N° 101, avril 2014

Survol historique de la franc-maçonnerie iranienne de ses débuts à la Révolution islamique de 1979


Arefeh Hedjazi


La franc-maçonnerie entre dans l’Iran du XIXe siècle en accompagnement du colonialisme et de l’impérialisme occidentaux et en association avec les concepts de « modernité » et de « progrès ». En Iran, les débats sur la franc-maçonnerie sont depuis toujours représentatifs de modes de pensée qui s’opposent.

De nombreux politiciens iraniens appartenaient à la loge Bidâri-e Irâniân. Ici, quelques membres de cette loge, de droite à gauche : (assis) Kamâl-ol-Molk, (debout) le sheikh Ebrâhim Zanjâni, Homâyoun Sayyâh, Hossein Kahhâl, Abolhassan Foroughi, Keykhosrow Shâhrokh. Assis à droite de l’image : Dabir-ol-Molk. Assis au milieu, de droite à gauche : Ebrâhim Hakimi, Seyyed Nassrollâh Akhavi et Mohammad Ali Foroughi.

Comparé aux autres pays de la région, l’Iran fait connaissance assez tard avec cette mouvance occulte, et les premiers contacts entre les Iraniens et la franc-maçonnerie ont lieu en Inde, pays occupé par les Anglais qui y ont établi des loges. En raison du mystère qui entoure la franc-maçonnerie et qui n’est pas s’en rappeler aux Iraniens du XIXe siècle les innombrables mouvances secrètes similaires qui ont parsemé l’histoire iranienne, elle est d’abord nommée la faramoushkhâneh, mot formé de farâmoushi (oubli) et de khâneh (demeure). Autrement dit, la franc-maçonnerie est d’abord pour les Iraniens une « maison de l’oubli », nom remplacé peu à peu par ferâmâsoneri, mais qui fait aujourd’hui encore allusion à une dimension secrète et négative de la franc-maçonnerie. Pourquoi « maison de l’oubli » ? Divers chercheurs ont tenté de résoudre le mystère de cette dénomination équivoque. Esmâïl Râïn, le plus important spécialiste de la franc-maçonnerie iranienne, lie cette appellation mystérieuse aux noms des forteresses-oubliettes, prisons de l’Iran antique où l’on entrait pour n’en jamais ressortir. Râïn justifie cette explication en se référant aux dictionnaires et encyclopédies iraniennes qui indexent les deux sens, franc-maçonnerie étant le sens moderne de farâmoushkhâneh et les prisons-oubliettes, le sens ancien.

Le premier Iranien ayant cité l’institution mystérieuse de la franc-maçonnerie qu’il découvre lors de son séjour en Inde est Abdollatif Moussavi Shoushtari, qui écrit dans son Tohfat-ol-Alam que les francs-maçons sont des « groupements d’Européens » et que « les persanophones de l’Inde les nomment « oubli » (….) car à tout ce qu’il leur est demandé ils répliquent « C’est oublié. » » [1] Cette secte mystérieuse, bien qu’elle attire l’attention, n’est finalement d’abord pour les Iraniens de l’Inde que l’une des organisations étrangères venues d’Europe. Cependant, la franc-maçonnerie entre peu à peu en Iran et y trouve une place grâce aux efforts de modernisation des Qâdjârs, qui passent également par l’établissement de rapports (beaucoup trop) cordiaux avec les pays européens qui souhaitent ajouter l’Iran à leur empire colonial.

De par ses cultes secrets qui l’apparentent à une secte et ses idéaux qui écrasent allègrement la culture, les traditions et les croyances des peuples, cette mouvance alors peu connue en Iran attise dès son entrée méfiance, mais aussi intérêt.

L’époque qâdjâre est une ère où la décadence du pays atteint des sommets. La série de guerres lamentablement perdues contre les Russes, l’incapacité des rois qâdjârs à préserver le pays de l’influence grandissante des empires coloniaux, en particulier l’Angleterre, qui tentent de faire de l’Iran un de leurs comptoirs, le grand désordre des mœurs et des finances, la stagnation de la pensée et des sciences font de l’Iran un pays conscient de son passé, mais incapable de se défendre face aux convoitises étrangères et au choc de la rencontre avec la « modernité occidentale », laquelle apparaît pour une partie de l’élite iranienne comme un moyen de sauver l’Iran. Cette élite iranienne apparaît à partir du XIXe siècle. Elle est composée d’Iraniens ayant été formés soit dans des écoles calquées sur le modèle occidental, humaniste, laïc et même antireligieux et surtout, favorables à l’impérialisme occidental car défenseur de ses valeurs ; soit directement formés en Europe, où bon nombre de ceux qui deviendront plus tard les hommes politiques de l’ère qâdjâre et du début de l’ère pahlavi sont envoyés pour étudier. En bref, une élite qui pense que l’Iran doit se débarrasser de ses traditions et croyances propres, en particulier religieuses, pour avoir une chance de devenir une grande nation sous l’égide éclairée des empires coloniaux, l’Angleterre, la Russie ou même la France, selon les inclinaisons de chacun.

