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Cet article écrit à la fin des années 1950 constitue un témoignage à la fois du paysage artistique iranien dans les années 1950 au travers de ses jeunes artistes, et des débats qui régnaient alors autour de l’art iranien. Certains des noms évoqués sont par la suite devenus des artistes renommés au niveau national et international, alors que d’autres sont tombés dans l’oubli. L’art iranien est dans tous les cas devenu une composante à part entière de la scène artistique internationale.
Cet article nous invite également à une réflexion plus générale sur les rapports entre l’art iranien et occidental, ainsi que sur l’acte de création propre à l’artiste.
La seconde "Biennale nationale de Téhéran" organisée par l’Administration des Beaux-Arts dans les locaux du palais Abiaz doit être considérée comme une activité significative dont on ne peut négliger la portée. Car cette Biennale ne nous permet pas seulement de connaître les vocations et les diverses tendances des artistes iraniens, mais elle pose aussi inévitablement un problème d’une grande envergure, étant donné qu’elle englobe d’une manière générale la situation artistique de notre pays.
Historiquement parlant, la place qui revient au génie iranien dans l’ensemble de l’évolution de l’art mondial est de la plus haute importance. Les historiens n’ignorent plus que les sculpteurs romans en Europe s’inspirèrent des bas-reliefs sassanides, que les artistes chinois ne restèrent pas insensibles aux entrelacs et formes décoratives proprement iraniens, que nos miniatures enseignèrent au monde entier la perfection des lignes et la clarté des couleurs, et qu’enfin notre art joua un rôle d’intermédiaire entre les courants artistiques allant de l’extrême bout du monde oriental à l’extrême bout du monde occidental. Tout cela est vrai sur le plan de l’histoire, mais cette vérité indique une réalité d’où découle notre problème : l’art en Iran ne serait-il qu’historique de nos jours ?
C’est un problème que beaucoup d’orientalistes se sont posés d’une manière indirecte, en soulignant la décadence qu’a connue notre art depuis les Safavides. (Ce qui est d’ailleurs discutable car nous nous rendons de plus en plus compte que l’art du 19e siècle en Iran est extrêmement original et que s’il est méconnu, c’est parce qu’il est tout simplement mal-connu.)
En art, comme en toute autre manifestation de l’esprit, la décadence se fait jour dès que la création cesse d’être vraiment création pour devenir soit une perpétuelle répétition, soit une imitation aveugle. Actuellement, notre situation artistique se caractérise d’une part par l’insuffisance de l’art traditionnel, et de l’autre par un attrait irrésistible pour l’art occidental, d’autant plus dangereux que superficiellement compris. Nos jeunes artistes se trouvant ainsi ballotés entre ces deux pôles et l’affirmation de leur talent ne consisterait pas à accepter l’un pour abandonner l’autre, ni à choisir tout bonnement un juste milieu, comme il l’a très souvent été répété, mais à se poser comme tel. Autrement dit, c’est dans la mesure où nos jeunes artistes seront créatifs et feront preuve d’originalité personnelle que notre art moderne pourra devenir une suite logiquement légitime et historiquement nécessaire à notre art traditionnel.
En vérité, il n’y a pas de réelle opposition entre l’art classique et l’art dit moderne, de même que rien de vraiment valable n’oppose l’art oriental à l’art occidental. Ces oppositions n’existent que sur des paliers très peu profonds de la compréhension. Depuis toujours et partout, ce sont les tendances, les goûts, les modes, les méthodes, les techniques, et les moyens qui ont différés ; le processus intérieur qui aboutit à la création d’une œuvre authentique a peut-être toujours été le même : l’essence de l’art demeure identique. Les vrais artistes, peut-on dire, ont obéi à la même loi profonde – étrange impératif qui gère l’expérience et dirige l’émotion dont le profane, aussi dilettante soit-il, n’a pu saisir que rarement la portée. Cette brève réflexion sur la situation artistique actuelle de notre pays nous montre à quel point la présente Biennale ou toute autre activité de ce genre peut être intéressante et utile.
