N° 101, avril 2014

L’influence de la franc-maçonnerie dans la Révolution constitutionnelle


Zahrâ Moussâkhâni


En 1905, la Perse est encore sous la domination de la dynastie qâdjâre, au pouvoir depuis 1781. Au cours de son règne, la Perse devient peu à peu la proie des politiques impérialistes russes et britanniques. Cette rivalité internationale affaiblit le pouvoir iranien et contribue à générer la déliquescence généralisée du pays. L’élite iranienne pense alors que la seule façon de sauver l’Iran d’une domination étrangère est de combattre le despotisme royal et d’établir un système démocratique, doté d’une Constitution jusqu’alors inexistante.

Le 5 avril 1906, après un an de révoltes populaires et de manifestations, Mozaffareddin Shâh (1896-1907) publie un édit royal autorisant la formation d’un Majless (parlement) national et la rédaction d’une Constitution. Le 6 août 1906, la première assemblée législative (appelée l’Assemblée nationale suprême) est formée pour préparer l’ouverture de la première session du Majless et rédiger les dispositions régissant l’élection des membres de ce parlement. Au cours des cinq premiers mois de la Révolution, les constitutionnalistes organisent des élections populaires à l’issu desquelles les parlementaires sont élus. Les lois électorales de septembre 1906 accordent le droit de vote à six catégories d’électeurs : les membres de l’aristocratie qâdjâre et de la noblesse, les propriétaires fonciers, les clercs, ainsi que les marchands, les petits exploitants et les membres des corporations de métiers. La plupart des observateurs contemporains s’accordent à dire que cette première élection iranienne, accueillie avec enthousiasme par les Iraniens, est un exemple de pratique démocratique, mais la Révolution est bientôt déviée de la direction qu’elle avait prise, notamment du fait des activités des francs-maçons. [1]

Sattâr Khan et Bâgher Khân parmi un groupe de militants constitutionnalistes

Le rôle de la franc-maçonnerie dans la Révolution constitutionnelle

Selon les documents historiques, la franc-maçonnerie britannique commence à prospecter en Iran dès les débuts du XIXe siècle et le règne de Fath Ali Shâh, durant lequel trois membres actifs des loges britanniques entrent en Iran : Sir Harford Jones, auteur du livre Les derniers jours de la vie de Loft Ali Khân Zand, James Justinian Morier, auteur des Aventures de Hâdji Bâbâ d’Ispahan et J. B. Freizer, l’auteur du livre Nâder Shâh et l’histoire de la résidence des princes iraniens à Londres. Ces trois hommes étendent rapidement leur influence au sein de l’élite politique et sociale iranienne et contribuent à préparer le terrain pour l’entrée de la franc-maçonnerie.

Dans la deuxième moitié du XIXe siècle, une certaine élite sociopolitique iranienne est initiée dans des loges maçonniques en Europe et souhaite développer la franc-maçonnerie en Iran, à tel point que Mirzâ Malkom Khân, franc-maçon initié en France, va fonder une Farâmoushkhâneh, pseudo-loge calquée sur le modèle des loges maçonniques européennes, avec pour but d’y diffuser les idées libérales et républicaines, et ce, un demi-siècle avant l’ouverture officielle de la première loge iranienne. Cette Farâmoushkhâneh a un rôle de publicité non négligeable pour la véritable franc-maçonnerie dans le recrutement de nouveaux membres de l’élite iranienne, car la diffusion des idées républicaines et le combat contre le despotisme royal qu’elle encourage, fait penser à de nombreux patriotes iraniens que de tels idéaux sont également défendus par les francs-maçons.

Au début du XXe siècle, le combat contre le despotisme se généralise et après une période troublée, la Révolution constitutionnelle transforme la royauté despotique en monarchie constitutionnelle. Toutes les couches sociales iraniennes participent à cette Révolution, qui n’est finalement possible que grâce au rôle essentiel joué par les classes marchande, populaire et traditionnelle. Ces dernières ne sont cependant pas attirées par la pensée libérale et républicaine diffusée par les laïcs, souvent francs-maçons, qui jouent également un rôle important dans cette révolution. Le clivage entre ces deux courants ayant tous deux participé à la révolution constitutionnelle est fort et dès la victoire du mouvement, le fossé se creuse entre eux concernant les modalités du nouveau gouvernement. Les francs-maçons, nombreux dans la faction des laïcs et appartenant généralement à la noblesse ou à la haute bourgeoisie qâdjâre, souhaitent voir se réaliser l’occidentalisation intégrale de la société iranienne sur tous les plans et donc un rapprochement encore plus grand avec les puissances européennes - dans un contexte où l’Iran ne possède pas une capacité de défense suffisante contre les ambitions de ces puissances -, et ce au détriment des intérêts nationaux. Les religieux et les nationalistes, représentant l’autre faction, s’opposent à ces derniers sur de nombreux points, notamment la place de la religion dans le gouvernement et la sauvegarde des intérêts nationaux.

Mohammad Ali Shâh

Les documents historiques montrent que l’implication des nationalistes et du clergé dans la Révolution constitutionnelle a été autant sinon encore plus marquée que celle des laïcs et des francs-maçons. Cependant, ces derniers ont tôt fait de récupérer la Révolution constitutionnelle à leur nom, en insistant sur le fait qu’ils sont les premiers à faire connaître le libéralisme en Iran. L’idée d’une constitution, l’insistance sur la rédaction des principes annexés comme un complément de la Constitution pour garantir les droits et les libertés démocratiques, le combat militaire contre le coup d’Etat de Mohammad Ali Shâh et certaines de ses méthodes tyranniques, la résistance héroïque face aux forces royales assiégeant Tabriz, la conquête de Téhéran et la révocation de Mohammad Ali Shâh, tous ces épisodes de la Révolution constitutionnelle furent menés à bien par des individus très éloignés de la franc-maçonnerie.

