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Parler d’un photographe et de la photo dans une revue iranienne, c’est parler aussi d’un art qui occupe la place d’un art majeur dans l’histoire contemporaine de l’Iran. Un art qui, outre ce qui le caractérise, et la photo iranienne a bien ses propres caractéristiques, vit en dialogue permanent avec la photo du monde. Car la photo étant image est l’un de ces arts qui voyage tellement aisément sur la toile qu’elle ne saurait échapper aux échanges avec celle du monde.
Henri Cartier Bresson est l’un des photographes mondialement connu, essentiellement pour son œuvre, si caractéristique, en noir et blanc. Pour autant, à voir une partie significative de cette œuvre exposée au Centre Pompidou, il me semble que l’œil de Cartier-Bresson, placé derrière le viseur de l’appareil photo, était avant tout un œil de peintre. Peintre, il fut, avant de devenir photographe, peintre il décida de redevenir, presque exclusivement, après sa longue carrière dans la photo. Certes, il ne fut pas un très grand peintre, en témoignent les œuvres de jeunesse, en témoignent les œuvres tardives où d’ailleurs il est davantage question de dessin que de peinture. Dessin que l’on peut, pour le situer, rapprocher de celui de Giacometti. Et là, Cartier-Bresson pratique un dessin au trait, un trait qui revient sur lui-même, encore et encore, pour tenter de dire… le visible, le ressenti, l’indicible par les mots. Donc un dessin irremplaçable pour Cartier-Bresson, car probable seule solution pour dire, décrire ainsi les êtres et les choses. Mais peu importe que le travail de peintre et de dessinateur de Cartier-Bresson ne soit point extraordinaire, ce qui compte dans le cadre général de son œuvre, c’est cet œil de peintre, cette manière de pratiquer une photo tellement picturale, bien qu’en noir et blanc. Mais dire noir et blanc c’est mal dire les choses, car on peut comprendre « seulement » en noir et blanc, alors qu’ici, dans la photo de Cartier-Bresson, il y tant et tant de teintes, de valeurs entre ces deux pôles. L’organisation banalement chronologique de l’accrochage de cette exposition permet au visiteur un peu averti en matière d’arts visuels de « lire » l’œuvre photographique compte tenu de cet œil de peintre, à l’affut derrière l’objectif. Car ce regard de peintre n’est évidemment pas celui d’un photographe qui n’aurait eu de pratique ni de la peinture, ni du dessin.
Ainsi la visite de l’exposition, celle que j’ai faite, malgré des espaces trop étroits pour drainer avec fluidité le très grand nombre de visiteurs, avec pour à priori le fait que le photographe est un peintre, implique une vision spécifique des tirages exposés ; autre vision que sous l’angle proposé dans cet accrochage, successivement anecdotique, historique, technico-photographique, social, politique. Tout cela est ainsi relégué en arrière-plan pour que le regard porté sur l’œuvre, sur les œuvres, se consacre avant tout à voir une œuvre plastique sinon réellement picturale. Car la photo, celle-ci, par exemple, est avant tout œuvre plastique, aux prises avec ce qu’impose la machine, l’appareil, avec ce qu’induit le tirage, et avec ce fameux, indéfinissable et insaisissable réel. Alors il est un peu dommage qu’à un parcours chronologique imposé s’ajoutent ces cartels et autres textes si sèchement informatifs et laconiques, en un discours convenu et passe partout ; en effet, il y a tant de beaux textes qui ont été écrits sur Cartier-Bresson !
Le parcours chronologique permet de suivre les développements de la carrière de Cartier-Bresson, de comprendre la curiosité « naturelle » de celui qui deviendra l’un des grands reporters de sa génération et cofondera l’agence Magnum, curiosité dont témoignent ces lieux transposés en images : Florence, Madrid, Valence, Mexico, New-York, Moscou, Cuba. En même temps, cette curiosité pour les êtres et les choses du monde, ou plutôt pour les êtres dans le monde, cette diversité des lieux et des époques dans l’histoire, laisse transparaître un peu curieusement un sentiment de toujours-déjà dit, déjà vu. Serait-ce que Cartier-Bresson parcourt le monde à la recherche du même ? Serait-ce que tout était déjà dit dès le début de sa carrière ? Car finalement les thèmes de Cartier Bresson sont en nombre restreint et mettent en scène une humanité universelle, de ces gens le plus souvent simples, ou quelquefois célèbres, dans leur vie de tous les jours, au travail, en vacances, dans leur extrême dénuement ou leur splendeur. Ce que Cartier-Bresson piège avec sa petite machine, c’est l’humanité telle qu’en elle-même et toujours même, que ce soit en Amérique ou en Russie, en Espagne ou à Paris, humanité dans sa vie à la fois si rude et si rayonnante : ici l’un de ces êtres atteint d’extrême pauvreté et rivé au sol ou là, tel autre, artiste ou savant, prouve, à l’opposé du premier, que l’humanité n’est ni seulement l’un ni seulement l’autre.
