N° 99, février 2014

Le calame


Ali-Ashraf Darvishiân
Traduit par :

Ebrahim Salimikouchi, Yâsaman Nâserifar


Le garçon plaça la lame du couteau sur la tige haute du roseau et fit pression sur le manche. Le couteau était encore dans le corps du roseau quand un éclair glissa sur la lame, se réverbérant dans les yeux du garçon. Le tonnerre gronda et soudain, la pluie tomba à verse sur la roselière, grêlant la face lisse de l’étang. Le vent galopait dans la roselière et la voix sèche des roseaux s’entendait de toutes parts.

Le grondement du tonnerre poussa les martins-pêcheurs à s’envoler vers la roselière. Le plus petit plongea dans l’eau et ne reparut plus à la surface. La pluie était froide et trouait le cœur de l’étang. Le brouillard descendait et une brume entrecoupée d’averses obscurcissait l’air.

Le garçon découpa les roseaux en petits morceaux. Collant son œil droit sur le bout creux de l’un d’eux, il regarda l’autre côté de l’étang. Du creux obscur du roseau, il vit des voitures de l’autre côté de la roselière. Trois jeeps terreuses étaient garées là, et des individus vêtus d’imperméables noirs en descendaient. Les capuchons lâches des imperméables couvraient leurs têtes, et la brume et l’averse cachaient leurs visages. Le garçon se glissa en avant, angoissé mais avec la légèreté d’un bout de nuage, et d’un regard ébahi, se mit à les observer au travers des buissons de roseaux.

Les hommes vêtus de noir, aux visages hachurés par l’averse, firent descendre huit individus des jeeps. Ils avaient les yeux couverts de bandeaux blancs et sous la pluie qui tombait à verse, ils furent alignés précipitamment. La main droite du premier d’entre eux était bandée et le sang coulait de sous la bande. La toile de la bande était la même que celle couvrant ses yeux. Sa moustache blonde et souple se tordait sous le vent et les gouttes limpides de la pluie coulaient des deux côtés. Les hommes vêtus de noir allaient et venaient précipitamment, tordant le bas de leurs longs imperméables autour de leurs jambes.

Le garçon, mouillé de pluie, serrait les roseaux dans sa main. Immobile, il était frappé de stupeur, incapable de détacher son regard de l’autre côté de l’étang. De temps en temps, un frisson le faisait trembler de la tête aux pieds. La pluie translucide découpait l’air, en rafale ou pièce par pièce, et la brume se glissait entre ces morceaux. Les hommes vêtus de noir sortirent leurs fusils des imperméables et s’agenouillèrent. Tout était mouillé et le niveau de l’étang montait. L’un d’eux sortit un papier de sa poche de poitrine et lut, d’une langue étrangère que le garçon ne comprit pas. Il lut vite, en balbutiant. Le papier se mouilla, se désagrégea et colla à la main de l’homme. L’homme sépara avec peine le papier de sa main et en jeta les morceaux par terre, mais l’un des morceaux se colla au bas de son imperméable et y resta accroché.

Un rugissement fit trembler les gouttes cristallines de la pluie. Les martins-pêcheurs se cachèrent dans la roselière. Le premier homme, celui dont la main était bandée, bougea. Il joignit ses poings serrés. La violence de la fusillade et les balles tirées jetèrent quelques centimètres en l’air le troisième et le quatrième, qui étaient des adolescents, minces et fins. Quelque chose explosa au loin et la pluie tomba plus fort qu’avant. Un martin-pêcheur effrayé passa près du pied du garçon et plongea vivement sa tête dans les bourres de la roselière, mais sa queue et ses pattes jaunes aux palmures ouvertes demeuraient visibles. Le tremblement des palmures des pattes de l’oiseau aquatique augmenta la frayeur du garçon.

Après le rugissement des balles, tout se tut. Le martin-pêcheur, effrayé, sortit avec peine des roseaux, mais le bruit d’explosion des balles à intervalle régulier l’immobilisait sur le champ. Sa petite tête bleu vert remuait à chaque fusillade. Son dos pelucheux sur lequel glissaient les gouttes de la pluie trembla huit fois, touché par des chiquenaudes invisibles. Il se lança à l’eau et plongea.

La pluie s’arrêta et la brume se dissipa. Le garçon revint à lui. Engourdi et stupéfait, il ressentit le désir de voir un beau soleil. Comme tous les jours, il attendit que leur voisin, l’oncle Siâvakhsh, vienne couper le roseau. Il essuyait son visage mouillé du revers de la main, en s’aidant du bord de sa veste quand il entendit au loin la voix de l’oncle :

« Hey… hé… hé… hé ! ».

