|
Sur la fameuse leçon morale de Candide de Voltaire
"Il faut cultiver notre jardin"
François-Marie Arouet dit Voltaire fut sans doute l’un des plus grands philosophes du XVIIIe siècle. Il a notamment exprimé ses pensées philosophiques au travers de contes dont l’efficacité a permis une importante vulgarisation de ses idées. D’un certain point de vue, les contes de Voltaire - Candide en particulier - sont des fictions proches de l’expérience autobiographique et le reflet de sa propre vie. D’épicurien joyeux et optimiste au début, sa pensée évolue au fur et à mesure des expériences douces et amères de la vie, le transformant peu à peu en pessimiste. Voltaire, pour qui le progrès et la civilisation devaient permettre d’assurer le bonheur des hommes, revient ensuite sur cet optimisme philosophique et, en particulier à la suite du tremblement de terre de Lisbonne de 1755, il fait face à la question de l’existence du Mal sur la terre. Selon lui, le Mal existe mais il faut l’éviter par le moyen de l’action qui est le but de la vie humaine et permet d’accéder au bonheur. On peut dès lors parler d’un écrivain-philosophe humaniste qui, comme l’affirme André Maurois, "souhaite sérieusement justifier un précepte moral... à travers l’idée de la société." [1]
L’histoire de Candide, qui correspond à la pleine maturité psychologique et littéraire de Voltaire - il a alors plus de soixante ans - mais aussi à une période de désillusion - la rupture, l’instabilité et diverses crises se manifestant dans les événements internationaux - représente sans doute la somme de la pensée philosophique de Voltaire et aboutit à "des conclusions à la fois pessimistes et courageuses." [2] Candide, dans lequel la fiction et la réalité se confondent (l’expérience du tremblement de terre de Lisbonne au cours du voyage imaginaire du héros), se termine au chapitre XXX par les paroles d’un vieillard turc : "Le travail éloigne de nous trois grands maux : l’ennui, le vice et le besoin." C’est après avoir rencontré le vieillard que Candide décide de "cultiver son jardin", la fameuse maxime de sagesse aux accents épicuriens par laquelle se termine l’odyssée de Candide et tous ceux qui l’accompagnent.
"Il faut cultiver notre jardin" est tout d’abord une phrase de conclusion du chapitre XXX, mais aussi une conclusion de l’œuvre. Mais que veut dire Voltaire par cette courte phrase ? Vers la fin du conte, à Constantinople (où Candide rencontre le vieillard turc), Candide et ses amis cherchent une réponse à leurs questions, une philosophie de vie qu’ils pourraient suivre à long terme. A cet égard, la première personne qu’ils rencontrent, le derviche, leur dit ce qu’il ne faut pas faire, c’est-à-dire il ne faut pas trop parler ni avoir des idées prédéterminées, mais s’efforcer de garder un esprit vierge. La rencontre avec le vieil homme qui tient un jardin et qui, avec sa famille, s’occupe de faire des confitures, leur dit ce qu’il faut faire. La vie de ce vieillard nous montre la valeur des joies simples, de la coopération familiale, et surtout de l’utilité et de l’encouragement des talents humains. Inspirés de ce modèle, Candide et les autres arrivent à cette conclusion : "Il faut cultiver notre jardin", c’est-à-dire qu’il faut travailler si on veut être heureux, il faut entretenir son bonheur. C’est une sorte de balance entre la philosophie de Pangloss (le maître de Candide) et celle de Martin (le compagnon de route de Candide), toutes les deux poussées à l’extrême. Considéré comme le porte-parole de Voltaire, Martin est un manichéen qui croit à une prédominance du Mal sur le Bien, tandis que Pangloss est le représentant de la philosophie optimiste de Leibniz dont "la métaphysique rend raison de toutes choses avec un optimisme raisonné." [3]
En acceptant que notre monde n’est certainement pas "le meilleur des mondes possible", Voltaire suggère que l’humanité devrait s’occuper des activités quotidiennes plutôt que de ruminer sur des sujets incompréhensibles. Face à un tel monde, qui est très loin d’une utopie, l’homme doit limiter ses désirs à un bonheur relatif qui se trouve dans un travail satisfait : "Travaillons sans raisonner, dit Martin, c’est le seul moyen de rendre la vie supportable."On peut donc conclure que le jardin de Voltaire représente tout simplement le monde que l’on a devant soi pour apprécier sa morale tout en travaillant, et non pas en se limitant aux vaines paroles et doctrines.