L’émergence de la franc-maçonnerie en Iran est directement liée à ce contexte de « réveil » national et de confrontation avec l’Occident et il est impossible de la considérer sans tenir compte du fait qu’en Iran du moins, elle a toujours été un vecteur essentiel du colonialisme et de l’impérialisme européens, puis américain, quelle qu’ait été la réaction des Iraniens face à elle.

Etant donné ses idéaux et son étiquette de secte, la franc-maçonnerie est mal accueillie en Iran par les milieux populaires, conservateurs et même royaux, et la première loge iranienne ne voit pas le jour avant 1907. Avant cela, tous les initiés iraniens sans exception le sont alors qu’ils séjournent soit en Europe, soit en Inde pour accomplir des missions diplomatiques ou poursuivre des études. Ceci dit, les premiers Iraniens à être initiés dans des loges non-iraniennes le sont dès le début du XIXe siècle et les premières pseudo-loges iraniennes, imitations des loges maçonniques européennes au parfum oriental, sont également fondées au XIXe siècle.

Mirzâ Abolhassan Khân Iltchi est l’un des premiers hommes politiques iraniens à être initié dans une loge. Dès son initiation, il servit fidèlement les intérêts des Anglais en Iran.

L’ambassadeur iranien à Paris Mirzâ Asghar Afshâr est le premier Iranien occupant un poste diplomatique à être initié à la Grande Loge de France en 1808. Envoyé en France par le roi Fath Ali Shâh avec la mission de faire alliance avec la France pour empêcher la mainmise russo-anglaise sur Iran, il lui faut trois mois à peine pour rejoindre les rangs de la franc-maçonnerie et oublier sa mission. Le deuxième Iranien à être initié, en 1810, est Mirzâ Abolhassan Iltchi, deuxième ministre des Affaires étrangères de l’Iran. Après son initiation et pendant trente-cinq ans, Mirzâ Hassan reçoit un salaire mensuel des Anglais en remerciement des efforts qu’il a déployés pour favoriser l’influence britannique à la cour des rois qâdjârs. Au milieu du XIXe siècle déjà, bon nombre de diplomates et d’hommes politiques iraniens ont rejoint les rangs des francs-maçons.

Il faut également préciser que la corruption financière et étatique a été notablement encouragée par les Anglais, au travers tout spécialement de la fraternité maçonnique. Certaines traditions de pots-de-vin qui n’existaient pas auparavant sont particulièrement favorisées par les maçons pour leur permettre d’assurer un meilleur contrôle des postes et de la politique iranienne.

La Farâmoushkhâneh de Mirzâ Malkom Khân

A partir du règne de Nâssereddin Shâh (1848-1896), des membres de l’élite iranienne commencent à voyager en Europe et voyant les progrès générés par l’industrialisation, décident d’organiser des réformes politiques, économiques et sociales en Iran. Mais ils sont confrontés au despotisme de Nâssereddin Shâh et de ses courtisans avides. Ce roi et ses proches étant issus d’une culture et d’une tradition iraniennes profondément ancrées, ces intellectuels revenus au pays, comparant la situation désastreuse de l’Iran avec les avancées indéniables de l’Europe, commencent en majorité à penser qu’une occidentalisation radicale pourrait offrir une solution aux problèmes de leur pays d’origine.

L’un des ces Iraniens est Mirzâ Malkom Khân, fils d’un Arménien converti à l’islam, qui a passé de nombreuses années en France où il a été initié à une loge maçonnique, tout en s’imprégnant des idéaux de la Révolution française. Revenu en Iran, il fonde en 1857 une pseudo-loge sur le modèle des loges européennes. Il baptise cette communauté la Farâmoushkhâneh et entreprend d’y dispenser les enseignements maçonniques. La Farâmoushkhâneh a également pour but la diffusion des idées libérales et républicaines puisque Mirzâ Malkom Khân est un ardent défenseur du système politique français. En résumé, cette communauté a pour objectif de diffuser les modes de vie et de pensée européens en Iran, dans le cadre d’un enseignement pseudo-maçonnique avec en arrière plan un souffle de soufisme iranien. Cette association entretient d’ailleurs des relations cordiales avec des confréries soufies. « Ne se contentant pas de son livre Ketâbcheh gheybi, où il présentait ses plans de réformes, et pour mieux préparer l’opinion publique, Malkom, imitant les règles de la franc-maçonnerie française, fonda une farâmoushkhâneh dont la plupart des premiers membres étaient d’anciens élèves du Dârolfonoun ou des aristocrates mécontents de la situation de leur temps et pessimistes face à l’anarchie et au désordre politique qui régnaient dans leur pays… » [2] Cette première loge maçonnique iranienne n’en est donc pas une, ce qui ne l’empêche pas d’exercer un attrait profond sur l’élite de la société iranienne dont une partie a déjà été initiée dans des loges européennes.