Les œuvres sont exposées au palais Abiaz avec beaucoup de goût et de talent, grâce aux bons soins de M. Houchangh Kazémi. Environ 80 artistes y figurent et 250 toiles de qualité inégale. Cependant, la quantité ne manque pas de présenter un intérêt, en ce sens qu’elle peut témoigner d’une certaine extension spatiale de l’œuvre d’art chez la jeune génération. D’une manière générale, on distingue deux catégories d’œuvres exposées, à savoir l’une figurative et l’autre abstraite, que nous allons envisager à tour de rôle de façon plus détaillée.
Les trois grands tableaux de Saidi nous révèlent un artiste d’une grande maîtrise pour lequel la peinture n’est pas un passe temps favori mais un métier exigeant, et une lutte avec toutes ses insécurités, dans laquelle il s’est totalement engagé. Saidi est le type même du peintre à la fois très professionnel et très honnête. Son art est intellectuel à l’extrême : la composition y est intelligente, les formes fortement stylisées, et les couleurs très étudiées. Il y a là un effort systématique pour éviter le gratuit et toute fantaisie de mauvais goût. La prédominance du blanc dans sa "Nature morte" est d’une habilité frappante. Son grand tableau "Hiver" nous rappelle encore une fois qu’un peintre n’est pas iranien parce qu’il peint les dômes en bleu.
Ziâpour est, lui aussi, un peintre d’une grande valeur, tant du point de vue du dessin que de la couleur. Pourtant, dans son grand tableau, la déformation donnée à la jeune femme est un peu gênante, mais dans ce même tableau, le dessin du paysan, vu de trois quarts, est extrêmement habile et vigoureux. Les couleurs qu’emploient Ziâpour sont vives et chaudes, ce qui est d’ailleurs en parfaite harmonie avec la composition d’ensemble en forme de carreaux de mosaïque persane. Pourtant, cet art, si sûr de lui-même, semble être menacé par une méthode un peu trop figée. Les formulations, aussi habiles soient-elles, ne varient souvent qu’en apparence et cela étouffe le vécu, le vivant, et par là la création.
Les 5 tableaux un peu fantaisistes de M. Saffâry sont également très intéressants. Ce sont là en réalité des papiers peints collés sur des papiers d’emballage, sur lesquels un dessin est tracé en noir et blanc et entremêlé de quelques couleurs, un peu à la manière de Buffet. La sensibilité de cet artiste semble grande, tellement sont expressives les figures qu’il a su créer.
Aussi paradoxal que cela puisse paraître, Oveysi a un style à la fois savant et naïf, savant parce que géométrique, et naïf parce que sans apprêt. Les tableaux de mariage sont mieux réussis dans le genre.
Les récents tableaux de M. Hossein Kâzemi n’ajoutent rien à sa célébrité ; la nouvelle forme d’expression qu’il a adoptée est très peu authentique. Ses tableaux ne reflètent pas une expérience artistique réellement vécue. Pourtant, l’artiste a fait un effort évident, sans pour cela avoir pris une envolée effective. Disons que sa volonté forcée joue plutôt un rôle négatif qui semble entraver l’inspiration artistique.
Les œuvres de Tanavoli nous mettent d’emblée en face d’un artiste à la vision profondément originale et où une poésie personnelle impose ses lois, ou plutôt son propre langage. Les compositions et les formes les plus audacieuses sous son pinceau deviennent non seulement acceptables mais encore nécessaires. La variété de ces œuvres, à savoir peintures, gravures, sculptures, etc., et le talent dont il fait preuve dans chacun de ces domaines, nous laissent deviner chez lui une grande puissance de création nourrie d’une longue expérience artistique. L’art de Tanavoli est d’autant plus original qu’il est en plein jaillissement. Le symbole et le conventionnel n’y ont rien de définitif, c’est la création elle-même qui dirige l’inspiration. Sans aucun doute la sensibilité occupe une grande place dans l’ensemble de son œuvre, mais c’est une sensibilité qui se refuse en quelque sorte, c’est une sensibilité d’adolescent, c’est-à-dire très souvent inavouée et par moment cynique. Tanavoli est sûrement un des artistes les plus authentiques que nous puissions admirer dans cette exposition.
