N° 94, septembre 2013

Les pionniers de la médecine moderne en Iran


Zahrâ Moussâkhâni


La médecine en Iran connut une révolution à partir du XIXe siècle en raison du développement de ses relations avec les pays européens. La modernisation de la médecine en Iran a toujours été conçue comme le produit d’une volonté politique. Cet article se propose de présenter trois personnalités qui eurent une influence significative sur le développement de la médecine moderne en Iran.

Le docteur Jacob Édouard Polack (1818-1891) : le pionnier de la médecine moderne en Iran

Historiquement, la seconde moitié du XIXe siècle marque le début du processus de modernisation en Iran. Mirzâ Taghi Khân Amir Kabir, chancelier de Nâssereddin Shâh Qâdjâr, quatrième roi de la dynastie qâdjâre (1794 - 1925), était un grand réformateur fortement impliqué dans la modernisation de l’Iran. [1] La création du Dâr-ol-Fonoun (l’Ecole polytechnique iranienne) est considérée comme l’une des réalisations les plus importantes d’Amir Kabir.

Jacob Édouard Polack avec l’étoile du lion et du soleil, photographie de Julie Haftner, Vienne, entre 1860 et 1867

Le Dâr-ol-Fonoun était un institut de technologie qui ouvrit ses portes en 1851. Il fut le premier établissement moderne d’enseignement supérieur délivrant une instruction à la fois technique, scientifique et militaire. La plupart des enseignements étaient donnés par des instructeurs européens, à l’aide de traducteurs locaux. Sous les auspices du Dâr-ol-Fonoun, plusieurs livres furent traduits en persan, les premiers livres modernes persans furent publiés, et de nombreux politiciens y furent formés.

Préalablement à l’ouverture du Dâr-ol-Fonoun, Amir Kabir envoya un représentant spécial, John Dâvoud Khân (un traducteur de langue allemande travaillant au ministère des Affaires étrangères à Téhéran) à Vienne afin d’y embaucher des enseignants autrichiens et des instructeurs militaires. A la suite de cela, sept enseignants autrichiens furent embauchés et signèrent un contrat pour travailler six ans en Iran. [2]

Parmi les membres de la mission figurait un médecin, Jacob Édouard Polack, qui travailla à améliorer l’éducation médicale et la diffusion des connaissances au sujet de l’Iran en Europe. Jacob Édouard Polack est né dans la région de Bohême. Il se rendit à Téhéran le 24 novembre 1851 et fut nommé professeur de médecine et de chirurgie à la Faculté de médecine du Dâr-ol-Fonoun. En 1855, à la suite du décès d’Ernest Cloquet (1818-1855), ancien médecin du roi, Polack fut choisi comme médecin du roi à la cour de Nâssereddin Shâh Qâdjâr. [3]

Le premier hôpital public en Iran

Polack passa neuf ans en Iran (1851-1860), il apprit la langue persane et se familiarisa avec la littérature et la culture iraniennes. Parlant couramment le persan, il enseigna aux étudiants en médecine au Dâr-ol-Fonoun et par la suite, plusieurs de ses élèves occupèrent des postes importants dans la pratique médicale moderne en Iran. [4]

En 1852, le premier hôpital moderne à Téhéran, « l’Hôpital public (Marizkhâneh-ye-Dowlati) », fut ouvert. Polack y travailla et y fut notamment instructeur clinique des étudiants en médecine du Dâr-ol-Fonoun. Il fut le premier à opérer avec succès des calculs de vessie à l’hôpital en 1852. Il réalisa également la première autopsie en Iran en 1854 sur un homme européen dont la mort était médicalement et légalement mise en question. [5]

Outre l’enseignement clinique et l’exécution de diverses opérations chirurgicales, Polack écrivit plusieurs livres médicaux. Il fut l’auteur du premier manuel d’anatomie moderne en Iran qui fut traduit en persan par son élève, Mirzâ Mohammed-Hossein Afshâr. Son manuel d’anatomie devint rapidement très populaire parmi les étudiants en médecine. Plus tard, son successeur au Dâr-ol-Fonoun, le docteur néerlandais John Schlimmer, écrivit un livre dans lequel il salua les efforts de Polack dans les domaines de l’éducation médicale et l’enseignement de l’anatomie.

