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Le Mariage forcé
Soirées théâtrales à Téhéran dans la langue de Molière
Reportage de
Mise en scène :
Dârioush Moaddabiân
Assistant de mise en scène :
Hamid-Rezâ Shairi
Distribution des rôles :
Sganarelle, futur époux de Dorimène (Dâvoud Nejâti)
Géronimo, ami de Sganarelle (Mohammad Karimiân)
Dorimène, jeune coquette, promise à Sganarelle (Minâ Doroudiân)
Pancrace, docteur aristotélicien (Hamid-Rezâ Shairi)
Marphurius, docteur pyrrhonien (Hamid-Rezâ Shairi)
Alcantor, père de Dorimène (Dârioush Moaddabiân)
Alcidas, frère de Dorimène (Sâmân Mohammadi)
Lycaste, amant de Dorimène (Râmtin Ebâdi)
Les égyptiennes (Zahrâ Assadzâdeh, Marziyeh Farahâni, Fâtemeh Youssefi)
et
Conteur (Dârioush Moaddabiân)
Musique (d’après l’œuvre de Marc-Antoine Charpentier, 1672) :
Mehrdâd Behzâd, Mahboubeh Behzâd, Bahâreh Behzâd
Du 28 janvier au 7 février 2014, Téhéran
Théâtre Irânshahr (salle Nâzerzâdeh)
Tâlâr Vahdat (Salle Roudaki)
Comédie-ballet en un acte et en prose de Molière et Lully (1664)
- Sganarelle, un barbon de 53 ans, s’est mis en tête d’épouser la jeune coquette Dorimène, fille du seigneur Alcantor. Le mariage doit avoir lieu le soir même. Il en parle à son ami Géronimo qui se moque de lui, mais ne parvient pas à le dissuader de ce projet insensé. Sganarelle semble être résolu à le faire, mais les choses ne vont pas tarder à se gâter. Les spectateurs vont certainement en rire : « Ce mariage doit être heureux, car il donne de la joie à tout le monde, et je fais rire tous ceux à qui j’en parle. » (Scène Ière)
- Sganarelle rencontre sa jeune promise. Dorimène lui parle de son goût pour toutes les choses de plaisir. Mais elle commence à faire peur à son futur époux, en disant : « Vous ne serez point de ces maris incommodes qui veulent que leurs femmes vivent comme des loups-garous. » (Scène II)
- Sganarelle a soudain des scrupules. Géronimo lui suggère de demander conseil à ses sages voisins, Pancrace et Marphurius, deux philosophes pas comme les autres. (Scène III).
- Le premier, docteur aristotélicien, n’écoute point Sganarelle. Ce dernier ne sait même pas lui parler de quelle langue et à quelle oreille : « Cette oreille-ci est destinée pour les langues scientifiques et étrangères, et l’autre est pour la vulgaire et la maternelle », lui dit Pancrace (Scène IV).
- Le second philosophe, Marphurius, est un docteur sceptique, adepte de Pyrrhon. Il ne peut répondre que « oui et non » à la question de savoir si Sganarelle doit se marier. Les répliques sont moliéresques :
« - Mais que feriez-vous, si vous étiez en ma place ?
- Je ne sais.
- Que me conseillez-vous de faire ?
- Ce qui vous plaira.
- J’enrage !
- Je m’en lave les mains. » (Scène V)
- Les Égyptiennes entrent sur la scène en chantant et dansant. Sganarelle leur donne quelques pièces pour qu’elles présagent une suite heureuse à son mariage. Mais leur présage éveille en lui un doute quant à la fidélité de sa future épouse :
1ère Égyptienne : Tu épouseras une femme gentille.
2e Égyptienne : Oui, une femme qui sera chérie et aimée de tout le monde.
1ère Égyptienne : Une femme qui te fera beaucoup d’amis.