Le manque de sensibilisation du public et l’absence d’un guide conscient permettent aux francs-maçons de prendre la direction du mouvement constitutionnaliste et de vider de son contenu ce combat pour la liberté. Précisons que dès que le mouvement perd son souffle initial, la fraternité maçonnique internationale jouant, nombre de ces « combattants » francs-maçons se voient placés à des postes clés dans le gouvernement monarchique et contrôlé par les puissances coloniales.

Les membres du premier Majlis

Précisons également que la franc-maçonnerie iranienne accueille quelque temps plus tard et avec empressement le despote Mohammad Ali Shâh Qâdjâr, qui ordonne notamment de canonner le tout premier Parlement iranien. Autrement dit, la révolution constitutionnelle est récupérée par une classe supérieure internationaliste, occidentalisée, pro-colonialiste et pro-impérialiste, qui est le fruit du despotisme qâdjâr et qui refuse de perdre ses privilèges. La fraternité, l’internationalisme et le libéralisme de la franc-maçonnerie, à laquelle appartiennent une majorité des membres de cette classe dominante, deviennent finalement des armes permettant de spolier, au nom de la liberté, de l’égalité et de la fraternité, les intérêts, la culture et les croyances de la nation iranienne, des mains mêmes d’une élite censée représenter cette nation.

La récupération du mouvement constitutionnel par les francs-maçons et les laïcs commence avant la cessation des révoltes et se manifeste notamment sous la forme de la création de tribunaux sommaires où les chefs non francs-maçons de la rébellion sont jugés et généralement exécutés. Par de tels actes, les religieux et les nationalistes sont finalement écartés, laissant aux francs-maçons, en tant que valets de l’impérialisme et du colonialisme, le champ libre pour occuper les places désirées au sein du monde politique. Après la Révolution constitutionnelle, les francs-maçons formèrent la colonne vertébrale de tous les futurs gouvernements jusqu’à la Révolution de 1979 et jouèrent un rôle prédominant dans l’élection des membres du premier parlement, au profit de l’impérialisme et du libéralisme bourgeois économique des puissances européennes. La plupart des membres de la première loge maçonnique d’Iran, Bidâri-e Irâniân, s’introduisirent notamment à l’Assemblée nationale où treize représentants de Téhéran sur seize étaient Frères de l’Ordre. Parmi eux, nous pouvons citer Mirzâ Hassan Khân Vosoughoddowleh, Mirzâ Mohammad Ali Khân Zakâ-ol-Molk (futur premier ministre) et Hadj Seyyed Nasrollâh Sâdât Akhavi, qui ont tous les trois occupé les plus hauts postes politiques et dirigé l’Iran un certain temps. [2]

Seyyed Mohammad Tabâtabâ’i

Il faut préciser que l’ennemi numéro un des francs-maçons demeure le clergé et ses grands représentants au sein du mouvement constitutionnel, tel que Sheikh Fazlollâh Nouri qui ont un pouvoir et une influence réels au sein de la société. Par conséquent, il est alors vital pour les francs-maçons de les écarter au plus vite. Pour ce faire, les francs-maçons s’attaquent en premier à Sheikh Fazlollâh et organisent un simulacre de procès dans un tribunal composé intégralement de laïcs, majoritairement francs-maçons, dont le procureur Ibrâhim Zanjâni [3], membre de la loge Bidâri, qui voue en outre une haine particulière au clergé. Sheikh Fazlollâh est condamné à la pendaison car il n’est pas laïc. Après son exécution, les religieux, puis les nationalistes sont mis sous pression, jugés et écartés par tous les moyens de la scène politique.

Parmi les personnalités nationalistes centrales du mouvement constitutionnaliste qui ont été écartées de force, nous pouvons citer Sattâr Khan et Bâgher Khân.

Finalement, les francs-maçons réussissent à faire dévier et à récupérer le mouvement constitutionnaliste pour le rendre compatible avec leurs intérêts ainsi que ceux de la classe bourgeoise occidentale ; les souhaits et les exigences des Iraniens eux-mêmes étant à l’inverse considérés rétrogrades, dangereux et marqués par le fanatisme religieux. Pourtant, un autre des guides religieux de ce mouvement, Seyyed Mohammad Tabâtabâ’i, avait écrit : « Nous n’avons pas vu nous-mêmes de régime constitutionnel, mais ce que nous en avons entendu est que la Constitution procurera sécurité et prospérité à la société. En conséquence, nous voulons concevoir une Constitution digne de notre société. » [4]

Abdollâh Behbahâni

Notes

[1Malekzâdeh, Mahdi, Târikh-e enghelâb-e mashroutiat-e irân (L’histoire de la Révolution constitutionnelle de l’Iran), Téhéran, éd. Sokhan, 2005.

[2Maleki, Hossein, Naghsh-e ferâmâson-hâ dar târikh-e moâser-e irân (Le rôle de la franc-maçonnerie dans l’histoire contemporaine de l’Iran), Téhéran, éd. Eshâreh, 2005.

[3Ebrâhim Zanjâni, membre de la loge Réveil de l’Iran (Bidâri-e Irân) voyait dans deux grandes figures religieuses de son époque, Hadj Sheikh Fazllollâh Nouri et Akhound Mollâ Qorban’Ali Zanjâni, les plus grands ennemis de la modernité en Iran.

[4Râ’in, Esmâ’il, Farâmoushkhâneh va frâmasoneri dar irân (La farâmoushkhâneh et la franc-maçonnerie en Iran), Téhéran, éd. Amir Kabir, 1979.


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