N° 98, janvier 2014

Gide et l’Orient : rêve ou réalité
Constantinople et la Perse


Saida Ben Salem


« Né à Paris, d’un père uzétien et d’une mère normande, où voulez-vous, Monsieur Barrès, que je m’enracine ? J’ai donc pris le parti de voyager. »

André Gide, "A propos des Déracinés de Maurice Barrès"

L’Orient de Gide n’est pas l’Orient tel qu’on le retrouve aujourd’hui sur la carte, c’est un Orient sans frontière, un Orient personnel, un Orient sensuel, un Orient fantasmatique de par son mystère que par la joie qu’il procure au voyageur. Pour Gide, le voyage en Orient est avant tout un refus, un abandon d’une réalité peu agréable et une recherche d’un monde nouveau ; un monde libre et ensoleillé loin du climat humide normand.

L’Orient gidien, c’est certes Constantinople et la Perse, mais c’est aussi et surtout l’Afrique du Nord, l’Andalousie, toute cette partie du monde où le rêve devient réalité, où la morale ne fait plus la loi et où l’affranchissement des contraintes devient possible. L’Orient n’est pas toutefois un monde sans morale, mais c’est un monde où Gide espère échapper à sa morale, à la morale puritaine qui l’a conditionné enfant, et qui risque de lui ôter les meilleurs moments de sa vie d’adulte. Après le dur échec de son expérience amoureuse, Gide n’a plus de temps à perdre, il met les voiles et part enfin à la recherche de nouveaux horizons.

Gravure de Mirzâ Ali Ispahâni apparaîssant dans l’ouvrage d’André Gide El-Hadj, Paris, édition d’Ispahan/NRF, 1932

L’Orient idyllique et la poésie perse

C’est effectivement sur les plages de Sousse en Tunisie que Gide découvre pour la première fois le plaisir pur. Libéré en grande partie d’un puritanisme qui jusqu’à présent l’accablait, il se donne à une volupté dénuée de toute sorte de sentimentalité : « Je me sentais, pareil au prisonnier brusquement élargi, pris de vertige, pareil au cerf-volant dont on aurait soudain coupé la corde, à la barque en rupture d’amarre, à l’épave dont le vent et le flot vont jouer. » [1] « Qu’est-ce que sont les Nourritures terrestres de Gide pour un connaisseur de la littérature persane ? En majeure partie, un nouveau retentissement de la voix de Saadi, d’Hafiz et surtout de Khayyâm » [2] , déclarait Hassan Honarmandi aux Entretiens sur André Gide à Cerisy en septembre 1964.

Gide a rêvé de l’Orient et goûté enfin à ses délices - c’est d’ailleurs ainsi qu’il décrit les « jardins de Mossoul ; on m’a dit qu’ils sont pleins de roses. Ceux de Nashpur, Omar les a chantés, et Hafiz les jardins de Shiraz ; nous ne verrons jamais les jardins de Nashpur. » [3] Gide rêve de ces lieux magiques depuis sa petite enfance, car à côté des lectures bibliques, ce sont les Mille et une nuits qui s’emparaient de son intérêt. Il décrit souvent ses plaisirs : « A écouter [son] père [lui] lire des scènes de Molière, des passages de l’Odyssée, la France de Pathelin, les aventures de Sindbad ou celles d’Ali Baba […]. » [4] Alf Layla wa layla [5], œuvre phare dans l’histoire de la littérature orientale et médiévale de façon générale, a permis au lecteur occidental de goûter au charme de ces histoires d’amour.

Sur un plan littéraire, ce sont les figures des poètes persans Hâfez, Omar Khayyâm et Saadi qui l’ont marqué plus que d’autres et dont la poésie revient à plusieurs reprises dans les Nourritures. C’est en effet entouré de ces paysages grandioses et de ces magnifiques jardins qu’il évoque l’un et l’autre :

« Que dirais-je de l’Alcazar ? Jardin semblant de merveille persane ; je crois, en t’en parlant, que je le préfère à tous les autres. J’y pense en relisant Hafiz :

Apportez-moi du vin

Que je tache ma robe,

Car je chancelle d’amour

Et l’on m’appelle sage. » [6]

Gide n’hésite même pas à citer ces poètes persans dans ses livres au grand étonnement du public français encore méfiant :

« On a dit au loin que je faisais pénitence …

Mais qu’ai-je à faire avec le repentir ? » [7] Saadi

Pour Hassan Honarmandi, auteur d’une thèse sur André Gide et la littérature persane, ce n’est pas uniquement des Nourritures que se dégage cette odeur du parfum persan, mais c’est aussi des ouvrages Le Voyage d’Urien (1892) et El Hadj (1899) qui ont subi manifestement l’influence de la littérature persane. [8]

André Gide,

Fasciné par cette poésie persane qui n’a jamais cessé de le charmer, Gide exprime souvent son regret face aux mauvaises traductions qui sont incapables de transmettre le sens profond du texte original, sa littérarité et sa poésie cachée : « Je sais bien, écrit M. Gide, qu’il ne nous parvient d’eux [des poètes persans], à travers les traductions qu’un reflet dépouillé de chaleur, de couleur et de frémissement. Mais comparant les traductions entre elles, me servant de l’allemand, de l’anglais, du français, je vous assure qu’il parvient encore, de ces étoiles, assez d’éclat pour nous laisser imputer leur grandeur » Cependant, cela n’a pas empêché l’écrivain français d’entrer dans la profondeur de leur poésie au point de déclarer : « J’ai pour ma part vécu avec Sadi, Ferdousi, Hafiz et Khayyam aussi intimement, je puis dire, qu’avec nos poètes occidentaux et communié étroitement avec eux- et je crois qu’ils ont eu sur moi de l’influence - oui, vraiment une influence profonde, ils ont bu, et je bois avec eux, aux sources même de la poésie. » [9]