Les documents historiques démontrent que Nâssereddin Shâh était au courant de l’existence de cette association dont le secrétaire était d’ailleurs son cousin, dernier fils de Fath Ali Shâh, le prince Jalâleddin Qâdjâr. Pourtant, en juillet 1870, il ordonne personnellement la fermeture de la Farâmoushkhâneh. Le président Mirzâ Yaghoub est exilé à Istanbul et le prince Jalâleddin placé en résidence surveillée, mais Mirzâ Malkom Khân lui-même n’est pas inquiété. Les raisons exactes de la fermeture de cette pseudo-loge sont encore inconnues, bien que les éléments les plus importants ayant motivé cette décision semblent être l’inquiétude du roi quant à la diffusion d’idées républicaines remettant en cause sa légitimité monarchique, ainsi que la rivalité entre les Russes et les Anglais qui se déploie au travers des dissensions entre anglophiles et russophiles membres de cette association secrète. A l’époque, les Anglais tentent de supplanter les Russes vainqueurs d’une série de guerres avec l’Iran et qui ont alors une grande influence dans le pays.

Après la fermeture de la Farâmoushkhâneh, Mirzâ Malkom Khân, qui n’avait pas été arrêté, refonde une association similaire avec l’aide d’un membre de la Farâmoushkhâneh, Abbâsgholi Addamiyat. Cette communauté, similaire à la Farâmoushkhâneh et connue sous le nom de « Ligue Addamiyat » existe jusqu’en 1908.

L’initiation désordonnée d’Iraniens dans les loges européennes permet à ces derniers de s’imprégner de la pensée politique libérale et républicaine, mais ne conduit pas à la création de loges maçonniques en Iran avant le XXe siècle, alors même que les intellectuels de cette ère qâdjâre sont majoritairement favorables à l’entrée de la franc-maçonnerie en Iran, estimant qu’elle faciliterait la diffusion des pensées libérales et l’occidentalisation, vue comme positive, de l’Iran. Mirzâ Malkom Khân ou son disciple Addamiyat, bien que francs-maçons, n’ont pas l’autorisation de fonder des loges en Iran et l’essentiel des activités de la Farâmouskhâneh et de la Ligue Addamiyat se concentre autour du combat social et politique et de la diffusion des idées républicaines.

Mirzâ Malkom Khân

Il faut ici souligner le rôle important des francs-maçons iraniens, appartenant à l’élite et souvent occidentalisés, dans la Révolution constitutionnelle de 1906 qui a conduit à l’établissement d’une monarchie constitutionnelle. Leur rôle dans la diffusion des idées républicaines est d’une importance capitale. Ainsi, les membres de la Ligue Addamiyat sont parmi les acteurs principaux de la Révolution de 1906, bien que leur appartenance à la franc-maçonnerie et leur désir d’occidentaliser l’Iran les ait poussés à dévier cette Révolution au profit des intérêts des pays européens. Quelques mois après la Révolution constitutionnelle, l’attentat du social-démocrate Heydar Khân Amou Oughlou contre le roi sonne le glas de la Ligue Adamiyat qui ferme ses portes en 1908.

En 1901, Sir Arthur Harding, ministre plénipotentiaire anglais en Iran, parle d’une loge secrète iranienne présidée par Mirzâ Mohsen Khân, initié en 1860 à Paris, et précise que de nombreux membres du gouvernement iranien, notamment le chancelier, ou Ghavâmoddowleh, chef de la Trésorerie militaire, ainsi que des panislamistes ottomans soutiennent cette loge. En réalité, une telle loge n’existait pas et Mirzâ Mohsen Khân se contentait de tenir un salon où se réunissaient les membres de loges maçonniques européennes. D’ailleurs, les efforts de Harding pour affilier ce groupe à la Grande Loge Unie d’Angleterre ont échoué.