2e Égyptienne : Une femme qui te donnera une grande réputation ! (Scène VI)
- Le doute se confirme : Sganarelle surprend sa promise en conversation avec son amant, Lycaste. Il entend la jeune fille dire à son amant qu’elle n’épousera le vieux baron que pour sa fortune. « Me voilà tout à fait dégoûté de mon mariage », se dit Sganarelle. (Scène VII)
- Il décide de dégager sa parole et se débarrasser de cette affaire. « Je veux imiter mon père, et tous ceux de ma race, qui ne se sont jamais voulu marier », dit-il à Alcantor, père de Dorimène. (Scène VIII)
- Mais survient alors Alcidas, frère de la jeune fille, qui prétend que le mariage doit se faire pour éviter un déshonneur public. Il provoque Sganarelle en duel, puis le bâtonne jusqu’à ce qu’il accepte d’épouser Dorimène. (Scènes IX et X) [1]
Depuis le XVIIe siècle, Molière (1622-1673) reste l’auteur dramatique français le plus joué en France et dans le monde. L’œuvre de ce grand dramaturge et brillant acteur occupe une place notable dans la littérature française. Il a eu, d’ailleurs, une si grande influence sur la langue française moderne que celle-ci est parfois nommée « la langue de Molière ».
L’œuvre de Molière est celle d’un auteur au génie universel. Allant au-delà de la France et de la francophonie, cette œuvre est traduite et jouée dans toutes les langues. Sur les scènes des cinq continents où sont jouées les pièces de Molière, les couleurs et les accents changent, mais Molière est toujours là : toutes les générations semblent y retrouver leurs sensibilités contemporaines.
Comme beaucoup d’auteurs « classiques » de son époque, Molière était considéré comme un peintre de la « nature humaine ». « L’homme se sent attiré à rechercher le bien correspondant à sa nature », écrivait le philosophe médiéval, Thomas d’Aquin (1224-1274). Cependant, il nous semble que Molière ne croyait qu’à demi à ce concept optimiste et heureux de l’homme tendant « naturellement » vers le bien. Dans la description des mœurs de son temps (surtout de la bourgeoisie ou de la petite noblesse), Molière présente l’homme comme un être faible qui peut à tout moment perdre la raison (à 53 ans, comme Sganarelle) et se laisser porter par toutes les folies. Molière fait rire de ses héros ridicules pour les punir, la grande fonction morale de la comédie de son temps étant la « correction des mœurs ». Pourtant, l’auteur se démarque des grands moralistes de son époque comme Pascal (1623-1662) ou La Rochefoucauld (1613-1680), car Molière ne théorise pas, et préfère demeurer dans sa position d’observateur indulgent et amusé pour regarder l’évolution de ces personnages « faibles » qui ressemblent à tout le monde. Et tout le monde s’y retrouve un peu en toute bonne foi. [2]
Une adaptation du Mariage forcé de Molière a été présentée au Théâtre Irânshahr (salle Nâzerzâdeh, les 28 et 29 janvier) et au Tâlâr Vahdat (salle Roudaki, du 30 janvier au 7 février), alors que la capitale iranienne célébrait le 35e anniversaire de la victoire de la Révolution islamique avec plusieurs événements artistiques dont le Festival international du théâtre de Fajr. La première représentation de cette pièce, jouée en français le 29 janvier 2014, coïncidait également jour pour jour avec le 350e anniversaire de la première représentation de la pièce « au Louvre, par ordre de sa Majesté, le 29 du mois de janvier 1664 par la Troupe de Monsieur, Frère Unique du Roi ». [3]
Dans cette adaptation, un nouvel élément attire immédiatement l’attention des amateurs de Molière. Le metteur en scène, Dârioush Moaddabiân, explique l’élément qui « iranise » cette adaptation du Mariage forcé : « Nous y avons introduit un conteur - dont je joue le rôle moi-même - qui prend la parole par intervalles pour raconter en persan ce qui se passe sur scène. » [4]
La présence de ce nouveau personnage - absent dans le texte original - s’explique par le souci d’informer les spectateurs non francophones. Mais il devient aussi un élément de mise en scène, car il crée un effet de style : le conteur - selon la tradition du spectacle iranien - ne raconte pas uniquement les événements qui se passent sur scène, mais s’adresse directement aux spectateurs sur le modèle des conteurs (naghâl) du Shâhnâmeh (Livre des Rois), pour commenter les événements. En outre, comme le maître-conteur du ta’zieh (drame religieux iranien), le conteur tourne autour de la scène, intervient tantôt pour « diriger » les acteurs, tantôt pour « corriger » les musiciens.
