|
Le rapport de Donald Wilber, agent secret de la CIA, intitulé Le renversement du Premier ministre iranien Mossadegh, était d’une clarté étonnante : « Depuis la fin de 1952, il est clair que le gouvernement de Mossadegh ne cherche pas à comprendre les intérêts des pays occidentaux sur la question du pétrole. Sa présence au poste de Premier ministre aura pour résultat la consolidation de son pouvoir personnel, la prise de décisions politiques irresponsables basées sur les émotions, et l’affaiblissement du pouvoir du Shâh - outre ses relations avec le parti communiste Toudeh qui mettra l’Iran dans une position périlleuse en menaçant de le faire passer de l’autre côté du Rideau de fer. Si cela se produit, les Soviétiques célébreront leur victoire dans la Guerre froide et l’Occident subira une défaite terrible au Moyen-Orient. Le seul moyen de surmonter cette crise est de mener une opération secrète dont le plan est énoncé dans le présent document. »
Il semble aujourd’hui clair que « la politique fondée sur l’émotion » exprimait tout au plus le désir de l’Iran de mettre fin aux concessions britanniques qui, au moyen de la contraction de lourdes dettes et de pots de vin, avaient pris au piège un Shâh incompétent. Pour les compatriotes de Donald Wilber, les demandes de Mossadegh au sujet d’une répartition équitable des ressources minières et en hydrocarbures iraniennes ne génèrent qu’une froide irritation. De même, ils ne se sentent pas gênés par la contradiction entre leur supposée défense d’un triomphe mondial de la démocratie et le renversement d’un gouvernement démocratiquement élu, suivi de la restauration d’une monarchie absolue.
L’intérêt du rapport de Donald Wilber ne réside pas dans son aspect strictement narratif, mais en ce qu’il est un condensé de l’algorithme américain préparant, pendant un demi-siècle, la réalisation d’un ensemble de coups d’Etat dans différents pays du monde. Suite à ce plan et à son exécution triomphante en Iran, les agences de renseignement américaine et britannique seront si inspirées qu’elles mèneront quelques mois plus tard des opérations similaires au Guatemala, faisant de l’opération Ajax la base des révolutions de velours dans le monde.
Le plan préliminaire d’Ajax est réalisé en avril 1953, un plan détaillé est élaboré en mai et à la mi-juin, après l’échec éclair d’une première opération, le Royaume-Uni et les États-Unis se préparent pour opérer le renversement définitif du Premier ministre iranien. Le commandement de la mission est confié à Kermit Roosevelt. Surnommé Kim, il est le petit-fils du président Theodore Roosevelt et agent de la CIA. Ce choix paraît étrange au premier abord, tant Kim apparaît dénué de talent, d’autant plus que sa faiblesse crée un certain nombre de problèmes au début de l’opération. Le 19 juin 1953, Roosevelt arrive en Iran sous le nom de James Lockridge, établit des liaisons avec le centre de renseignement britannique à Téhéran et se met à fréquenter le beau-monde de la capitale avec l’intention de soudoyer les politiciens, les éditeurs de journaux, les généraux et divers malfrats. La corruption occupe dès le départ une place centrale dans cette opération, et une somme colossale pour l’époque y est donc consacrée : un million de dollars. L’ambassade de la Turquie est choisie par Kermit Roosevelt comme point de départ pour établir de hauts contacts et relations. Il y passe presque tout le mois de juillet. Au cours des déjeuners d’affaires et pendant les soirées ou les parties de tennis, Kim s’accointe donc avec du "beau monde".
Trois missions principales doivent être remplies par Kermit : préparer le général Fazlollâh Zâhedi à devenir le nouveau Premier ministre, faire endosser le coup d’Etat au Shâh Mohammad-Rezâ Pahlavi, et préparer l’opinion publique.
La plus facile s’avère être la première mission : pour des raisons purement idéologiques (il hait le communisme), Fazlollâh Zâhedi accepte de devenir Premier ministre et de se substituer à Mohammad Mossadegh. Il existe cependant des difficultés : en ardent patriote, le général Zâhedi déteste cordialement les Britanniques et leurs actions passées dans son pays natal. Lorsqu’en 1941, les Alliés forcent Rezâ Shâh à abdiquer en faveur de son fils et l’exilent à l’île Maurice, ils arrêtent également Fazlollâh Zâhedi et l’emmène en Palestine où il sera contraint de demeurer en résidence surveillée jusqu’à la fin de la guerre. Faut-il dès lors s’étonner que le général se félicite de la décision prise par Mossadegh de nationaliser le pétrole au mépris de la concession anglo-iranienne ? En tant que ministre de l’intérieur, Zâhedi a même brièvement servi le gouvernement. Toutefois, pour les experts occidentaux, sa haine du communisme et son hostilité personnelle à l’égard de Mossadegh suffisaient. En outre, le nouveau Premier ministre n’aura qu’un rôle purement protocolaire au lendemain du putsch ; le personnage principal sera le Shâh Mohammad-Rezâ Pahlavi.