La première loge maçonnique iranienne

Officiellement, la franc-maçonnerie iranienne commence son activité avec la loge Bidâri-e Irâniân (Réveil de l’Iran) en 1907, avec la reconnaissance du Grand Orient de France et du Haut Conseil Maçonnique de France et l’autorisation officielle de Mohammad Shâh Qâdjâr à Téhéran. La décision de la fondation de cette loge date de 1906 quand une dizaine de membres iraniens et français, membres des loges françaises, décident de créer une loge en Iran. Une première loge est fondée en 1906 et est officiellement reconnue par le Grand Orient de France le 6 novembre 1907. Le 29 novembre de la même année, les membres de cette nouvelle loge se rassemblent : Vénérable Maître et président de la loge, Jean-Baptiste Lemaire ; responsable des orchestres de l’armée iranienne, Premier Surveillant, Julien Bottin ; Second Surveillant, Mirzâ Saïd Entezâm-ol-Saltaneh ; Orateur, Ebrâhim Khan Hakim-ol-Molk ; secrétaires, Paul-Henri Morel, Abdollâh Mirzâ et Hadji Sayyâh Mahallâti.

Très vite, avant mai 1908, une dizaine de personnalités politiques éminentes rejoignent également cette loge, dont Seyyed Hassan Taghizâdeh, Ali Akbar Dehkhodâ, Mo’tazed-ol-Saltaneh, Mohammad Ali Foroughi et Adib-ol-Mamâlek Farahâni.

Après le canonnage de l’Assemblée nationale par des cosaques russes sur ordre royal, la Loge cesse momentanément son activité. D’ailleurs, quelques-uns des membres sont arrêtés et d’aucuns exécutés, tels que Jamâl Vâez ou Mirzâ Jahângir Khân, directeur du journal libertaire Sour-e-Esrâfil. Mais avec la fin de cette période despotique, la Loge reprend son activité. Il faut préciser que la grande majorité des hommes politiques de la période constitutionaliste et des débuts de l’ère pahlavi étaient membres de cette loge.

Célèbre image de rassemblement des premiers membres de la loge Réveil de l’Iran

La réaction du clergé de l’ère qâdjâre face à la franc-maçonnerie

L’arrivée de la franc-maçonnerie en Iran, en tant que bagage culturel occidental, suscite immédiatement une réaction de la part du clergé. Cependant, ce n’est d’abord pas dans un contexte religieux, mais bien national et politique, que le clergé s’oppose à la franc-maçonnerie. En effet, avant que l’influence des francs-maçons dans le monde politique iranien, en tant que chevaux de Troie de l’impérialisme européen, ne se dévoile - en particulier avec la déviance qu’ils font subir à la Révolution constitutionnelle -, les idées de libre pensée véhiculées par cette mouvance sont d’abord examinées avec curiosité par le clergé chiite. Pour cette raison, les premières réactions des membres éminents du clergé face à la franc-maçonnerie sont très variées. Des membres du clergé actifs dans les luttes libertaires et anti-despotiques vont même rejoindre la franc-maçonnerie. Ceci dit, dans l’ensemble, le clergé réagit rapidement et négativement à la franc-maçonnerie.

Aujourd’hui, les études sur les réactions - hétérogènes - du clergé de l’ère qâdjâre face au phénomène maçonnique sont encore rares. Les documents d’époque et les études jusqu’alors réalisées ne sont pas unanimes quant au positionnement du clergé de cette époque. Mirzâ Mohammad Khân Tabrizi, membre de la Farâmoushkhâneh de Malkom rapporte que les oulémas téhéranais avaient excommunié les francs-maçons et envoyé des gens attaquer leur lieu de rassemblement, mais des spécialistes de la franc-maçonnerie et du clergé de l’ère qâdjâre tels que Mohit Tabâtabâ’i ou Hamid Algar estiment que ce témoignage, datant de quarante-cinq après les faits supposés, est faux et partial.

Il faut cependant insister sur le fait qu’étant donné la politisation forte du clergé iranien à l’époque, les raisons du rejet de la franc-maçonnerie sont nettement plus en relation avec l’asservissement de la franc-maçonnerie iranienne aux puissances étrangères qu’avec une vision purement théologique. Plusieurs exemples viennent attester le positionnement politique du clergé face aux francs-maçons, notamment la dénonciation, dans une lettre de Hâdj Mirzâ Mollâ Ali Kani, un des ayatollahs influents de l’ère qâdjâre, à Nâssereddin Shâh, du rôle de francs-maçons dans l’arrangement du traité de Reuters qui accorde des monopoles exorbitants aux Anglais. Dans cette lettre, le religieux défend “le royaume”, “la nation” et “la religion”. Plus tard, le rôle direct des francs-maçons dans l’exécution d’un des grands chefs religieux ayant participé à la Révolution constitutionnelle, Sheikh Fazlollâh Nouri, accentue encore davantage l’antagonisme entre ces deux groupes.