Les spectateurs ont également eu l’occasion d’entendre Dârioush Moaddabiân parler français, car changeant son déguisement, le « conteur » a aussi joué le rôle d’Alcantor. Acteur, metteur en scène, scénariste et traducteur, Dârioush Moaddabiân a une longue carrière d’enseignement du théâtre. Diplômé de la Faculté des Arts dramatiques à Téhéran, il a poursuivi ses études à la Sorbonne dans les années 1980. « Avant cette nouvelle adaptation du Mariage forcé, j’ai déjà travaillé sur plusieurs pièces de Molière. Molière est le représentant par excellence d’un genre comique dont nous sommes tous redevables dans l’histoire du théâtre moderne d’Iran. Ce théâtre moderne iranien a commencé d’exister il y a 200 ans avec des traductions et des adaptations d’œuvres de Molière », dit M. Moaddabiân. [5]
Le metteur en scène fait allusion à l’adaptation en persan du Mariage forcé il y a près de 130 ans par Mohammad Tâher Tabrizi. Ce dernier était le directeur du journal Akhtar, l’un des premiers journaux en langue persane, publié à Istanbul de 1876 à 1895. Ce journal publiait les nouvelles des pièces jouées dans la capitale ottomane et des articles sur les arts dramatiques pour familiariser son public persanophone avec le théâtre moderne.
Les premières pièces de théâtre en langue persane datent des dernières années du XIXe siècle, avant la Révolution constitutionnelle (1905-1911). Mais l’art dramatique moderne avait déjà commencé son aventure en Iran sous forme d’adaptations d’œuvres dramatiques européennes, surtout françaises. Les voyages en Europe de Nâssereddin Shâh (roi d’Iran de 1848 à 1896) ont constitué sans doute un point de départ dans l’histoire du théâtre moderne iranien. Le roi voyagea trois fois en Europe (1873, 1878 et 1889). Admirateur des salles de théâtre des grandes villes européennes, il donna l’ordre de fonder une très grande salle de spectacle tout près du palais royal du Golestân. Cet amphithéâtre dont le plan architectural s’est inspiré - selon certaines sources - du Royal Albert Hall (1871) de la Londres victorienne, aurait été destiné dans un premier temps aux spectacles profanes, mais avant la fin des travaux de construction, il changea de fonction par nécessité ou pour des raisons sociales et culturelles pour devenir le tekieh dowlat, un lieu de cérémonies et de spectacles religieux (ta’zieh).
Cette première tentative du roi pour créer un centre de spectacle échoua, mais l’école Dâr-ol-Fonoun (École polytechnique, fondée en 1851), première institution d’études supérieures modernes en Iran, prit le relais. Une petite salle de spectacle fut construite à côté de l’école en 1885. Ali Akbar Mozzayen-od-Dowleh (1843-1932), professeur de peinture et de musique à Dâr-ol-Fonoun, fut nommé directeur du théâtre de l’école. Ce dernier, qui avait fait des études de peinture à Paris, se mit à traduire des pièces de théâtre françaises qu’il adaptait au goût de l’époque pour les présenter sur scène.
Évidemment, le nom de Molière figurait en tête de son répertoire : la première pièce de Molière qu’il mit en scène aurait été Le Mariage forcé selon les uns, Le médecin malgré lui selon les autres. [6] Molière est donc l’auteur des premières pièces modernes dont des adaptations furent mises en scène en Iran. Le génie français fut également la source d’inspiration des premiers auteurs dramatiques iraniens. Fath-Ali Akhoundzâdeh (Akhoundov) (1812-1878) est un autre représentant de ce courant de traduction et d’adaptation théâtrale. D’origine azérie, Akhoundzâdeh nous a donné six comédies en turc traduites en persan par Ja’far Gharajeh-Dâghi. Son Histoire du grigou (L’Avare) fut publiée en 1874 à Téhéran.