Gide en Turquie ou la littérature de la déception

Amoureux de l’Orient, de sa poésie, de ses paysages et de sa chaleur, Gide croit pouvoir retrouver à Constantinople le charme perdu de l’Orient qui l’a autrefois arraché à la froideur de l’Europe : « [...]Ce pays monotone était pour moi d’inépuisable attrait : ainsi que lui, je me sentais revivre ; et même, il me semblait que pour la première fois je vivais, sorti de la vallée de l’ombre de la mort, que je naissais à la vraie vie. » [10]

Le voyage de Gide en Turquie s’inscrit dans une série de voyages en Orient, cet Orient mystérieux qui l’a autrefois fasciné. Cependant, cette nostalgie de retrouver les souvenirs de ce monde s’est très vite transformée en dégoût dès les premiers contacts avec la Turquie. Depuis, les formes et les couleurs défilent devant un voyageur imperméable que rien ne peut toucher : « Le costume turc est le plus laid qu’on puisse imaginer ; et la race, pour dire la vérité, le mérite. Oh Corne d’Or, Bosphore, rivage de Scutari, cyprès d’Ayoub ! Je suis incapable de prêter mon cœur au plus beau paysage du monde si je ne peux aimer le peuple qui l’habite. »
 [11]

Parti en Turquie à la recherche d’une exaltation lyrique et d’une poésie originale, Gide est d’emblée frappé par la banalité du paysage. Dans La Marche Turque, un récit écrit en souvenir de ce voyage, Gide n’hésite pas à exprimer le dégoût que lui inspire ce pays : « L’instruction même que je tire de ce voyage est en proportion de mon dégoût pour ce pays. Je suis heureux de ne point l’aimer davantage. Lorsque j’aurai besoin d’air du désert, de parfums violents et sauvages, c’est au Sahara de nouveau que je m’en irai les chercher. Dans cette malheureuse Anatolie, l’humanité est non point fruste, mais abîmée. » [12]

Si Gide éprouve aussi peu de plaisir au contact de cette terre nouvelle, c’est essentiellement à cause de l’image qu’il s’est faite de l’Orient d’une façon générale, mais c’est aussi parce qu’il croyait retrouver en Turquie l’image d’une Algérie tant rêvée : « Tout d’abord, j’y recherchais trop mes souvenirs d’Algérie et je me désolais de n’y trouver ni musiques, ni vêtements blancs, et rien que de hideux visages... » [13] Le départ devient une sorte de libération de ce monde repoussant, une délivrance, une fuite d’un paysage hostile et désagréable : « Tout m’y parait si naturel. J’habite éperdument ce paysage non étrange ; je reconnais tout ; je suis comme chez moi : c’est la Grèce. » [14]

La Marche Turque est le compte rendu d’une expérience ratée, d’une recherche infructueuse. Le projet de ce voyage en Orient qui hantait Gide depuis longtemps était souvent marqué par cette peur de l’inconnu, de la déception face à une terre encore mal connue. Et si certains pays orientaux ont réussi à mériter son estime et lui ont permis cette exaltation lyrique dont il rêvait, d’autres comme la Turquie ont renforcé le sentiment de frustration et d’hésitation qui l’habitait lors de chaque voyage : « De ne pas avoir vu Bagdad je suis malade ; comme je le serais plus encore si je l’avais vu. » [15] L’exotisme gidien est à placer sous une double spécificité reflétant le caractère ambivalent de ce grand voyageur : d’une part, le rêve, la magie et d’autre part, l’insatisfaction et la désillusion.

Bibliographie :
- Gide, André, Si le grain ne meurt, in : Souvenirs et voyages, Gallimard, 2001.
- Gide, André, Les Nourritures terrestres, Gallimard, 1917-1936.
- Gide, André, La Marche Turque, in : Souvenirs et Voyages, Paris, Gallimard, Pléiade, février 2001.
- André Gide, André Ruyters, Correspondances, 1895-1950, Presse universitaire de Lyon, 1998.
- Entretiens sur André Gide, sous la direction de Marcel Arland et Jean Mouton, Paris, Mouton et CO, La Haye, Paris, 1967.
- La revue littéraire persane : Parse, No. 3, mai 1921.

Notes

[1Gide, André, Si le grain ne meurt, Souvenirs et voyages, Gallimard, 2001, p. 327.

[2Entretiens sur André Gide, sous la direction de Marcel Arland et Jean Mouton, Paris, Mouton et CO, La Haye, Paris 1967, p. 117.

[3Gide, André, Les Nourritures terrestres, Gallimard, 1917-1936, p. 57.

[4Si le grain ne meurt, op. cit, p. 86.

[5Mille et une nuits en arabe.

[6Les Nourritures terrestres, op. cit, p. 54.

[7Ibid., p. 152.

[8Entretiens sur André Gide, op.cit., p. 175.

[9La Revue littéraire persane : Parse, No. 3, mai 1921, pp. 33-34.

[10Si le Grain ne meurt, op.cit., p. 288.

[11Gide, André, Souvenirs et voyages, La Marche Turque, p. 179.

[12Ibid., p. 201.

[13La Marche Turque, p. 184.

[14Ibid., p. 202.

[15Lettre à Ruyter, Correspondances, 25 juillet 1898, p. 87.


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