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La brise fraîche de la nuit d’été souffle et caresse le visage de Mohammad. Il lève la tête et regarde le ciel étoilé. Son regard curieux cherche et trouve sa propre étoile, une étoile brillante au sein du ciel de sa ville natale Tûs Il s’envole vers le ciel, voltige entre les étoiles et cherche à s’asseoir sur la lune, quand la voix de son frère aîné l’arrache au ciel et le fait retourner sur terre : "Te voilà encore dans les nuages ! Dors ! Ce n’est pas le moment de compter les étoiles !" Mohammad se souvient que demain est samedi et qu’il doit se réveiller tôt pour participer comme d’habitude au cours de son père. Il ferme donc les yeux, espérant rêver d’un voyage parmi les étoiles…
Mohammad regarde le visage inquiet de son professeur Moïneddin qui, debout devant les élèves, commence à parler : "Je suis sûr qu’après avoir massacré les habitants de Khârazm, les Mongols viendront ici, dans le Khorâssân. Vous avez entendu les nouvelles ces jours-ci. Khârazm Shâh qui, à cause de sa vanité, pensait être le souverain le plus grand et le plus puissant du monde, s’enfuit maintenant de ville en ville, en laissant le peuple seul face à cette invasion. Il a lui-même attisé le feu de la vengeance des Mongols, mais ne tente même pas de défendre son peuple… Nous devons tous partir de Neyshâbour. Chacun doit essayer de se sauver. Nous devons rester vivants pour que nos savoirs demeurent…"
Mohammad se souvient de son départ pour Neyshâbour afin d’y continuer ses études… et de sa famille qui vit toujours à Tûs. Il sait qu’à chaque instant, il est possible que les Mongols entrent à Tûs et de là, se rendent à Neyshâbour. Il pense à sa jeune épouse Leili qui insiste depuis trois jours pour quitter la ville…
En sortant du cours, Mohammad voit son ami Badreddin s’approcher de lui en demandant : "Où veux-tu partir, enfin ?" et en voyant l’hésitation de Mohammad, il ajoute : "Cela ne sert à rien d’aller à Tûs. Sois sûr que tes parents en sont déjà partis. Tu dois penser à ta femme… Les Mongols arriveront bientôt ici… Tu es mon meilleur ami ; nous nous connaissons bien et avons confiance l’un en l’autre, n’est-ce pas ?… Je te promets de t’emmener dans un endroit où tu seras totalement à l’abri, tu vivras confortablement, et où l’on pourra profiter de ton savoir." Mohammad demanda tout étonné : "Mais où ?" Badr dit à voix basse en lui prenant la main : "Tu verras. Maintenant va, mets ta femme au courant et préparez-vous pour le voyage ; je viendrai demain à cette même heure chez toi et nous partirons…"
Mohammad monte lentement au pied de la montagne, en tenant le bras de son épouse. Leili, fatiguée, se plaint : "Quand arrivons-nous donc ? Reposons-nous un peu…"
Badr, qui marche devant eux, s’arrête et en montrant du doigt le sommet de la montagne, dit : "Il faut aller jusqu’à cette forteresse… Là-bas, auprès de Nassereddin, nous serons tout à fait à l’abri…"
Mohammad lui dit en souriant : "Je n’aurais pas soupçonné tes liens avec les Ismaéliens." Badr jeta un regard rapide sur la forteresse et répondit : "Si quelqu’un le savait, je ne serais pas vivant aujourd’hui… Ils ont toujours été l’ennemi de tous les gouvernements…"
A ce moment, ils entendent le garde de la forteresse crier du haut de la tour : "Qui êtes-vous ?" Badr cria : "Je suis Badreddin, l’agent du seigneur Nassereddin à Neyshâbour. Ce jeune homme est mon camarade et ami et elle, c’est sa femme." Le garde annonce leur arrivée au gardien de la forteresse et la grande porte s’ouvre…
Mohammad, que l’on appelle maintenant Khâdjeh Nasireddin Toussi, est désormais un écrivain et savant ismaélien. Il a l’intention de traduire et de réécrire les livres importants de son temps dans une langue plus facile à comprendre pour tous. Ces livres comprennent des ouvrages de mathématiques, de géométrie, d’astronomie, de philosophie [1]…
Jetant un coup d’œil aux livres qu’il a écrit depuis le début de son séjour à la forteresse, il s’appuie contre le mur et ferme les yeux. Il entend ses trois fils jouer dans la chambre d’à côté et espère qu’ils deviendront mathématiciens ou astronomes comme lui. Il est plongé dans ses pensées quand tout à coup, son fils aîné entre et lui dit : "Père, le seigneur Khor Shâh [2] veut vous voir", tout en ajoutant prudemment : "Je pense qu’il veut vous parler de votre proposition…" Khâdjeh se lève et va vers l’escalier. Il devine que la situation n’est pas normale, car il voit les gardiens chuchoter aux oreilles les uns des autres puis se taire dès qu’ils voient Khâdjeh. Il entre dans la grande salle du château et se tient debout à quelques distances face à Khor Shâh, qui est assis sur son trône entre son ministre debout à sa droite, et ses consultants à sa gauche. Après un long moment de silence, il commence à parler : "Khâdjeh, j’ai beaucoup pensé… Dans ces conditions, la meilleure solution est celle que tu as proposée… Il n’y a pas d’autre voie hormis celle de nous rendre à Hulagu… Si nous voulons combattre avec lui ou résister encore, en restant dans les forteresses, il nous massacrera tous…" Khâdjeh dit en hochant la tête : "C’est vrai. Nous savons que Hulagu se prépare à conquérir Bagdad, et son invasion de nos forteresses est inévitable. Si nous ne cédons pas, il ne laissera aucun de nous vivant. Maintenant qu’il nous a donné cette occasion de nous rendre en nous promettant que nous ne serons pas en danger, il faut en profiter pour protéger la vie de tous les partisans de l’ismaélisme qui vivent à Alamout, Roudbâr et dans d’autres forteresses." Khor Shâh, triste et découragé, dit en réfléchissant : "Aujourd’hui, il faut envoyer à Hulagu une lettre de soumission… Khâdjeh, prépares-en le texte !…"
Hulagu, assis sur son trône de bois sculpté, regarde Khâdjeh pour qui il a beaucoup de respect après la soumission des Ismaéliens, il y a quatre mois, et lui dit : "Dis-moi Khâdjeh, pourquoi insistes-tu pour construire un observatoire ? A quoi va-t-il servir ?" Khâdjeh, content de voir que sa proposition a retenu l’attention de Hulagu, s’approche de lui et lui dit à l’oreille : "Je vais vous le montrer en pratique. Ordonnez à un serviteur d’aller secrètement sur le toit du château et de là, jeter une grande cuvette de cuivre dans le vide."