Ironiquement, les plus grandes difficultés surgissent là où on s’y attend le moins. Bien qu’ils n’aient pas planifié une intervention directe du Shâh, les agents n’avaient pas prévu les problèmes dont ce dernier pouvait être à l’origine, lui à qui on n’avait demandé que de signer la consigne au sujet de la destitution de Mossadegh et l’investiture du nouveau Premier ministre. Que selon la Constitution iranienne, le Shâh n’ait pas le pouvoir de nommer le Premier ministre, uniquement élu par les députés de parlement, n’est pas ce qui inquiète ces hérauts de la démocratie que sont les Etats-Unis et le Royaume-Uni.
Contrairement aux attentes, le Shâh refuse de signer avant d’obtenir la garantie inconditionnelle que les gouvernements britanniques et américains ne l’abandonneront pas face à son peuple et son armée. L’inquiétude du Shâh se reflète notamment aux moments-clés de l’opération, où il aurait été pris, dit-on, d’une crise de panique dans son lit.
Le premier négociateur - ou plutôt négociatrice - de la CIA avec le Shâh est sa propre sœur, la princesse Ashraf Pahlavi. Il est décidé que le 10 juillet, l’agent britannique Darbyshire et celui de la CIA, Mead, la rencontrent à Paris. Au jour prévu, la princesse n’est pas à Paris et il faut alors cinq jours pour la localiser sur la Côte d’Azur. Au début, Ashraf refuse poliment de participer à l’opération. Cependant, Wilber écrit dans son rapport : « Il faut encore deux réunions avec les fonctionnaires pour que la princesse accepte d’accomplir ce que nous lui avons demandé. »
Le 25 juillet, la princesse Ashraf arrive à Téhéran. Elle se rend au palais royal et essaie de convaincre son frère que Mossadegh est l’ennemi du peuple, que Zâhedi en est au contraire le meilleur ami et que sans un ordre royal en faveur de celui-ci, l’Iran devrait dire adieu à tout avenir radieux. Irrité, le Shâh intime à sa sœur de ne plus s’immiscer dans des affaires qu’elle ne comprend pas. Ashraf révèle alors que l’initiative de cet ordre ne vient pas d’elle, mais des services de renseignement américain et britannique. Elle quitte ensuite l’Iran pour retourner à Paris.
Le Shâh ne s’est toujours pas décidé. C’est au tour du général Norman Schwartzkopf, ancien chef de la mission des gendarmes américains en Iran, apprécié et respecté par le Shâh, de le convaincre. Schwarzkopf lui rend visite dans son palais et lui présente le plan détaillé de l’opération. Il lui demande ensuite de signer l’ordre devant mener à l’abdication de Mossadegh et la désignation de Zâhedi. Il exige également que le Shâh fasse appel à l’armée pour préserver la monarchie et ne pas se laisser entraîner par la volonté du peuple. Le Shâh promet d’y penser après avoir reçu des Etats-Unis et de la Grande-Bretagne des garanties sur leur soutien direct dans ces opérations.
L’accord concernant ces garanties est diffusé à la BBC puis personnellement annoncé par le président Dwight Eisenhower. Il est convenu avec le Shâh que si, au moment de déclarer l’heure de minuit dans son émission en direct, à la place de l’expression traditionnelle : Il est minuit, la radio BBC diffuse la phrase Il est minuit précis, c’est que la garantie a été accordée. Le président américain ne fait pas preuve d’autant de tact : lors d’un discours prononcé le 4 août à Seattle au sein de l’assemblée des gouverneurs d’Etat, il met soudain le texte de son discours de côté pour déclarer que les États-Unis ne regarderont pas les bras croisés l’Iran sombrant de l’autre côté du Rideau de fer. Le Shâh exprime sa profonde satisfaction ainsi que son intention de signer l’ordre en question. Il part ensuite pour Râmsar, la résidence royale située sur les rives de la mer Caspienne. Il y reste six jours avant le début prévu du coup d’Etat.
