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La visite pieuse aux descendants d’Imâm (Imâmzâdeh, littéralement "né d’un Imâm") est un élément central de la piété chiite. Le terme d’Imâmzâdeh désigne de façon plus générale le sanctuaire où est enterré le descendant d’Imâm, ce lieu étant également désigné par les termes de marqad (lieu de repos, par extension "mausolée"), boq’eh (sanctuaire), âstâneh (seuil), maghâm (site), rowzeh (jardin et par extension, tombe)… Ce sont des lieux où l’on vient rendre visite à une éminente personnalité religieuse au travers d’un pèlerinage – le terme persan exprimant le pèlerinage, ziyârat, signifie également la visite -, où l’on confie à l’Imâmzâdeh ses prières et souhaits, où l’on se recueille... Au cours de l’histoire, ces endroits ont également été des refuges, notamment durant les périodes safavide et qâdjâre.
Dans l’ouvrage Mafâtih al-Jinân, le plus important recueil de prières chiites, son compilateur, Sheikh ’Abbâs Qomi évoque les Imâmzâdeh comme un lieu sur lequel descendent la bénédiction, la miséricorde et la grâce, comme un refuge pour les gens en peine, un abri pour l’abattu, un havre pour l’oppressé, un lieu de consolation pour les cœurs las… L’importance de ces pèlerinages dans le chiisme trouve son origine dans les paroles de plusieurs des douze Imâms du chiisme duodécimain. Les Imâms Rezâ et Jawâd, huitième et neuvième Imâm, ont ainsi recommandé la visite de leur tombe après leur mort, tandis que selon un hadith, l’Imâm Sâdeq, sixième Imâm, a prédit le décès de la fille de son fils l’Imâm Moussâ Kâzem, et promis le paradis à toute personne visitant sa tombe – devenu le sanctuaire de Hazrat-e Ma’soumeh dans la ville de Qom. L’un des hadiths fondateurs de la tradition du pèlerinage aux descendants d’Imâm est attribué à l’Imâm ’Ali al-Naqi (et parfois à l’Imâm Hassan al-’Askari), selon lequel l’Imâm a dit à un habitant de Rey revenant d’un pèlerinage au sanctuaire de l’Imâm Hossein à Karbala qu’il aurait pu, s’il avait eu des difficultés à se rendre en Iraq, tout autant faire un pèlerinage au sanctuaire de Hazrat ’Abdol-’Azim, un descendant de l’Imâm Hassan à Rey – évoquant ainsi que pour une personne n’ayant pas les moyens ou les capacités d’effectuer un long voyage, une visite pieuse à un descendant d’Imâm peut se substituer à celle d’un Imâm. [1] Par la suite, les grandes personnalités religieuses chiites ont reconnu la validité de la démarche consistant à faire un pèlerinage aux descendants d’Imâms. Différentes invocations et textes pieux à réciter durant ces pèlerinages furent rédigés ; ces visites devenant un aspect important de la vie religieuse chiite dès le XIIe siècle. Ils connurent un nouveau développement sous les Safavides.
Chaque Imâmzâdeh comporte une prière de visitation spécifique – ziyârat, désignant à la fois le pèlerinage en lui-même, et l’invocation qui y est récitée - constituée notamment de salutations à l’Imâmzâdeh, énumérant ses vertus. Le pèlerinage doit se faire en connaissance de cause, c’est-à-dire en ayant un minimum de connaissance du statut de l’Imâmzâdeh et de la signification d’un tel pèlerinage. Le pèlerin peut également s’adresser à lui par ses propres mots. Le fait d’être descendants d’Imâm ne suffit évidemment pas à faire de sa tombe un lieu de dévotion : il faut que son haut rang spirituel, sa probité morale aient été attestés.