Il est difficile de caractériser l’art de Chahvagh, tellement ses tableaux abstraits, encore plus que ses sculptures, sont en un sens des œuvres de laboratoire. On a fortement l’impression que l’artiste fait un continuel effort pour se familiariser avec la matière dont il se sert. La qualité des couleurs et surtout la recherche des matières donne à la réalité physique de ces œuvres un aspect artisanal très souhaitable d’ailleurs. Ces tableaux témoignent d’une expérience artistique authentique, mais qui est encore en profondeur. Une expérience qui s’ignore peut être, ou qui, en tout cas, n’est pas véritablement exploitée. Peintre ou sculpteur, le côté expérimental de l’art de Chahvagh permet de deviner chez lui de grandes possibilités de création, mais pour le moment, nous ne pouvons espérer et souhaiter que leur réalisation.
La liberté des lignes et le sens profond des couleurs caractérisent l’art de madame Leilâ Farmânfarmâiân. C’est finalement les couleurs qui intéressent cette artiste étant donné que chez elle, les formes ne sont que suggérées par les couleurs et qu’elles se cherchent continuellement sans adopter une forme définitive. Il y a là une réelle sensibilité féminine et une instantanéité peu ordinaire. Des deux tableaux exposés, le portrait est nettement supérieur, quoi que le second ne manque ni de charme ni de fraîcheur. De Madame Monir Farmânfarmâiân, nous avons également pu admirer trois paysages, fort intéressants du point de vue de l’étude et de la recherche de couleurs, propres au climat iranien.
Personnellement, je n’ai pas pu rester insensible à la poésie (trop romantique, hélas !) des tableaux à la gouache de M. Sohrâb Sepehri. Son art est fort impressionniste, mais d’un impressionnisme oriental, disons extrême-oriental, car le réel et le particulier, saisis sur le vif, ne sont rendus et communiqués que par la suggestion. Ces gouaches ont quelque chose de l’estampe japonaise, je pense entre autre à Hirochiké.
L’unique tableau de M. Nazarian le place d’emblée parmi les abstraitistes les plus remarquables de toute l’exposition.
Parmi les graveurs, les œuvres de M. Rezâ Bankize et de M. Zenderoudi se font remarquer, aussi bien du point de vue artisanal qu’artistique.
Malgré l’originalité et le talent personnel de nos jeunes artistes, nous sommes obligés d’avouer que les tendances occidentales sont de plus en plus dominantes. Les grands maîtres français se devinent à travers les paysages et les portraits iraniens. Mais une chose est évidente, c’est que cette influence est la preuve même d’un nouvel élan. Que Saidi ait subi l’influence de Cézanne, que Madame Farmanfarmaian fût impressionnée par Bonnard, et qu’un autre imitât Modigliani, etc… ces artistes nous apportent un renouveau certain.
Cette Biennale nous a fait savoir une fois de plus que l’art iranien est loin de se résumer en de petits objets-souvenirs de voyage ou copies inhabiles des anciennes miniatures, fabriquées en série aux bazars, à l’usage d’un tourisme inaverti, mais que notre art se recrée, cherche ses propres voies, acquiert de nouvelles méthodes, s’adapte aux exigences du 20e siècle, essaie de s’élever au niveau de notre art traditionnel, et aura, espérons-le, bientôt son propre mot à dire.
*Professeur à l’Université de Téhéran. Nous remercions son auteur d’avoir envoyé ce texte à La Revue de Téhéran.