Pour cette adaptation du Mariage forcé, le metteur en scène, Dârioush Moaddabiân, a travaillé avec le « Groupe du théâtre français » formé en 1997 par M. Hamid-Rezâ Shairi. Les membres de ce groupe sont de jeunes étudiantes et étudiants en langue et littérature françaises. Il compte à son actif la représentation d’une dizaine de pièces en français.
Professeur de sémiologie à l’Université Tarbiat Modares (Téhéran), Hamid-Rezâ Shairi est l’auteur de nombreux ouvrages et articles consacrés à l’analyse sémiologique du discours. Au fil des années, il a étendu ses recherches vers l’analyse des arts : peinture, sculpture, photographie, caricature, calligraphie, cinéma, théâtre, publicité… [7] La formation du « Groupe du théâtre français » a été pour lui et ses collaborateurs l’occasion de passer aussi de l’analyse des arts à la pratique du théâtre.
Depuis près de seize ans, cette unique troupe théâtrale francophone de l’Iran améliore ses performances dans l’ensemble des genres et des registres : de la tragédie à la comédie, des auteurs classiques aux modernes, notamment : Oreste d’Euripide (Université Tarbiat Modares, 1997), Le Bourgeois gentilhomme de Molière (Théâtre Shahr, 1999), Bonjour l’an 2001 de H.-R. Shairi (Maison de la culture d’Arasbârân, 2001), Le retour de l’étranger (Maison de la culture, 2003), Le Médecin malgré lui de Molière (Maison de la culture de Niâvarân, 2005), Le caillou de monsieur Pierre de Pierre-Yves Millot (Maison de la culture de Niâvarân, 2008) et Le Mariage forcé de Molière (Tâlâr Vahdat, 2014). En 2005, la troupe a été invitée en France pour présenter Le Médecin malgré lui au festival « Le Mois Molière », événement annuel de théâtre et de musique, organisé tous les ans du 1er au 30 juin par la ville de Versailles depuis 1996. « Pendant ces années, de nombreux étudiantes et étudiants en langue et littérature françaises ont collaboré avec le groupe. Certains d’entre eux nous ont accompagnés jusqu’à aujourd’hui, comme Mme Marziyeh Farahâni, Mme Zahrâ Assadzâdeh et M. Dâvoud Nejâti qui a joué le rôle de Sganarelle », a souligné M. Shairi.
Diplômé de l’Université Shahid Beheshti (Téhéran) en littérature française, Hamid-Rezâ Shairi a poursuivi ses études à Limoges (France) dans les années 1990. Evidemment passionné par le théâtre, il explique ainsi les raisons de son intérêt pour l’adaptation des pièces de théâtre en langue française : « Pour moi, ce travail théâtral est un instrument au service de plusieurs objectifs. Il s’agit d’abord d’un outil pragmatique pour adapter l’enseignement de la langue étrangère - ici, le français - à l’action sur le réel. Autrement dit, le théâtre est susceptible de fournir aux apprenants d’une langue étrangère une magnifique application pratique. Mais le théâtre n’est pas seulement un outil pédagogique. L’art dramatique est aussi une source de plaisir esthétique, partagé par les acteurs et les spectateurs. »
Le Dr. Shairi évoque aussi la dimension sociale de l’activité dramatique : « L’adaptation d’une pièce étant un travail collectif, les membres du groupe s’y engagent avec un esprit d’équipe qui leur donne le sentiment de faire corps, et qui les sort du cadre isolé et individuel de la vie quotidienne. » Il est évident que le directeur d’une troupe joue un rôle essentiel pour créer et consolider cet esprit de travail collectif. En outre, la troupe établit des liens avec le public au travers du « quatrième mur », et l’activité dramatique prend une dimension sociale à proprement parler.
Dans ce sens, le « Groupe du théâtre français » et son directeur et metteur en scène, Hamid-Rezâ Shairi, ont suivi, avec pragmatisme, un itinéraire bien précis qui les conduit du cadre universitaire au cadre urbain. Depuis 1997 et à des intervalles plus ou moins réguliers de deux ans (malgré une rupture de quatre ans, 2009-2013), ce groupe théâtral sort du campus et apparaît dans les salles de théâtre de la ville pour offrir aux amateurs de l’art dramatique et aux francophones de la capitale l’occasion d’assister à des spectacles dans la langue de Molière.