De nombreux ouvrages ont été rédigés pour expliciter le sens de ces visites pieuses et les disculper de toute accusation de polythéisme, notamment le Kashf al-Asrâr de l’Ayatollah Khomeiny, qui insistent sur le fait que le pèlerinage aux Imâmzâdeh n’implique absolument aucune forme d’adoration d’autre que Dieu. Il correspond au contraire à l’application d’une recommandation du Coran selon laquelle "quiconque exalte les emblèmes et rites (sha’â’ir) de Dieu, s’inspire en effet de la piété des cœurs" (22:32). La construction de sanctuaires n’est également pas en contradiction avec le Coran qui évoque que Dieu a permis d’élever des "maisons" (buyout) où Son nom est invoqué (24:36). [2] Ces pèlerinages ne constituent donc pas un but en soi et une dévotion à un autre que Dieu, mais ils sont considérés comme un moyen de se rapprocher de Dieu. [3] Il ne vient aucunement se substituer et remplacer le pèlerinage obligatoire à La Mecque.
Il existe de nombreux Imâmzâdeh dans tout l’Iran, mais également en Irak et en Afghanistan. Le nombre exact de sanctuaires de ce type en Iran varie selon les sources, les estimations allant de 800 à plus de 1000 – l’authenticité et l’origine de certains restant discutées. La plupart de ces lieux de pèlerinage sont gérés par l’organisation des Owghâf. Téhéran et ses environs compte près de 330 Imâmzâdeh dont la plupart ont été rénovés après la Révolution islamique. La ville de Rey située au sud de Téhéran abrite le lieu de pèlerinage le plus important de la province, l’Imâmzâdeh ’Abdol-’Azim, dont le sanctuaire contient également les tombeaux des Imâmzâdeh Zâher et Hamzeh. La plupart sont des enfants de l’Imâm Moussâ Kâzem. Les Imâmzâdeh comprennent également des tombeaux de femmes, dont les deux principaux de Téhéran sont ceux de Haft Dokhtar ("sept jeunes filles") et Seyyed Malek Khâtoun à l’est de Téhéran, et ceux de Bibi Zobaydeh, Bibi Shahrbânou, Roqayyeh et Seh Dokhtarân à Rey. De nombreux autres mausolées se trouvent dans les villes alentour, dont Karaj et Shahriyâr.
La ville même de Téhéran comprend 32 Imâmzâdeh répartis dans l’ensemble de la capitale. Au nord et ouest de la ville, nous pouvons citer les Imâmzâdeh Hassan, Seyyed Nasroddin ; à l’ouest, les Imâmzâdeh Yahyâ, Mohammad, et Seyyed Malek Khâtoun ; au sud l’Imâmzâdeh Zayd, Seyyed Esmâ’il, Seyyed Vali ; et au nord, les Imâmzâdeh Sâleh et Dâvoud.
Les sanctuaires en eux-mêmes sont de deux types : un simple bâtiment le plus souvent pourvu d’une coupole, ou un complexe comprenant le sanctuaire lui-même, une mosquée, une madresseh, une bibliothèque, un cimetière, des cours, parfois un musée… rajoutés au fur et à mesure du temps. La tombe de l’Imâmzâdeh en elle-même est le plus souvent recouverte d’une sorte de grille en or, argent, acier ou plus rarement en bois. Ces sanctuaires constituent également un témoignage de la richesse architecturale et artistique de l’Iran, ainsi que les intérieurs souvent décorés de fins ornements. Nous présentons ici deux Imâmzâdeh, situés au nord de la capitale, et qui sont sans doute les plus connus de Téhéran.
Le sanctuaire de l’Imâmzâdeh Sâleh est situé place Tajrish, au nord de Téhéran. Il est l’un des principaux lieux de pèlerinage de la ville.
Sâleh est l’un des fils de l’Imâm Moussâ Kâzem, septième Imâm des chiites, et le frère de l’Imâm Rezâ, dont le sanctuaire est situé à Mashhad. Après avoir appris que son frère l’Imâm Rezâ avait été nommé par le calife de l’époque, Ma’moun, comme son successeur au califat, il se rendit d’Iraq en Iran où il fut tué en martyre à l’endroit même où il est actuellement enterré. On estime qu’il avait alors 18 ans.