Il semble que les idées libérales et démocratiques de la Faramouskhâneh de Malkom Khân aient joué un rôle particulièrement fort dans le recrutement par la vraie franc-maçonnerie d’un grand nombre d’intellectuels et de penseurs patriotes, qui n’étaient nullement des défenseurs des idéaux bourgeois et impérialistes de la franc-maçonnerie. Il faut également préciser que dès cette période, bon nombre de personnalités politiques ont également intégré la franc-maçonnerie avec pour objectif de stabiliser le despotisme royal alors vacillant. L’exemple le plus frappant est celui du roi Mohammad Ali Shâh, despote et franc-maçon, qui ordonna de canonner la toute première Assemblée nationale iranienne, refusant de reconnaître la Constitution et son statut de monarque constitutionnel.

Hâdj Mirzâ Mollâ Ali Kani, un des premiers opposants à la franc-maçonnerie

La franc-maçonnerie durant l’ère pahlavi : de la prise de pouvoir par Rezâ Khân Pahlavi (1925) au coup d’Etat de 1953

La particularité essentielle de la franc-maçonnerie du règne de Rezâ Pahlavi (1925-1941) est l’absence d’une loge dominante et d’une organisation systématisée des organismes maçonniques. Avec la victoire de la Révolution constitutionnelle, les laïcs et l’élite occidentalisée réussissent à écarter le clergé et les nationalistes de la scène politique, ouvrant la voie à l’entrée d’une majorité franc-maçonne dans les hautes sphères gouvernementales. Sous le régime autoritaire de Rezâ Pahlavi, tout rassemblement est suspect et les loges maçonniques iraniennes doivent également faire profil bas en entrant dans une phase « dormante ». Ce qui n’est guère gênant puisque les hauts postes politiques sont quasiment tous occupés par des francs-maçons. Parmi eux, on peut notamment citer Seyyed Hassan Taghizâdeh ou le chancelier Mohammad Ali Foroughi, membres de la loge Bidâri-e Irâniân.

Durant cette période qui voit une partie du territoire iranien occupé par les Anglais suite à la Première Guerre mondiale et aux conflits d’intérêts qui en résultent, seules les loges non-iraniennes sont alors libres de leur activité, nommément les loges anglaises et écossaises fondées et fréquentées par les Britanniques occupant le sud de l’Iran. La première de ces loges est la loge Roshanâ’i à Shirâz, fondée en 1924, la loge Pishâhang à Abâdân, fondée en 1920 et la loge Masjed Soleymân, fondée en 1924, toutes reconnues par la Grande Loge d’Ecosse et qui pratiquent le RER (Rite écossais rectifié). A côté des militaires, les membres de ces loges sont essentiellement les employés anglais de la Société pétrolière Apoc (Anglo-Persian Oil Company). De rares Iraniens sont également membres de ces loges, tels que Farrokh Khân Raf’osaltaneh qui joua plus tard un rôle clef dans la fondation d’autres loges. Il faut également préciser que l’activité de ces loges d’expatriés était limitée au territoire de l’Iran sous contrôle britannique, c’est-à-dire essentiellement le sud.

Sheikh Fazlollâh Nouri, un des premiers opposants à la franc-maçonnerie

La passation de pouvoir entre Rezâ Pahlavi et Mohammad Rezâ Pahlavi en 1941, passation organisée par le chancelier Mohammad Ali Foroughi, franc-maçon notoire, met fin à la période de semi-clandestinité des loges maçonniques. Une ère de prospérité et de développement sans pareille commence alors pour la franc-maçonnerie iranienne, en particulier après le coup d’Etat américain de 1953, où les francs-maçons iraniens soutiennent inconditionnellement les putschistes payés par la CIA et aident au renversement du cabinet du premier ministre Mohammad Mossadegh qui, en nationalisant le pétrole iranien, nuit aux intérêts anglo-américains.

La franc-maçonnerie iranienne du coup d’Etat américain de 1953 à la Révolution islamique de 1979

Les années qui suivent le coup d’Etat américain de 1953 (opération Ajax) sont particulièrement sombres et difficiles pour tous les groupes d’opposition au régime Pahlavi et marquent le début des atrocités commises par la SAVAK dans le cadre de la réduction des droits et des libertés des Iraniens. La franc-maçonnerie iranienne, elle, n’a rien à craindre. Toujours autant au service des intérêts impérialistes européens et désormais américains au détriment des intérêts nationaux, le coup d’Etat et la féroce répression des libertés qui s’ensuit dans les décennies suivantes lui permet de prendre un essor sans précédent, notamment avec la fondation, dès 1951, de la Loge Pahlavi ou Homâyoun, sous la supervision du Grand Orient de France.