Polack était un homme actif. Pendant plus de neuf ans en Iran, il voyagea dans les différentes régions du pays et écrivit ses observations et souvenirs. Ses descriptions détaillées de l’Iran et des Iraniens étaient à la fois critiques et positives. Le carnet de voyage de Polack fut traduit en persan en 1982. [6] Le titre de la version originale était Persien, das Land und Seine Bewohner (Perse, le pays et ses habitants) qui fut publié à Leipzig en 1865.

Après neuf ans en Iran, Polack quitta l’Iran pour se rendre en Autriche en 1860, mais il revint en 1882. Il se rendit alors à Hamedân, une province dans l’ouest de l’Iran, afin de poursuivre ses études. [7] A son retour en Autriche et après une vie fructueuse, Polack décéda à l’âge de 73 ans, le 8 octobre 1891 à Vienne. Il fut l’un des plus importants enseignants européens à l’école de médecine du Dâr-ol-Fonoun, et son influence en tant que pionnier dans la formation médicale moderne ne doit pas être oubliée.

Faculté de médecine, cérémonie d’inauguration de l’Université de Téhéran en présence de Rezâ Shâh

Le professeur Charles Oberling (1895–1960) : l’organisateur de la médecine moderne en Iran

En 1934, les fondements de la première université moderne de l’Iran,
l’Université de Téhéran, furent posés et le système éducatif iranien entra dans une ère nouvelle.

La faculté de médecine fut la première et la plus importante faculté créée, mais dût faire face à d’importants problèmes à ses débuts. En 1939, Rezâ Shâh Pahlavi demanda au gouvernement français l’aide d’un médecin scientifique pour réorganiser la faculté de médecine de l’Université de Téhéran et moderniser les centres médicaux ainsi que les dispensaires de tout le pays. Les autorités françaises leur présentèrent le professeur Charles Oberling, qui vint en Iran en 1939.

Charles Oberling est né en 1895 à Metz. Il était le fils d’un employé des chemins de fer chargé de l’acheminement du courrier. La famille de Charles s’installa à Strasbourg peu après sa naissance. En 1913, il s’inscrivit à la faculté de médecine de l’Université de Strasbourg et obtint son diplôme en 1919. [8]

Plus tard, il devint interne en pathologie à l’université. Au début de sa vie professionnelle, Oberling fut influencé par deux personnages importants : Pierre Masson [9], pathologiste renommé et directeur de l’Institut d’anatomie pathologique, et Amédée Borrel [10], professeur de bactériologie et d’hygiène à l’Université de Strasbourg. De 1920 à 1928, Oberling travailla à Strasbourg avec Pierre Masson et réalisa de nombreuses recherches dans le domaine de la pathologie. Il publia environ 70 articles dans ce domaine. Outre ses études scientifiques remarquables, le professeur Oberling était un gestionnaire compétent, et il eut un rôle important dans la réorganisation et le processus de modernisation de la faculté de médecine de l’Université de Téhéran, à la suite de la proposition de Gustave Russy [11] d’aller en Iran pour accomplir une mission médicale. [12]

Le professeur Oberling et ses cinq collègues iraniens. Au premier rang, assis : Professeur Oberling ; au deuxième rang, debout, en partant de la gauche : 1) Dr. Mohammad Kâr 2) Dr. Mostafâ Habibi-Golpayegâni 3) Dr. Fazlollâh Motazedi 4) Dr. Hossein Rahmatiân et 5) inconnu