Le monarque indécis est accueilli par la reine Sorayâ. Dans son rapport, Donald Wilber reconnaît avoir trouvé en elle une alliée inattendue défendant le projet américano-britannique. Le 13 août, le chef de la sécurité royale, le colonel Nasiri délivre depuis Râmsar l’ordre longtemps attendu au général Zâhedi. Tout est prêt pour le putsch.
Dans un laps de temps relativement court - six semaines -, Kermit Roosevelt a déployé des efforts colossaux pour soudoyer les membres du Parlement, les éditeurs et les journalistes de premier plan. D’après l’évaluation de Wilber, à la veille du coup d’Etat, plus de 80 % des journaux et magazines de la capitale avaient accepté de soutenir les putschistes. Chaque matin, au travers d’entretiens avec des députés mécontents de la politique de Mossadegh et des révélations scandaleuses au sujet de la vie « corrompue du Premier ministre et de ses collaborateurs », la presse tente de secouer l’opinion publique. La quasi-totalité de ces histoires étaient de la pure désinformation, soigneusement préparées par des écrivains à Langley (siège de la CIA) puis envoyées vers les bureaux de rédaction à Téhéran par valise diplomatique.
Les meilleurs faux-monnayeurs de Londres et de New York fabriquèrent des billets iraniens qui, une fois introduits dans le marché intérieur, produisent une inflation sans précédent.
Rien dans ces préparatifs n’est cependant comparable à la représentation théâtrale organisée par Wilber et jouée par des voyous et des mercenaires sur la principale rue du commerce de Téhéran, Lâlehzâr. Embauchés avec l’argent de Kermit Roosevelt par Wilber, qui organise également les scènes à jouer, ces voyous armés s’éparpillent dans les rues, brisent les vitrines, tabassent les passants et tirent dans les mosquées, criant dans la joie une phrase inoubliable : « Nous aimons Mossadegh et le communisme ! ». Quelques heures plus tard, les vrais partisans de Mossadegh ou des communistes descendent dans les rues et l’affrontement commence. Derrière ces manifestations de violence et de terreur se trouve bien sûr le petit-fils de l’ancien président américain. Tout se termine avec la victoire des mercenaires qui se rendent maîtres du centre de Téhéran pendant de nombreuses heures de carnage et de tirs. Le lendemain matin, les journaux de la ville s’empressent de dénoncer l’incapacité du gouvernement de Mossadegh à contrôler la ville et à assurer la sécurité de la population civile.
Il est difficile de croire qu’une opération aussi bien préparée ait abouti à un échec. Néanmoins, tel est le résultat de la première tentative de coup d’Etat, le 16 août 1953. Selon Kermit Roosevelt, l’échec de l’opération a pour cause non pas une fuite d’informations (d’après le chef de l’état-major de Mossadegh, le général Riâhi, il avait été informé du coup d’Etat prévu pour minuit dès cinq heures du soir précédent), mais l’incapacité totale du général Zâhedi de prendre des mesures décisives. « Nous avons dû faire tous les efforts pour expliquer aux Persans bavards et souvent illogiques les actions concrètes que l’on exige de chacun d’eux », écrit Donald Wilber dans son rapport.
Il n’est pas difficile d’imaginer la frustration de l’espion américain face à un tel échec et ce après plusieurs mois de travail. Le 16 août 1953, à une heure du matin, le colonel Namiri, chef de la garde royale, accompagné de quatre camions de soldats, de deux jeeps et d’un transporteur de troupes blindé, se rend à la demeure du Premier ministre pour lui remettre l’ordre royal lui intimant de démissionner. Il déclare plus tard avoir remis la lettre à Mohammad Mossadegh juste avant d’être arrêté et désarmé par une unité militaire dirigée par le lieutenant-colonel Zand-Karimi, arrestation qui permet de couvrir les conspirateurs militaires.
L’échec de l’opération Ajax est une véritable catastrophe : Namiri est arrêté, le Shâh s’enfuit immédiatement à Bagdad puis à Rome et juge impossible, lors d’une interview, de rentrer chez lui dans un avenir prochain ; le général Zâhedi plonge dans une profonde dépression et ses collaborateurs les plus proches se réfugient dans des abris souterrains. La CIA, quant à elle, demande une évacuation immédiate des principaux agents engagés dans cette opération.
