« Les mots n’ont pas si grande importance, qu’avons-nous à nous dire dans la vie, sinon bonjour, bonsoir, je t’aime et je suis là encore, pour un peu de temps vivante sur la même terre que toi ? » [1]

Christian Bobin est né le 24 avril 1951 au Creusot, une petite ville en Bourgogne où il vit toujours. Élevé dans une petite maison près de l’église Saint-Charles, il s’intéresse au monde des livres dès son enfance. Il a un frère et une sœur, tous deux ses aînés. Son père était dessinateur industriel dans les usines Schneider où sa mère a également travaillé pendant un temps. Il a suivi des études en philosophie, discipline qui a eu une profonde influence sur ses œuvres. Après des études de philosophie à l’université de Dijon pendant quelques années, Bobin a travaillé dans divers endroits : la bibliothèque municipale d’Autun, un musée au Creusot, les hôpitaux de Besançon et de Dijon, et la revue Milieux en tant que rédacteur.

Ayant connu le succès en partie grâce à Une petite robe de fête, il reste un auteur relativement discret, épris de silence et des roses, fuyant les milieux littéraires. En 1992, il fait ses premiers pas d’écrivain à la suite de la publication de Le Très-Bas consacré à saint François d’Assise. Il reçut le prix des Deux Magots ainsi que le Grand Prix catholique de littérature en 1993 pour cet ouvrage. En 1996, il publie La plus que vive afin de rendre hommage à l’une de ses amies Ghislaine, morte d’une rupture d’anévrisme. Ce décès est aussi l’une des plus grandes blessures de sa vie. Cet écrivain contemporain est de plus l’auteur d’une belle lettre-postface pour L’ombre la neige [2] de Maximine [3], ainsi que des préfaces pour les deux récits de Patrick Renou [4] : Sorianoda [5] et Tu m’entends [6] ? Enfin, il a publié en 1995 chez Gallimard La Folle Allure, livre d’environ 170 pages. Il s’agit d’un récit méditatif et poétique où l’auteur nous invite à « mener double vie dans nos vies, double sang dans nos cœurs, la joie avec la peine, le rire avec les ombres, deux chevaux dans le même attelage, chacun tirant de son côté à folle allure. » [7]

Christian Bobin

Bobin écrit avec l’instrument d’un musicien, la pensée d’un philosophe, la plume d’un savant et le sentiment d’un poète. Il ressemble à un oiseau qui ne se pose pas sur une branche ni sur le toit des maisons ; il vient jusque devant nos yeux, ouvre doucement le bec, chante un refrain et s’éloigne. Il crée ainsi un tableau imaginatif de toutes les couleurs ; on pourrait dire que ses œuvres ressemblent quelques fois aux poèmes de Sohrâb Sepehri : « La vie pourrait être une rose... » [8]

L’œuvre de Christian Bobin est difficile à classer, tenant à la fois ou séparément du roman, du journal intime et de la poésie en prose. [9] En fait, elle oscille entre le récit et le poème. Une sorte de musique est cachée dans les lignes de ses textes.

Dans La folle allure par exemple, on entend la musique de Bach et de Mozart, ses compositeurs favoris, dans toutes les pages : « Quand j’écoute cette musique, c’est comme quand je me glisse dans la baignoire et que je guette, tête sous l’eau, les bruits du dehors. » [10] « Mozart est toute l’enfance : une manière de danser sur l’eau, une façon de dormir sur l’abîme. » [11]

Pour lui, la préservation de la teneur est aussi importante que les techniques langagières. La teneur de ses écritures évoque les aphorismes des érudits anciens, comme Saadi et ses aphorismes du Golestân pour le lecteur persan. De plus, il utilise des thèmes de l’Orient dans son œuvre, de sorte que le lecteur iranien pourrait y reconnaître la trace des poèmes ou des fables persans. Par exemple, sa conception de l’existence et de l’éternité de l’âme est similaire à celle de la littérature persane. [12] Mais il ne faut pas oublier que ces thèmes s’enracinent dans l’esprit et l’expérience d’un auteur français contemporain. Chacun de ses livres est le tableau d’un des recoins de la vie. Il peint la vie dans ses livres, chante l’existence et l’amour, sort la mort de son obscurité et fait de la sainteté une chanson. Ses personnages principaux sont souvent des femmes, des héroïnes dont il décrit les intentions au fil des pages. On pourrait peut-être dire que l’œuvre de Bobin est une littérature féminine écrite par un homme.