Mohammad Rezâ Shâh Pahlavi, encore plus désireux que son père d’occidentaliser la société iranienne, approuve implicitement l’existence de la franc-maçonnerie en Iran. Tel n’est pas le cas pour une majorité d’Iraniens qui ont eu plus d’une fois la preuve que l’internationalisme et le libéralisme de la franc-maçonnerie s’inscrivent en opposition avec le bien-être et les intérêts de l’Iran, notamment avec le rôle direct des francs-maçons dans le coup d’Etat qui vient d’écraser la nation. Etant donné que Mohammad Rezâ Pahlavi ne se prononce pas officiellement sur les activités maçonniques en Iran, qu’il encourage ou critique selon une politique ambivalente, les positionnements pour ou contre la franc-maçonnerie sont désormais portés à la connaissance du grand public au travers des débats de presse. L’agitation médiatique autour de la franc-maçonnerie est en soi une preuve de l’importance de ce phénomène dans la vie publique durant l’ère pahlavi.

Mohammad Ali Foroughi

Alors qu’une certaine partie de la presse nationale préfère demeurer neutre et ignorer la question, la presse d’opposition souligne avec virulence les liens profonds et historiques entre la franc-maçonnerie iranienne et les puissances occidentales, encouragés par le libéralisme et l’internationalisme des idéaux de cette mouvance qui ne bénéficient finalement pas aux Iraniens, mais bien à ces pays d’Europe où la franc-maçonnerie a originellement pris forme. La presse pro-maçonnique, elle, souligne l’humanisme et les valeurs libérales de la franc-maçonnerie.

Les débats sur la franc-maçonnerie agitent de même les francs-maçons iraniens, en particulier au moment de la fondation de la loge Pahlavi. Les dissensions qui apparaissent mènent alors à un schisme entre les francs-maçons de première génération, c’est-à-dire ceux qui avaient appartenu à la loge Bidâri-e Irâniân, et les membres des loges nouvelles. L’opposition entre ces deux groupes est si forte que les francs-maçons de la loge Bidâri jouent, sans succès, de leur influence auprès de Razmârâ, alors premier ministre, pour s’opposer à la formation de nouvelles loges en 1950. Au vu des documents existants, les raisons de ces dissensions sont liées à la défense des intérêts personnels et de groupe des membres respectifs de chaque loge.

Avec la nouvelle vague d’occidentalisation inaugurée par les Pahlavi et la croissance des échanges entre l’Iran et les pays occidentaux - échanges qui se cantonnaient avant l’ère Pahlavi à l’envoi d’étudiants ou d’émissaires diplomatiques en Europe -, les activités maçonniques se développent à grande échelle. On peut dire que la franc-maçonnerie iranienne atteint son apogée dans les années 1950 et 60. Plus de 80% des loges maçonniques ou organismes affiliés comme le Rotary Club et le Lions Club ont été fondés durant ces deux décennies.

Les années 70 voient une baisse de l’activité maçonnique et de l’intérêt pour la franc-maçonnerie en Iran. Ces années marquent l’apogée des discours prérévolutionnaires. La franc-maçonnerie, vue en tant que cheval de Troie des puissances occidentales dans un pays sous-développé et gangrené par la corruption, la tyrannie et l’incompétence du Shâh et de ses proches, a désormais moins de défenseurs.

Quant aux associations et groupements maçonniques de cette période, en dignes descendants des francs-maçons de la période qâdjâre et constitutionnaliste, défendent le système capitaliste et impérialiste occidental au lieu de diffuser les idées libérales. Pire encore, la franc-maçonnerie iranienne de cette période n’a même plus l’excuse de l’idéalisme et de la découverte de l’humanisme et des idées libertaires et démocratiques européens de la période qâdjâre, marquée par le combat contre le despotisme royal. En réalité, la franc-maçonnerie de la seconde moitié de l’ère pahlavi est sous le contrôle d’un groupe avide et ambitieux proche du pouvoir royal, qui instrumentalise la fraternité maçonnique pour servir des intérêts personnels ou claniques. Le pouvoir royal n’a donc rien à craindre et nombre des courtisans et des responsables politiques de ce régime corrompu sont francs-maçons. La franc-maçonnerie et la fraternité qu’elle entretient parmi les initiés est alors un levier puissant dans les luttes de pouvoir et d’influence, et y appartenir augmente les chances d’obtention de postes élevés dans les organismes gouvernementaux, économiques, politiques et culturels.