Le refus de Kermit Roosevelt d’exécuter le dernier ordre consistant à mettre un terme à l’opération confirme l’hypothèse sur ses relations particulières avec l’Angleterre. Il apparaît alors être motivé par le fait de prouver que l’échec de l’opération ne procède pas de ses propres préparations, mais de son exécution par des marionnettes iraniennes incompétentes. Sa décision de refuser d’obéir et de prendre l’initiative d’organiser un second plan, est bien évidemment mal reçue par ses supérieurs. Kermit Roosevelt est dans une position éminemment dangereuse, et ses motifs personnels peuvent avoir des conséquences désastreuses sur sa carrière et sa vie si le second plan échoue également. La seule raison le poussant à courir un tel risque est alors peut-être de vouloir lutter contre l’expansion du communisme au niveau mondial. Et dans ce sens, protéger les intérêts de l’Empire britannique est de première importance.
Quoi qu’il en soit, durant les trois jours suivant, c’est-à-dire les 16, 17 et 18 août, Kermit Roosevelt et ses camarades mènent l’opération Ajax jusqu’au bout. Ils réussissent à renverser Mossadegh, permettant à Zâhedi d’être nommé au poste du Premier ministre et assurant au Shâh un retour triomphal.
Juste après le coup d’Etat, une manifestation favorable au Shâh, constituée d’une masse de travailleurs tenant leur salaire dans leur main, a lieu dans les rues de Téhéran. Les gens marchent en tenue de fête (une fois payés). Beaucoup d’entre eux ne devinent même pas le sens de cette manifestation.
Le général Zâhedi, debout sur un char, lance un appel à la nation. Un autre groupe de manifestants est tout près du parlement où les députés achetés arrosent les microphones d’abondants discours, exhortant le Shâh à revenir et à punir le traître et perfide Mossadegh. Un troisième groupe de personnes vient directement de la maison du Premier ministre.
Des soldats dirigés par Zâhedi vont à leur rencontre, tirant d’abord en l’air, puis dans la foule. Quelqu’un crie : « A bas Mossadegh le criminel sanguinaire ! », la foule se disperse dans une débandade totale. Parmi les souffleurs du centre de renseignement britannique, un animateur de radio inconnu aboie bruyamment : « Damnés soient les satrapes de Mossadegh qui tirent sur leur propre peuple ! »
Dans la soirée du 19 août, la résidence de Mossadegh est jonchée de plus d’une centaine de cadavres, et plus de deux cents personnes sont assassinées dans la capitale. La maison du Premier ministre est entourée par les chars et incendiée. Celui qui a été choisi hier par le peuple et acclamé en héros de la nation, Mohammad Mossadegh, est remis au bon vouloir des gagnants. Il est jugé et condamné pour trahison (!) à trois ans de prison. Après sa libération et jusqu’à sa mort en 1967, il reste assigné à résidence.
Le 22 août, ébahi par ce succès inattendu et toujours désorienté quant à cette "victoire", le Shâh Mohammad-Rezâ Pahlavi rentre en Iran. A son arrivée, il déclare aux reporters : « Mon peuple a démontré sa fidélité à la monarchie, et deux ans et demi de fausse propagande ne l’ont pas détourné de moi. Mon pays ne veut pas des communistes et garde sa loyauté à mon égard. » A Kermit Roosevelt, il dit : « Mon trône, je le dois à Dieu, à mon peuple, à mon armée et à vous ».
Très vite, la vie en Iran regagne sa dignité dans le sens où on l’entend en Occident : l’Anglo-Persian Oil Company, rebaptisée British Petroleum, partage l’or noir iranien d’abord avec les Américains, puis d’autres, dont les Néerlandais et les Français, attirés par de généreuses concessions. Le Shâh, secoué par ces événements, crée, cette fois fermement, une police secrète, la Sâvâk, qui est l’instrument d’une répression sans précédent des dissidents. Le peuple iranien déplore amèrement le départ de l’équitable Mohammad Mossadegh et se choisit un nouveau défenseur, l’incorruptible et fidèle à ses principes l’Ayatollâh Rouhollâh Khomeiny.
Bibliographie :
Ahmadi Hamid, Asrâr-e koudetâ (Les mystères du coup d’Etat), première édition, éd. Ney, 2000.
Fardoust Hossein, Zohour va soghout-e saltanat-e pahlavi (L’apparition et la chute de la dynastie Pahlavi), éd Ettelaat, Téhéran, 1991.
Katouziân Homâyoun, Mosaddegh va nabard-e qodrat (Mossadegh et la bataille pour le pouvoir), éd. Rassa, Téhéran, 1980.
Majalleh-ye târikh-e mo’âser-e irân (La revue de l’histoire contemporaine iranienne).
Woodhouse. C. M., Asrâr-e koudetâ-ye 28 mordâd (Le mystère du coup d’état du 1953), éd. Râhnamâ, Téhéran, 1985.