Le garçon, l’esprit confus et la voix tremblante, répondit :

« Hey... heu... heu... heu ! ».

Un instant plus tard, l’oncle Siâvakhsh sortit d’entre les roseaux. Il s’arrêta devant lui et ôta son couvre-chef mouillé pour l’essorer.

« Quelle tempête ! Quel sale jour ! On est venus pour rien. »

Le garçon détourna ses yeux lourds et stupéfaits de l’étang :

« Ils sont venus soudainement. Avec l’averse. Là... »

« C’est passé maintenant. On est venus jusque-là. Il vaut mieux travailler. »

Il toussa et alla vers la roselière. Ses brodequins en plastique glissaient sur la boue et les roseaux pourris :

« Il faut avant tout allumer un feu. Un bon feu. »

Ils s’assirent autour du feu et leurs vêtements se mirent à fumer. L’oncle mit le tranchant de son couteau sur l’ongle. Le garçon montra l’autre côté de l’étang avec ses mains tremblantes et dit avec crainte :

« Là, derrière la roselière... »

L’oncle regarda la roselière.

« Oui ? Qu’est-ce qui s’est passé ? »

« Là, les chasseurs ont beaucoup tué. »

L’oncle regarda fixement le garçon.

« Pourquoi tu es si pâle ? Montre-moi. Qu’est-ce qui s’est passé, mon petit ? »

Quand ils arrivèrent à l’endroit que le garçon avait indiqué, un ruisseau de pluie et de sang coulait sous leurs pieds. L’oncle se pencha :

« Les chasseurs ! Si tôt le matin ? »

Le garçon trembla :

« J’ai entendu une fusillade... des rafales ! Les martins-pêcheurs ont eu très peur. Ils... »

« Ils ont sûrement tiré des cerfs. Un grand troupeau. »

Le garçon était toujours abasourdi.

« Ils étaient huit. »

« Qui ? »

« Les cerfs ! J’ai rêvé peut-être. »

Et il frotta ses yeux fiévreux :

« Ils parlaient d’une façon incompréhensible. »

L’oncle s’assit sur le sol et remua la terre boueuse avec ses mains :

« Tout ça, c’est des traces d’hommes. Nombreux. Ils ont piétiné les traces des cerfs. »

Et du bout de l’index, il ramassa du ruisseau sanglant une chose blanche comme du coton et molle comme du plâtre mouillé :

« Ils leur ont tiré dans la tête. A bout portant ! »

Il réfléchit un peu et regarda fixement la roselière :

« Ils les ont pris au dépourvu. »

Le garçon rajouta : « Sans doute. »

Ils retournèrent tous deux près du feu qui s’éteignait, avec chacun une bonne brassée de roseaux. L’oncle commença à fabriquer une flûte en roseau et le garçon arrangea les bouts des roseaux qu’il avait découpés et les ensacha. L’oncle fixa attentivement l’un des roseaux :

« Regarde, il y a du sang sur les roseaux. »

Le garçon retourna les roseaux dans sa main :

« Ma grand-mère disait que quand il y a des éclairs dans la roselière, les roseaux se couvrent de taches de sang. »

« Elle disait vrai, j’ai aussi entendu ça. »

Et il prit une brindille enflammée. Il souffla doucement dessus pour que le feu rougisse, puis brûla à distances égales la surface lisse des roseaux. Il sépara deux des roseaux troués et les lia solidement ensemble avec du fil enduit de cire. Puis avec son couteau, il creusa des sillons dans deux roseaux plus courts et fins, et les enfonça dans l’embouchure des roseaux liés et dit tranquillement :

« Ils sont devenus une bonne flûte. »

Il se chauffa les mains sur le feu. Remettant son couvre-chef encore humide sur sa tête, il coinça la flûte entre ses lèvres. La flûte gémit et soudain, l’étang et la roselière et le monde se calmèrent pour que la voix s’entende partout :

« Jouez, flûtiste, jouez, flûtiste

Comme vous jouez bien, flûtiste

Jouez dans le quartier et le marché

On m’a tué dans la roselière. »

L’oncle enleva vite la flûte de sa lèvre et demanda au garçon :

« Est-ce qu’il y a quelqu’un qui chante dans la roselière lointaine ? Tu entends ? »

Le garçon, fixant avec étonnement son oncle, dit :

« C’est vous qui avez chanté, oncle ! »

« Je... J’ai seulement joué de la flûte. » Et il scruta avec attention la flûte et la remit encore entre ses lèvres.