Le profil typique et majoritaire des francs-maçons iraniens de cette période est celui de personnes appartenant à la noblesse, à la haute bourgeoisie ou à la classe des « intellectuels occidentalisés ». Cette frange de la population est nettement détachée d’une culture irano-islamique rejetée, car considérée comme « arriérée » et incapable de s’adapter à la modernité. L’internationalisme propre de la franc-maçonnerie a un effet dévastateur sur les francs-maçons iraniens, qui se sentent beaucoup plus proches de leurs frères maçonniques que de leurs compatriotes et qui ont perdu le contact avec la réalité de la société iranienne à laquelle ils appartiennent et qu’ils sont souvent censés représenter.

Le rôle de francs-maçons dans les grandes révolutions politiques, notamment en matière de diffusion d’idées libérales et démocratiques démontre la combativité de cette mouvance, le problème étant que l’objectif final de la franc-maçonnerie semble être l’instauration du libéralisme et du capitalisme politique et économique de la bourgeoisie occidentale, et que, ce but étant atteint, les francs-maçons deviennent alors ardents défenseurs du système établi.

A cette époque prérévolutionnaire, bien que les francs-maçons soient surreprésentés dans les rangs étatiques, les débats politiques sont particulièrement vifs et la franc-maçonnerie, du fait de sa relation plus qu’amicale avec un régime honni, est la cible des trois mouvements d’opposition actifs :

- Le mouvement religieux national : Le motif essentiel de l’opposition du clergé à la franc-maçonnerie est à rechercher dans un sentiment religieux représentatif d’une identité nationale. Autrement dit, la franc-maçonnerie est la cible de ce mouvement d’un côté pour des raisons d’ordre patriotique et de l’autre, pour des raisons d’ordre religieux.

Mohammad Mossadegh

- Le mouvement nationaliste iranien : Les nationalistes s’opposent sur certains principes aux francs-maçons, l’essentiel de leur opposition concernant l’internationalisme du mouvement maçonnique. Ainsi, la libre pensée enseignée par la franc-maçonnerie n’entre pas en conflit avec leur idéologie.

- Les gauchistes et les marxistes : Ce troisième groupe s’oppose à la franc-maçonnerie en tant que cette dernière est vue comme un produit et un moyen de diffusion des idéaux de la bourgeoisie libérale. Les gauchistes voient en la franc-maçonnerie un moyen d’aliénation des pays pauvres et sous-développés par les pays capitalistes.

Les loges iraniennes de l’après coup d’Etat (1953-1979)

Les loges actives en Iran suivent trois obédiences : le Grand Orient de France, la grande Loge Unie d’Angleterre, et les Grandes Loges Unies d’Allemagne. Malgré la prédominance des Anglais, c’est avec la reconnaissance et sous la supervision du Grand Orient de France que la loge Pahlavi est fondée au début des années 50.

La loge Homâyoun (Pahlavi) ouvre ses portes peu avant le coup d’Etat de 1953 grâce aux efforts de Mohammad Khalil Javâheri, l’un des rares maçons iraniens à ne pas cacher son affiliation. Cette loge comprend également un Club Hâfez, où se tiennent les réunions des initiés.

En raison de son intervention directe et de son soutien sans faille aux putschistes durant le coup d’Etat de 1953, cette loge est dissoute en 1955 sur avis du Grand Orient de France. Après cette dissolution, 42 nouvelles loges voient le jour. Parmi les loges d’obédience française qui sont fondées après la dissolution de la loge Homâyoun, on peut notamment citer la loge Mowlavi et la loge Saadi à Téhéran, la loge Shams-e Tabrizi à Tabriz, la loge Bouali Sina (Avicenne), la loge Mazda, la Loge de France qui était une loge francophone, et la loge Kasrâ. Parmi les organismes secondaires de la franc-maçonnerie d’obédience française, il faut citer la fondation en 1960 du Chapitre Mowlavi, auquel sont affiliés la majorité des Vénérables maîtres ou hauts membres des loges. En plus de ce chapitre, la franc-maçonnerie iranienne d’obédience française se dote en 1970 d’un Suprême Conseil, sous la supervision du Suprême Conseil du Rite écossais ancien et accepté du Grand Orient de France.

Quant aux loges d’obédience anglaise, reconnues par la Grande Loge Unie d’Angleterre, on peut citer la Loge de Téhéran, fondée en 1958, la loge Kourosh, la loge Khayyâm, fondée en 1962, la loge d’Ispahan, fondée en 1965, la loge Jeanne d’Arc, loge francophone d’obédience anglaise, fondée en 1967, la loge Aria, reconnue officiellement en 1966, la loge Ahvâz, fondée en 1966 et la loge Nour fondée en 1968. En plus de ces loges, il faut mentionner les chapitres organisés sous l’égide du Supreme Grand Chapter of Scotland, notamment le Chapitre Kourosh et le Chapitre Dârioush.