La photo de Cartier-Bresson n’est pas réductible à ses thèmes, à son engagement dans le parti communiste, à son soutien apporté aux républicains espagnols, à son regard malicieux sur la royauté d’Angleterre, lorsqu’il ne photographie que les spectateurs du couronnement de Georges VI, à son attrait pour la composition géométrique. Car la photo de Cartier-Bresson est picturale en ce sens qu’elle doit s’apprécier comme une peinture en camaïeux, ceux-ci pris entre l’extrême noir et une infinie variété de blancs, selon la nature du papier du tirage, son grain, sa texture, son tissé, selon le format également, même si les tirages sont presque toujours de petites dimensions. Il y a donc cette palette particulière et personnelle issue à la fois du noir et du blanc et de la lumière travaillée par le photographe, et il y a ces compositions de l’image, souvent, mais pas exclusivement géométriques. Ainsi Cartier-Bresson a beaucoup composé en s’aidant de la géométrie du lieu, de la géométrie du bâti, avec ses ombres propres ou portées, avec la géométrie déjà-là des constructions métalliques et mécaniques, et avec la perspective traditionnelle, celle dont la photo a hérité de la peinture et des architectes de la Renaissance italienne. Mais il y a également cette géométrie qu’invente le photographe, avec la plongée, notamment, sur des rues quelque part en Italie, celle qu’il capture, lorsqu’elle se révèle soudain dans l’objectif. Evidemment, on peut chercher des affinités avec l’histoire de la peinture et les arts de la géométrie. L’exposition insiste sur les rapports de Cartier-Bresson avec le Surréalisme. Certes, il a eu ces rencontres, ces amis et ces fréquentations du milieu de l’art lors de l’apothéose du Surréalisme. Pour autant, pas davantage que pour Picasso, le Surréalisme n’a radicalement orienté Cartier-Bresson, juste un passage. Au-delà de la géométrie, la photo de Cartier Bresson, dans sa dimension plastique, cueille aussi et bien volontiers l’informe, celui des méandres des rivières, celui de l’eau, par exemple. Peut-être grâce, à cause de la peinture qui, sur la scène artistique dans laquelle se mouvait Cartier-Bresson, fut également informelle, anti-géométrique, expressive, sinon expressionniste.
Si cette photo de Cartier-Bresson est picturale, plus ou moins géométrique ou informelle, selon ses moments et occasions - celle des parcours du photographe -, elle est aussi « abstraite », non pas en ce sens qu’elle serait extraite du réel, mais en ce sens où les formes représentées existent plastiquement en tant que formes concrètes données à voir, indépendamment de ce à quoi elles renvoient dans le monde visible. Telle photo, par exemple, se laisse « lire » comme construite avant tout par des formes issues des opérations successives qui constituent la photo, formes que l’on voit arrêtées sur le papier. Tel mur de pierres sèches, telle ombre, tel champ blanc surexposé ponctué de points sombres (des cailloux), ne se lisent plus comme choses du monde mais comme formes débarrassées de ce qu’elles sont et signifient dans l’espace et le temps réels.
Ces personnages photographiés en nombre infini, figés là définitivement, personnages à jamais disparus, sont majoritairement des gens simples et leurs activités ne relèvent d’aucun exploit, d’aucune performance extraordinaire. Là, ils attendent, comme les hommes peuvent attendre, c’est-à-dire rien ou que passe le temps. Là ils sont au travail, à la pêche au bord d’une rivière, ils sautent une flaque d’eau, ils passent, bavardent, manifestent, badauds quelquefois… Mais que ce soit sur les hommes ou sur les choses, le regard de Cartier-Bresson est un regard amoureux, pas un regard émerveillé, ni un regard innocent, car il est le regard constructeur d’une fiction ancrée dans le réel d’un moment toujours-déjà aboli. La photo est une fiction, toujours, même dans le cas de la photo de reportage. Et ce qui baigne cette œuvre photographique, c’est justement cet amour des êtres et des choses, amour qui conduit chacune des photos à être à la fois œuvre ou chef d’œuvre et offrande en tant qu’objet lui-même réel, dans un certain rapport à l’autre réel, celui qu’a à peine effleuré Cartier-Bresson. Le temps de l’émotion qui induit le déclic, la prise de vue, le vol d’un peu de ce réel.