Le mausolée original était une petite pièce d’environ 6 m² à l’architecture du XIVe ou XVe siècle. Le sanctuaire a ensuite été agrandi et rénové par Holâkou Mirzâ, fils du roi qâdjâr Fathali Shâh, pour ensuite subir plusieurs processus de rénovation jusqu’à nos jours. Le décor intérieur est avant tout réalisé sur la base de petits morceaux de miroir assemblés. Dans l’enceinte où se trouve la tombe, on peut également admirer des travaux d’incrustations et de ciselures très fins.
On peut y rencontrer les "serviteurs" (khâdem) qui offrent de leur temps de manière bénévole.
Le sanctuaire comprend une petite mosquée située dans la cour et une bibliothèque rassemblant près de 13 000 ouvrages. Un bazar jouxte l’Imâmzâdeh. La cour du sanctuaire abritait auparavant un cimetière dont il ne reste aujourd’hui que quelques pierres tombales. Il peut accueillir jusqu’à mille pèlerins en même temps, et peut recevoir, selon les occasions du calendrier religieux, la visite de dix mille personnes par jour. Le jour connaissant le plus d’affluence est le mercredi, qui est considéré comme le jour de l’Imâm Moussâ Kâzem, père de l’Imâmzâdeh Sâleh.
La façon la plus facile de s’y rendre est le métro ; le sanctuaire se trouvant à quelques dizaines de mètres de la dernière station de la ligne une, Tajrish. Le sanctuaire est ouvert de 7h à 23h.
L’Imâmzâdeh Dâvoud est un descendant de la 11e génération de l’Imâm Hassan, deuxième Imâm des chiites. Il n’existe pas de documents précis au sujet de la date de sa naissance ni de son martyre, mais elles ont été respectivement évaluées à environ 1048 et 1078. Il est rapporté qu’en vue de rejoindre les résistants chiites au pouvoir abbasside situés au nord de l’Iran, il passa par Rey puis emprunta la route du nord en passant par les montagnes de l’Alborz, où il fut tué ainsi que les membres de sa famille qui l’accompagnaient dans le village où il est actuellement enterré par les agents du califat abbasside.
Le sanctuaire de l’Imâmzâdeh Dâvoud est situé au nord-ouest de Téhéran, dans les montagnes. Il est entouré des montagnes de Rendân et Totchâl au nord, Litcheh à l’ouest, Ban’ishi à l’est, et Farahzâd au sud. L’ancien sanctuaire fut construit à l’époque safavide, tandis que l’édification du sanctuaire actuel de forme octogonale comprenant un sous-sol datant de l’époque du roi qâdjâr Fathali Shâh. A l’intérieur, hormis la pierre tombale qui date de l’époque de Nâsereddin Shâh, le reste des décorations datent de l’époque contemporaine et ont été pour la plupart réalisées par des artistes d’Ispahan. Si l’accès au sanctuaire était auparavant très difficile, la route y conduisant a été goudronnée. De Téhéran, il faut emprunter le boulevard Shahrân, puis la route de Kan sur environ 25 km, qui conduit directement au sanctuaire. Il est également possible de s’y rendre à pied par des sentiers de montagne qui offrent une vue superbe. Dans les vallées alentours, les sanctuaires des Imâmzâdeh Emâdoddin, ainsi que Allâoddin, Qâsem et ’Aqil, respectivement père et frères de l’Imâmzâdeh Dâvoud, sont également des lieux de pèlerinage.
[1] A ce sujet, voir Majlissi, Bihar al-Anwâr et Tohfat al-Zâer.
[2] Dans des maisons [des mosquées] qu’Allah a permis que l’on élève, et où Son Nom est invoqué." (24:36).
[3] Au sujet du sens profond du pèlerinage et la visite pieuse dans le chiisme, voir l’article "La philosophie de la visite pieuse (ziyârat) dans l’islam et dans le chiisme : un acte de "présence" et d’élévation", La Revue de Téhéran, no. 68, juillet 2011.