Le titre La folle allure est également « féminin » de la sorte, et ce titre se réfère à l’héroïne du récit. D’une part, le récit traite de la vie intérieure d’une personne qui définit la folie ainsi : « Mais je préfère le mot fou. Il est plus rapide et il sonne comme doux » [13], d’autre part, elle court à folle allure vers les différents aspects de la vie. Ce livre évoque par une écriture simple et monotone les différents aspects d’une vie normale ; par ailleurs, il nous montre le monde tel que nous ne le voyons pas, et nous invite à d’autres instants et d’autres rythmes de la vie ; il nous ordonne de faire silence. Tout cela s’offre dans une prose parfaitement claire qui ressemble à la chanson du rossignol.

C’est un roman autobiographique racontant Lucie, le personnage principal, une fillette fugueuse qui se présente sous divers noms. Elle est née dans un petit cirque où travaillaient ses parents, un père colérique mais tolérant, une mère ne prenant rien au sérieux. Le cirque lui a offert ces compagnons de route peu ordinaires et a fait naître en elle le goût du voyage. Certains personnages sont décrits de manière assez détaillée par l’auteur. Ainsi, le clown, qui donne des cours de catéchisme aux enfants de forains. Les autres personnages secondaires de ce roman sont les petits frères de Lucie ; leur présence à ses côtés étant négligeable. Quant à Julien et Momo, il s’agit de deux jeunes garçons, rencontrés lors d’une fugue faite par la jeune Lucie. Elle s’amusera à leur raconter des mensonges, à les appeler Mozart et Rimbaud, et à avoir sur eux une certaine ascendance. [14]

À deux ans, amoureuse d’un loup inoffensif, elle a l’idée d’aller un soir dans sa cage dormir entre ses pattes ; on la cherche longtemps. Première fugue, suivie de beaucoup d’autres, toujours entreprises avec intrépidité et jubilation. On finit par mettre Lucie en pension chez les sœurs. Se faisant passer pour juive, elle refuse l’instruction religieuse mais réussit bien dans les études, sauf en sciences. « À dix-sept ans, passivement, elle se laisse épouser par le premier garçon qui passe et s’éprend d’elle. Fils de notaire, il a de l’argent, mais ce n’est pas cela qui l’a motivée. Elle devient une jeune femme qui refuse les carcans, les obligations. Elle court à folle allure vers la liberté, vers la vie. Lucie court à folle allure vers la liberté et nous emporte dans un cyclone et une vraie vie de bohème. » [15] Sa devise, "on verra bien" est fréquemment répétée dans le livre. On voit un peu plus tard un gros et grand violoncelliste, qu’elle appelle « l’ogre », qui lui révèle Bach et l’amour, et par lequel elle se laisse allègrement dévorer. « Après s’être un temps, sans problème, partagée entre le mari et l’amant, elle les quitte, sereinement, l’un et l’autre. Un peu plus tard, la voilà figurante de cinéma, puis actrice de petits rôles. » [16] Quand on lui en propose un plus important, elle prend la fuite : « Lucie ne s’attache pas. Elle s’enferme dans un hôtel de la campagne jurassienne et entreprend d’écrire son récit. » [17]

Enfant, Lucie s’apaise à côté de son ami, le loup, comme s’il était une partie d’elle. Son monde est plein d’indifférences et de paradoxes, elle ne croit pas que l’amour et la gentillesse puissent se réunir en un seul mot : les parents. En revanche, un loup pourrait tenir à la fois de son père et de sa mère ! C’est pourquoi quand, après avoir perdu le loup, on lui demande où sont ses parents, elle indique du doigt le ciel : « … où sont tes parents, fillette ? Je tends le doigt en l’air, sur les étoiles. Là-haut, monsieur, ils sont là-haut… » [18] Selon elle, tout est fugitif et transitoire, même le mariage : « La vie de couple, je la découvre en quinze jours, c’est épuisant. Quinze jours, c’est assez pour voir, c’est même trop long… » [19] Elle considère le mariage comme une servitude et n’apprécie qu’une seule chose : la liberté. « …j’imagine l’état de mariée : tout pour toi, mon chéri… Je me trouve assez belle dans le rôle de servante de l’artiste. » [20] ; « Le vrai mot ils ne le trouveront pas. Le seul mot qui n’est pas dans leur vocabulaire parce qu’il n’est pas dans leur vie : libre. » [21]

La pensée de l’héroïne reste constante. Le loup ou l’érable jouent tous les deux pour elle un rôle primordial. Elle jouit de son monde puisqu’elle est capable de traverser d’un temps à l’autre : apparaître et disparaître. Cette histoire recèle néanmoins une multitude d’éléments contradictoires :