Quand, en 1939, Oberling vint en Iran, il choisit ses collègues iraniens parmi les médecins bien formés et diplômés de centres scientifiques réputés en Europe. Ces médecins constituèrent le noyau central du corps professoral de la faculté de médecine. Parmi eux figurait le docteur Mohammad Gharib (1909-1975), célèbre pédiatre ayant étudié en France et qui est considéré comme étant le père de la pédiatrie en Iran. Il fut choisi par Oberling pour être le professeur de pédiatrie da la faculté. L’autre objectif principal du professeur Oberling en Iran était d’améliorer l’état général de santé de la population par un contrôle accru des maladies et de fournir les infrastructures adéquates à la diffusion de l’hygiène. Il est rapporté que lorsqu’il revint à Téhéran d’un voyage, en 1945, il apporta trois choses pour ses collègues de l’université : de la pénicilline pour le traitement des maladies infectieuses, du DDT pour l’éradication du paludisme, et des kits permettant de déterminer le groupe sanguin. [13] Enfin, après environ cinq années de services en Iran, le professeur Oberling quitta ce pays en 1947 et retourna en France. Il décéda d’un cancer en 1960 à l’âge de 65 ans. Suite à sa mort, l’un de ses collègues écrivit : « Oberling était à la fois un homme d’action et un
humain [...] il aimait la vie [...] sa chaleur et son enthousiasme lui ont valu une grande admiration.
 » [14]

Le professeur Oberling, premier rang, assis, septième personne en partant de la droite, faculté de médecine de l’Université de Téhéran, 1941

Le professeur Yahyâ Adl (1908-2002) : le père de la chirurgie moderne en Iran

Yahyâ Adl est né en 1908, à Téhéran. Les Adl étaient l’une des grandes familles de Tabriz. Le père de Yahyâ était avocat, et fut quelque temps chef du pouvoir judiciaire de la province d’Azerbaïdjan. Toute sa vie, Yahyâ Adl insista pour garder son accent turc.

En 1924, il partit pour Paris où il s’inscrivit d’abord au département des mathématiques de l’Université de Paris, et rejoignit finalement la faculté de médecine. Il faisait alors partie de la première génération d’Iraniens qui devinrent internes dans les hôpitaux de Paris. Yahyâ Adl étudia la chirurgie et travailla ensuite pendant quatre ans au sein de deux hôpitaux de Paris : la Pitié Salpêtrière et Cochin. Avant son retour en Iran, il passa en France l’examen en vue de devenir professeur agrégé et de pouvoir enseigner dans les universités françaises. Depuis lors, il fut appelé professeur Adl. [15]

Le docteur Yahyâ Adl

Lorsque Adl obtint son agrégation, l’Iran n’avait pas encore d’école ou de faculté de médecine. Mais avant son retour en Iran, le gouvernement invita un médecin français, le professeur Oberling, à mettre en place une faculté de médecine dans ce pays. Il invita certains de ses étudiants à se rendre en Iran avec lui pour l’aider dans cette mission. Adl faisait partie des personnes à qui fut offert le poste de président du département de chirurgie. Il accepta et retourna en Iran début 1939. [16]

Il commença son travail à la faculté et fut parallèlement nommé chirurgien en chef à l’hôpital Sinâ (hôpital public), le plus célèbre hôpital de la ville et la seule institution médicale moderne soignant les pauvres. Les salles d’opération de l’hôpital devinrent aussi un lieu de formation pour les générations futures de chirurgiens iraniens.