« Jouez, flûtiste, jouez, flûtiste

Comme vous jouez bien, flûtiste

Jouez dans le quartier et le marché

On m’a tué dans la roselière. »

L’oncle cacha immédiatement la flûte dans sa poche :

« Oui, c’est ça. Quelqu’un chante avec ma flûte au loin. Et quelle tristesse dans son chant. »

Le lendemain, le garçon porta les roseaux chez son maître et les étala devant lui. Le maître regarda les yeux rouges et fiévreux du garçon et prit ses mains fragiles et minces dans ses mains :

« Mon enfant, tu as de la fièvre ! Tes mains sont brûlantes. »

Le garçon dit calmement : « Hier, je suis allé à la roselière couper des roseaux. J’ai été pris par surprise par l’averse et le tonnerre. »

Le maître secoua la tête et écrivit un modèle calligraphique pour le garçon :

« Voilà le modèle d’écriture... Repose-toi jusqu’à la guérison complète. Occupe-toi avec ces exercices. »

Le garçon resta une semaine chez lui et brûla de fièvre. Quand il alla mieux, il fit ses exercices d’écriture tout allongé. Quand il eut fini, il alla voir le maître et lui montra son travail. Le maître resta bouche bée de surprise en voyant sa calligraphie :

« Tu t’es surpassé, mon enfant. Ces... Ces calligraphies, elles sont de toi ?! »

Les oreilles minces du garçon tournèrent rouge corail : « Oui, Maître. »

Le maître ébahi, dont le regard étonné courait sur le papier, dit en fronçant les sourcils :

« Mais... C’est... Ce n’est pas le modèle d’écriture que je t’ai donné. Où as-tu...? »

Le garçon dit : « J’avais la fièvre. C’était comme si je n’avais pas le choix... Le calame glissait de lui-même sur le papier. »

Le maître plaça ses lunettes sur le nez et fixa les yeux sur la calligraphie du garçon :

« Je n’ai pas peur,

Si ce rêve se déroule dans le sommeil troublé d’une nuit.

Ou du délire d’une fièvre

Ou d’un œil éveillé

Ou d’une âme triste. »

Et il regarda la feuille avec des yeux troublés :

« Ils nous mirent en sang tant de fois

Souviens-toi,

Et le seul résultat de la tuerie

ةtait le quignon de pain noir de notre table avaricieuse. »

Le maître sortit soudainement de ses gonds.

« Je t’avais dit de ne jamais calligraphier avec de la fièvre. »

Le garçon gémit comme une flûte pure :

« J’allais bien, Maître. J’étais guéri. »

Le maître cria :

« Fièvre et délire ! »

Le garçon pensa au dos tremblant de l’oiseau aquatique et les palmures tremblantes de ses pattes et bougea les lèvres avec peur :

« Je jure devant Dieu, Maître, j’allais très bien. Mais sa santé, un peu... ma santé... peut-être... »

Le visage du garçon était si sincère et si innocent que le maître s’attendrit et fixa son regard sur les écrits. Des rues lointaines, un chantonnement lui arriva aux oreilles. On aurait dit que tous les oiseaux du monde chantaient au son de la flûte :

« Jouez, flûtiste, jouez, flûtiste

Comme vous jouez bien, flûtiste

Jouez dans le quartier et le marché

On m’a tué dans la roselière. »

En entendant le chant, le maître s’attrista :

« Je suis encore obligé de t’écrire un modèle calligraphique. Donne-moi ton calame ! »

Le garçon lui donna son calame. Le maître se courba et commença à écrire. Quand il finit son travail, il mit le modèle calligraphique devant le garçon :

« Lis à haute voix. »

Le garçon lut le manuscrit du maître avec sa voix veloutée :

« Je n’ai pas peur,

Si ce rêve se déroule dans le sommeil troublé d’une nuit. »

Le maître cria :

« Lis le modèle que j’ai écrit, pas le tien ! »

Le garçon trembla :

« C’est... C’est votre modèle, Maître ! »

Le maître arracha avec colère la feuille de la main du garçon et choqué en voyant son manuscrit, il regarda fixement le calame qui tremblait dans sa main :

« Ce calame ! Cette goutte de sang ! »

Le garçon fixa ses yeux fiévreux sur l’oiseau pâle du tapis en coton du plancher :

« Ma grand-mère disait que quand il tonne et pleut à verse dans la roselière, les roseaux… »

Bibliographie :
- Darvishiân, Ali Ashraf, « Le calame », in Doroshti, Téhéran : Publications Tchechmeh, 2002.


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