive de l’œuvre « engagée » d’Ahlam Shibli et d’une photo documentaire qui dépasse son appellation pour poser un certain nombre de questions à l’humanité quant à la manière dont elle vit les guerres et en construit la mémoire.

Death no. 4, Ahlam Shibli

Lorna Simpson

Avec Lorna Simpson, on plonge dans la photo comme art visuel et plastique en premier lieu : variété des formats et des mises en exposition, variété des médiums (photo, écriture, vidéo, installation murale) et des supports, avec indéniablement une certaine inventivité. Il faut souligner la forte présence du texte, juxtaposé à la photo. Pourtant le thème récurrent reste explicitement celui de la société afro-américaine new-yorkaise dont fait partie Lorna Simpson.

Cette artiste née à Brooklyn en 1960 a acquis une grande notoriété et participé à de prestigieuses manifestations artistiques

L’exposition court sur cinq salles, espaces vastes ou plus restreints où les œuvres se déploient, en séries et thèmes ou isolées comme les vidéos, dont celle, intitulée Chess, coproduite avec le Jeu de Paume à l’occasion de cette grande exposition. Car c’est une grande exposition qui permet au public de découvrir au moins certains aspects d’une œuvre d’envergure inscrite dans la durée. Ici, la photo peut être minuscule et démultipliée comme pour cette installation murale constituée d’un nombre important de petits formats mis sous verre et cadre – comme des Boltanski. Ce sont des photos d’identité trouvées sur Internet ou dans les marchés aux puces, auxquelles Lorna Simpson ajoute quelques dessins de détails de celles-ci : changement d’échelle, intervention dans le temps passé, personnalisation dans l’anonyme. L’installation murale, l’intervention graphique, les cadres qui pèsent d’une forte présence, cela contribue à dire que Lorna Simpson est plasticienne et pas seulement photographe. Interrogations portées à la société et au temps. A côté une salle est dédiée à une vidéo en noir et blanc, Cloudscape, où un homme noir, en costume sombre, debout, en gros plan, et plus ou moins noyé dans des fumées, siffle un air, en boucle. C’est tout ; il s’agit d’un artiste et musicien, Terry Adkins et il siffle un cantique. L’œuvre, dans son dépouillement extrême, sa situation dans un espace un peu hors du monde possède une dimension poétique plus qu’émouvante. L’autre vidéo, Chess, met en scène l’artiste elle-même qui a travaillé à partir de photos anciennes. Démultiplication des images par l’entremise de jeux de miroirs (eux-mêmes invisibles). Cette création renvoie autant à des œuvres photographiques connues qu’au principe de l’autoportrait, photographique ou pictural, puisqu’ici Lorna Simpson est la seule personne photographiée, vêtue en femme et en homme, étant les uns et les autres joueurs d’échec. Il y a dans cette œuvre trois projections vidéo concomitantes. Encore en noir et blanc.

Exposition consacrée à Lorna Simpson au Jeu de Paume

La photo telle qu’en elle-même et de plutôt grands formats et en noir et blanc (encore), joue d’une puissante qualité plastique. Beaucoup de photos mettent en scène une femme noire, vue de dos, cadrée à mi-corps, vêtue d’une robe blanche : contrastes travaillés savamment. Ces photos incluent, pour certaines d’entre elles, des textes plutôt à caractère narratif mais dont la longueur très restreinte les rend plutôt énigmatiques, tant en eux-mêmes que dans leur rapport à l’image… image dont ces textes font partie, à voir autant qu’à lire car inclus dans l’objet plastique ils peuvent aussi se déguster dans leur plasticité, en abandon de leur sens.

Et un autre aspect du travail de Laura Simpson est celui qui porte sur la chevelure et la perruque. Travail en photo, travail en peinture (dorée), sérigraphies. Cela sous forme de séries, d’installations murales, d’inventaire aussi, ou d’énumération. Une série de dix Polaroïds qui montrent, comme des photos d’identité, mais prises de dos, des femmes noires et inventorient des coiffures différentes plus ou moins excentriques. Sémantiquement, ce questionnement porté à la chevelure et à la perruque oriente vers ce véritable travail effectué par les femmes d’origine africaine pour modifier leur chevelure. Ainsi, à Paris, des centaines de salons de coiffure ou de boutiques de postiches ont fleuri dans certains quartiers pour répondre à une forte demande.

Enfin, un certain nombre d’œuvres se jouent davantage sur les marges de la photo comme celles, de grands formats, tirées en sérigraphie sur feutre, ce qui implique une texture dont la présence a un effet d’attraction qui peut conduire le spectateur à se contenter de la plasticité et à oublier le sujet photographié. Ces pratiques marginales de la photo par Lorna Simpson véhiculent toute une histoire des expériences conduites depuis plusieurs décennies par les photographes et ceux qui ne se disent pas photographes mais usent du médium comme d’un simple moyen qui ne serait évidemment pas une fin.

Poésie, plasticité, inventivité, traversée de l’histoire de l’art contemporain, mais aussi regard qui interroge cette société afro-américaine, sans apporter de réponse : les choses sont là et s’en emparer, les mettre en scène, les poétiser, c’est ce que fait Lorna Simpson.

299 épreuves gélatino-argentiques encadrées (détail), Lorna Simpson, 12,7 x 12,7 cm chacune, Rennie Collection, Vancouver © Lorna Simpson 1957-2009

***

Deux expositions dans le travail photographique, autour du travail photographique, de deux femmes dont l’engagement socio-historique est indéniable, plus politique évidemment et plus dur avec Ahlam Shibli, plus social et poétique avec Lorna Simpson. L’image en son immense silence dit bien davantage que ce qu’elle montre. Expositions qui se font écho et font sans doute écho à d’autres, présentées au Jeu de Paume, puisque telle est la stratégie du lieu dans la durée.


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