Il ne fallut pas longtemps pour qu’Adl devienne une personnalité réputée à la fois parmi ses pairs et ses étudiants, et même parmi la population qui le regardait comme un pionnier de la chirurgie moderne en Iran. Il était connu pour son souci du détail, était attentionné et sympathique avec ses patients et impitoyable envers les étudiants ou le personnel médical de l’hôpital pour toute erreur. Il était aussi connu pour aider les patients dans le besoin, en leur offrant la gratuité des soins et de la chirurgie. [17]

Le docteur Yahyâ Adl au premier rang, assis, cinquième personne en partant de la gauche, service de chirurgie de l’hôpital Sinâ, 1947

Le professeur Yahyâ Adl fut le premier chirurgien qui réussit à soigner une fracture du fémur (par chirurgie ouverte) en introduisant un clou de Kuntscher [18] à l’Hôpital Sinâ de Téhéran vers 1940. A cette époque, il avait apporté quelques clous [19] de Kuntscher de France, et les avait utilisés pour traiter des fractures du fémur. Il tenta également d’effectuer certaines opérations thoraciques dans les années 1940. Il fut le premier chirurgien à avoir effectué une chirurgie de kyste hydatique pulmonaire, une chirurgie de l’œsophage d’une personne atteinte d’un cancer, et même une chirurgie cardiaque en Iran. [20] Le professeur Adl organisa aussi pour la première fois une formation d’interne. Il a également fondé une école connue sous le nom de "l’école de Adl". Ses étudiants publièrent une revue du même nom qui contenait les informations scientifiques les plus récentes dans ce domaine. [21] Le professeur Yahyâ Adl est décédé en 2002 et reste connu comme le fondateur de la chirurgie moderne en Iran.

Notes

[1Zarrinkoub, A., Rouzegarân : Târikh-e irân az âghâz tâ soqout-e saltanat-e pahlavi (Les temps : L’histoire de l’Iran du début à la chute de la dynastie Pahlavi), éd. Sohkan, 2002.

[2Azizi, Mohammad-Hossein, "History of Contemporary Medicine in Iran", in RAZI Journal of medical science, No. 2, April 2005, pp. 151-152.

[3Hedâyati, J., The History of Contemporary Medicine in Iran, Tehran, University of Medical Sciences &Health Services, 2002, pp. 36-43.

[4Elgood, CL., Une histoire médicale de la Perse et de l’Est Califat, traduit par Dr. Bâher Forghâni, Téhéran, éd. Amir Kabir, 1982, pp. 554-555.

[5Ibid.

[6Ibid.

[7Ibid.

[8Shariat Torbaghân, Shams, Professor oberlan va naghsh-e ou dar âmouzesh-e pezeshki-ye novin irân (Le professeur Oberling et son rôle dans l’enseignement de la médecine moderne en Iran), Téhéran, éd. Université des sciences médicales de Téhéran, 2006.

[9Ibid.

[10Pierre Masson (1880-1959) fut l’un des grands pathologistes anatomiques du XXe siècle.

[11Amédée Borrel était un biologiste français né à Cazouls-lès-Béziers, Hérault.

[12Gustave Roussy (1874- 1948) était un neurologue, neuropathologiste et cancérologue d’origine suisse et naturalisé français.

[13Haguenau, Françoise, "Charles Oberling", dans Bulletin du Cancer, no3, mars 2004.

[14Azizi, Mohammad-Hossein, "History of Contemporary Medicine in Iran", in RAZI Journal of medical science, No. 4, octobre 2005, pp. 336-338.

[15Haguenau F., "Charles Oberling, a herald of modern oncology", Int J Surg Pathol., 2003 ; 11 : 109-115.

[16Milâni, Abbâs, "Yahyâ Adl", in Eminent Persians : The Men and Women who Made Modern Iran, Vol. 1, 1941, pp. 1049-1051.

[17Ibid.

[18Mahsâ Hosseini, F., Âshnâ’i bâ mafâkhere irân (La connaissance des génies iraniens), éd. Département des sciences et de la technologie, 2011.

[19G. Küntscher (1902-1972), orthopédiste et chirurgien allemand. Il réalisa le premier enclouage sur un fémur humain en 1939.

[20Un clou de Küntscher est un clou d’acier long inséré le long de l’axe d’un os long, dans la moelle osseuse, afin de fixer une fracture.

[21Abbâsi Dezfouli A, et al., "History of Thoracic Surgery in Iran", in Tanaffos, No. 6, 2007, pp. 80-91.


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