Hulagu le regarde avec étonnement et sans plus discuter, donne cet ordre à un serviteur sans que personne ne s’en rende compte. Le serveur sort du château avec précipitation et après quelques minutes, un bruit terrible résonne dans tout le palais. Tous les courtisans tressautent et accourent vers les fenêtres, sauf Hulagu et Khâdjeh qui, en voyant la peur des autres, se regardent et se sourient. Khâdjeh lui dit : "Vous voyez ? Quand la cuvette est tombée, tout le monde a eu peur sauf nous deux qui étions au courant. De même, l’observatoire est nécessaire pour que les astronomes puissent observer le ciel afin que l’on garde son calme lorsque surviennent des événements célestes ; pour les prévoir, et en trouver la cause scientifique." Regardant tous ceux qui sont encore près des fenêtres et viennent juste de comprendre ce qui s’est passé, Hulagu dit à Khâdjeh : "D’accord, je vais ordonner que l’on consacre des recettes d’impôt à la construction d’un observatoire… Mais dis-moi maintenant, quel est ton avis sur le plan d’attaque de Bagdad ? Céderait-elle facilement ? Car on dit que jusqu’à présent, tout gouvernement qui a décidé de la conquérir a été vaincu de façon terrible…" Khâdjeh, mécontent de la tyrannie des Abbassides contre les Iraniens, lui répond : "Le peuple des pays islamiques est excédé de l’oppression des califes, surtout d’Al-Musta’sim dont les courtisans s’entredéchirent en luttes de pouvoir. Le califat de cinq cents ans des Abbassides a déjà perdu son pouvoir. Il n’a plus l’influence religieuse, politique et militaire du temps passé et ne peut se confronter à l’ennemi, car son peuple ne le soutient plus. C’est une grande chance pour vous." Hulagu, content de ces paroles qui lui donnent de l’espoir, hoche la tête en murmurant : "L’automne est arrivé… Il faut mettre une armée sur pied avant l’hiver…"
Khâdjeh monte l’escalier de l’observatoire, ce rêve de jeunesse maintenant réalisé… Ses trois fils dirigent maintenant l’observatoire et il a assez de temps pour écrire son nouveau livre, Zidj-e Ilkhâni, sur l’astronomie. En pensant à tous les livres qu’il a écrits pendant ces années, il passe devant la grande bibliothèque de l’observatoire où il a rassemblé tant de livres pris à Bagdad, en Syrie, dans le Khorâssân…
Il est maintenant sur le toit de l’observatoire… Près du ciel éclairé par le clair de lune… la pleine lune… C’est une nuit étoilée du début du printemps… Comme si les étoiles s’approchaient de lui qui est en train de chercher sa propre étoile, comme il en avait l’habitude durant son enfance… Il la trouve enfin… Son étoile brillante au sein du ciel… toujours plus brillante que les autres…
* Conte biographique sur la vie de Khâdjeh Nasireddin Mohammad Toussi, philosophe, mathématicien, astronome, théologien et médecin irano-musulman, pendant l’invasion mongole en Iran, inspiré et tiré du livre Cinq trésors (trésor III) écrit par Mahmoud Ehyâee. Le titre du conte original est "Khâdjeh Nasir al-Din Toussi".
[1] Au cours de sa vie, Khâdjeh Nasir a écrit des centaines de livres et d’essais dont Akhlâgh-e Nâsseri et Zidj-e ilkhâni sur l’astronomie ; un commentaire des Ishârât d’Avicenne ; Awsâf al-Ashrâf (Caractériologie des âmes nobles), un traité de mystique chiite, etc.
[2] Dernier gouverneur ismaélien dont le centre de gouvernement était la forteresse d’Alamout à Qazvin.