En prononçant sa fameuse citation, Candide montre qu’il a trouvé sa propre philosophie et qu’il a grandi intérieurement. De ce point de vue, le terme de jardin trouve un sens abstrait et se réfère à Candide lui-même, celui qui doit entretenir, développer et perfectionner ses qualités personnelles. Voilà le caractère énigmatique et multidimensionnel de la morale du conte philosophique qui permet au lecteur, selon la devise des Lumières prononcée par Kant, de "sortir hors de l’état de tutelle dont l’homme est lui-même responsable" et de "se servir de son propre entendement." [4] En d’autres termes, cela signifie qu’il faut essayer de faire évoluer la société en général et de la rendre meilleure pour accéder à un bonheur matériel. En outre, une seconde approche peut faire apparaître une métaphore qui assimilerait le jardin à notre esprit, à notre intelligence. Dans ce cas "Il faut cultiver notre jardin" signifierait cultiver son propre savoir-faire et se mettre à exercer ses talents afin de faire fructifier au maximum ce que la vie nous a donné, de donner un sens à notre vie et d’atteindre la liberté spirituelle.
En tenant compte du sens concret et figuré de la formule voltairienne, on se rend compte qu’il s’agit d’une morale humaniste dans le sens où elle implique que chaque être présente un talent naturel qu’il lui revient de cultiver pour qu’il s’épanouisse. Ainsi selon le conseil du vieillard turc, l’ennui, le vice et le besoin, soit quotidiens soit spirituels, nous quittent et le bonheur se tourne vers nous. En effet, en travaillant ainsi qu’en s’élevant l’esprit, on dépasse l’oisiveté, considérée comme étant à l’origine de la plupart des pensées maladives et qui conduisent l’être humain à se noyer dans le marécage des vices. L’activité physique et spirituelle n’est pas seulement un moyen d’échapper à l’ennui et au vice, mais aussi une manière efficace afin de faire face aux besoins raisonnables qui nous donnent le goût de l’indépendance.
Face à la maxime morale de Candide, il ne faut pas oublier qu’il y a des critiques qui reprochent à Voltaire que sa formule est incomplète. D’un certain point de vue, ils ont raison car l’homme, et l’homme ambitieux du XXIe siècle en particulier, ne peut satisfaire tous ses besoins matériels par le travail. En effet, le travail et la joie de l’action ne sont pas suffisants à tous les esprits qui sont hantés par les problèmes de ce monde cruel. En outre, le travail qui doit être un rempart face au vice, peut devenir lui-même une cause de vice. Dès lors, en affirmant que le monde contemporain est celui de communication dans lequel les gens s’inspirent les uns des autres, la formule voltairienne se transforme ainsi en cette réflexion d’Albert Camus, selon laquelle il faut aider les misérables à cultiver leurs jardins.
Arezou Abdi : Titulaire d’un master II en littérature française, Université de Tabriz.
Bibliographie :
Kant, Emmanuel, Réponse à la question : Qu’est-ce que les Lures ?, trad. de Jean-François Poirier et Françoise Proust, Flammarion, coll. GF, Paris, 1ère éd., 1991.
Maurois, André, Le Sage de Ferney, trad. de Lowell Bair, Bantam Books, New York, 1988.
Starobinski, Jean, « Sur le style philosophique de Candide », in Le Remède dans le mal : Critique et légitimation de l’artifice à l’âge des Lumières, Gallimard, Paris, 1989.
Voltaire, Candide, Larousse, Paris, 2011
Le Petit Larousse, Larousse, Paris, 2010.
www.livres-online.com
www.scribd.com
[1] Maurois, André, Le Sage de Ferney, trad. de Lowell Bair, New York : Bantam Books, 1988, pp. 6-7.
[3] Le Petit Larousse, Larousse, Paris, 2010.
[4] Kant, Emmanuel, Réponse à la question : Qu’est-ce que les Lumières ?, trad. de Jean-François Poirier et Françoise Proust, Flammarion, coll. GF, Paris, 1ère éd., 1991.