- L’enfant est en même temps un symbole du début et de la fin pour l’héroïne : « Dépêche-toi de grandir. Meurs et laisse- nous entre nous. L’enfance est comme un cœur dont les battements trop rapides effraient. » [22]

-son avis aussi sur la mort est bien différent de ce que l’on pourrait penser : « Mourir doit ressembler à ça : nager dans le noir et que personne ne vous appelle. Je ne meurs pas, j’attrape un rhume et je rentre au cirque avec les yeux gonflés et le nez rouge. » [23], et ce, alors qu’elle pense que « La vie est un cadeau dont je défais les ficelles chaque matin, au réveil. » [24] D’autre part, elle prétend que « La vie ressemble au cours de l’eau d’une rivière. » [25]

- Elle définit l’amour de plusieurs façons : « L’amour fait un cercle comme celui du cirque, tapissé de sciure, doux aux pieds nus, lumineux sous la toile rouge gonflée de vent. » [26] ; « … l’amour est une pièce minuscule dans laquelle j’entrerai au bout de ces trois ans… » [27]

Par conséquent, il apparaît que le rôle de Bobin est d’embellir les différences dont on ne s’occupe pas d’habitude. Il veut nous dire que tous les hommes sont théoriquement différents et qu’en réalité, ils sont fous. Il nous nourrit ainsi de ses opinions variées sous le nom de « folie ». L’héroïne de La folle allure est presque seule face à la société, livrée à ses pensées, et s’enfuit du début à la fin du livre. On n’arrive jamais à reconnaître son vrai nom. Elle nous conduit dans ses luttes intérieures, de la petite fille dormant contre un loup à la jeune femme se dévouant à sa « grand-mère » [28]. Elle parle constamment de notions générales telles que l’amour, l’enfance, la vie et la mort ; une série de leitmotivs. Tout comme Bobin qui considère lui-même l’écriture comme un traitement, son héroïne semble enseigner à son lecteur. En bref, Lucie ressemble à la missionnaire d’une sorte de mysticisme contemporain qui sacralise la vie sans les malheurs et les catastrophes.

Christian Bobin peut être considéré comme un écrivain spirituel à l’instar de Paul Claudel, qui considère la littérature à partir d’une vision humaine et spirituelle. Il considère le poème comme un antidote pour l’esprit de l’homme. L’imagination, les jeux lexicaux, les lexiques harmonieux et les phrases courtes et significatives caractérisent son style.

En Iran, les œuvres de Christian Bobin ont connu un certain succès durant les années 2000, surtout parmi la jeune génération. Les lecteurs iraniens considèrent son écriture comme étant de la poésie en prose. Certaines de ses œuvres comme Le Très Bas et La folle allure ont été vendues en peu de temps malgré leur tirage élevé. Et comme lien ultime, dans La lumière du monde, Bobin reconnaît en Mowlânâ Jalâleddin Rumi le poète des poètes.

* Maître de conférences à l’Université Azâd Islamique, Unité des Sciences et des Recherches de Téhéran.

** Titulaire d’un master de traduction française de l’Université Azâd Islamique, Unité des Sciences et des Recherches de Téhéran.

Notes

[1La folle allure, Gallimard, 1995.

[2Éditions Arfuyen, 1991.

[3Née à Saint-Claude, Jura, le 29 septembre 1952, de son vrai nom, Maximine Lagier-Durand, est une poétesse et écrivaine française également auteure de plusieurs traductions.

[4Né en 1954 à Paris, c’est un écrivain français. Les autres œuvres sont Tina, L’amour infini de René Char, Seuls les vivants meurent, Le Rendez-vous, etc.

[5Éditions de l’Envol, 1992.

[6Éditions Deyrolle, 1994.

[7Quatrième de couverture de La folle allure, Gallimard, 1995.

[8Haft Ketâb (Les Sept Livres), recueil de poèmes de Sohrâb Sepehri, 1367, Téhéran.

[10La folle allure, Gallimard, 1995, p. 43.

[11Ibid., p. 53.

[13La folle allure, Gallimard, 1995, p. 49.

[16Ibid.

[18La folle allure, Gallimard, 1995, p. 48.

[19Ibid., p. 101.

[20Ibid., p. 102.

[21Ibid., p. 32.

[22Ibid.

[23Ibid., p. 48.

[24Geai, Gallimard, 1998.

[26La folle allure, Gallimard, 1995, p. 26.

[27Ibid., p. 128.


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