C’est une autre photo, une autre qualité de photo dont il est question ici. Cartier-Bresson fut très engagé politiquement et son travail de reporter, lié à cet engagement pour les idéologies marxistes, au parti communiste, qui est à la fois très important et indissociable de son œuvre. Ce regard amoureux porté sur l’humanité ne se résume pas à un parti-pris esthétisant. Il est aussi amour d’idéaux comme la liberté et la justice. Alors Cartier-Bresson, en 1947, après son expérience de reporter pour l’armée, vers la fin de la Seconde Guerre mondiale, cofonde la coopérative Magnum Photos, parcourt le monde et opère sur les nombreux terrains des luttes conduites par les peuples. Evidemment avec la photo de reportage, la prise de vue est soumise à l’urgence, à l’instant plus que fugace où se peut saisir la scène qui résumera, à elle seule, l’essentiel de l’événement. En fait, l’une des questions que pose la photo de reportage chez Cartier-Bresson porte sur ce qui la différencie vraiment de son œuvre qui ne serait pas de reportage. Car finalement, l’œuvre de Cartier-Bresson semble être avant tout une œuvre de reporter, lui qui n’a cessé de parcourir le monde et les continents, de l’Asie à l’Afrique, aux Amériques, à Cuba et aux moindres pays d’Europe. Dès lors, ce qui me semble faire la différence est cette urgence, cette immédiateté, propres à la nature du reportage sur les terrains des conflits, alors que pour l’autre œuvre, celle au jour le jour, les choses et les êtres sont là, pris dans une durée combinée à une lenteur, où tout est là comme pour toujours, pris dans une éternité, même si le temps passe, irréversible. Et puis, avec la photo de reportage, quelle qu’en soit la qualité, le côté documentaire et événementiel prime, attendu, espéré par le lecteur du média de publication. La photo de reportage est ainsi une photo où le sujet humain, par son action comme par ce dont il est victime, devient essentiel et prime sur cette plasticité, sur cette picturalité propres à la photo de Cartier-Bresson. Pour autant l’œuvre de reportage est indéniablement liée à l’œuvre générale de Cartier-Bresson, portée certes par l’émotion et la curiosité très légitimes que purent générer la mort de Gandhi, celle de Staline ou les événements de mai 68 en France.
Cartier-Bresson a côtoyé, collaboré avec Jean Renoir mais préalablement, durant une dizaine d’années, il a pratiqué lui-même le cinéma qu’il avait rapidement appris aux Etats-Unis à partir de 1935, dans un contexte un peu paradoxal ou du moins peu connu, qui est celui d’un modèle de cinéma soviétique. Il semble que Cartier-Bresson a trouvé dans le cinéma un outil efficace pour véhiculer les idées qu’il défendait.
Avec les années 70, Cartier-Bresson, malgré son immense notoriété, s’éloigne peu à peu de la photo ; il gère le corpus de son œuvre, les éditions, et il revient vers la peinture et davantage encore vers le dessin. Ce qui évidemment pose question après cette longue carrière de plusieurs décennies en tant que photographe. On sait qu’il a abandonné Magnum dont l’évolution ne lui convenait plus. Alors, entre ce qu’a pu dire Cartier-Bresson et ce qui n’est pas dit, qu’en est-il de ce quasi abandon de la photo et du retour au dessin ? Est-ce qu’il aurait eu le sentiment d’avoir tout dit avec le medium photo ? De n’avoir plus à dire quoi que ce soit qui corresponde à ses vœux en matière de création photographique ? Et puis, qu’en est-il vraiment du dessin en tant que médium part rapport à la photo comme autre médium ? Est-ce une question de fond qui porte sur la représentation du visible ? Une question qui met en jeu la mécanique de l’appareil photo et l’appareillage du regard du photographe ? La machine impose peu ou prou sa nature de machine et ses modes opératoires. Que trouva alors Cartier-Bresson qui le satisfasse davantage avec le dessin plutôt que dans la pratique de la photo ? Cette distance du trait qui reste trait lorsqu’il conte le visible ? Alors que la photo véhicule une croyance autre, celle de l’objectivité, un autre discours sur le visible et la réalité.