Deux des membres importants de la loge Réveil de l’Iran : Hosseingholi Khân Navvâb (debout) et Seyyed Hassan Taghizâdeh (assis).

Les loges d’obédience écossaise ont également un club Râzi où se tiennent les réunions et les colloques scientifiques des francs-maçons iraniens affiliés à la Grande Loge d’Ecosse.

Les loges iraniennes d’obédience allemande et reconnues par les Grandes Loges Unies d’Allemagne sont, quant à elles, fondées par des Iraniens ultranationalistes qui refusent les obédiences française, anglaise ou écossaise et cherchent, du moins en apparence, à obéir avec sincérité aux devises maçonniques, notamment la devise française de liberté, de fraternité et de solidarité. Il faut également préciser que les loges iraniennes d’obédiences française et anglaise rejettent ce groupe. Parmi les loges de cette obédience, on peut citer la loge Mehr, la loge Aftâb, la loge Setâreh Sahar (Etoile de l’aube), la loge Vafâ, la loge Safâ et la loge Nâhid.

La grande majorité de ces loges, de quelque obédience qu’elles aient été, ont survécu jusqu’en 1979, date à laquelle la révolution en Iran a mis fin, du moins sur le territoire iranien, à leurs intrigues.

Ce bref survol de l’histoire de la franc-maçonnerie en Iran avant la Révolution islamique de 1979 ne permet guère d’entrer dans le vif des débats qui ont conduit à l’interdiction des pratiques maçonniques en Iran après la Révolution. Contentons-nous donc de souligner encore une fois l’importance du rôle de la franc-maçonnerie dans les convulsions de l’histoire contemporaine iranienne.

Jafar Sharif Emâmi

Bibliographie :
- Râin, Esmâïl, Farâmoushkhâneh va ferâmâsoneri dar Irân (La Farâmoushkhâneh et la franc-maçonnerie en Iran), Téhéran, éd. Amir Kabir, 1979.
- Mohit Tabâtabâ’i, Mohammad, Majmou’eh-ye Assâr Mirzâ Malkom Khân (Œuvres complètes de Mirzâ Malkom Khân), Téhéran, éd. Dânesh, 1948.
- Aryâbakhshâyesh, Yahyâ, Târikh-e âghâzin-e ferâmâsoneri dar Irân (Histoire des débuts de la franc-maçonnerie en Iran), Téhéran, éd. Soureh Mehr, 2009.
- Amir Hossein, Tashkilât-e ferâmâsoneri dar Irân (Histoire de la franc-maçonnerie en Iran), Téhéran, éd. Elmi, 1992.
- Markaz asnâd-e enghelâb-e eslâmi, Ferâmâsoner-hâ, rotâryan-hâ va lâyenzhâ-ye Irân (Les membres de la franc-maçonnerie, des Rotary Club et des Lions Club d’Iran), Téhéran, éd. Markaz asnâd-e enghelâb-e eslâmi, 1999.
- Bastiaensen, Michel, « Les débuts de la franc-maçonnerie en Iran », Introduction à une traduction, par le même auteur, d’un poème d’Adib Ol-Mamalek Farahâni, poète iranien franc-maçon du début du XXe siècle (à paraître).
- Moussavi Niâ, Mohammad Taghi, « Ravand-e peydâyesh-e ahzâb va anjomanhâ-ye serri dar enghelâb-e mashroutiyat » (Etude du processus d’apparition des partis et associations secrets durant la Révolution constitutionnelle), in. Etelâat siâssi eghtessâdi, no. 227-230.
- Haghâni, Moussâ, « Naghsh-e ferâmâsoneri dar enherâf-e nehzat-e mashroutiyat » (Le rôle de la franc-maçonnerie dans la déviation du processus constitutionnel), in. Revue Amouzeh, hiver 2005, n° 6.
- Piri, Mohammad, Azarnyousheh Abbâsali, « Zamineh-hâye târikhi gerâyesh be ferâmâsoneri » (Les conditions historiques de l’intérêt pour la franc-maçonnerie), in. Revue trimestrielle des Sciences humaines de l’Université Al-Zahrâ, 13e année, n° 46-47, 2003.
- Aghili Nourallâh, « Anjoman Okhovvat, ferâmâsoneri va kargozârân dorân-e pahlavi » (L’association Okhovvat, la franc-maçonnerie et les responsables de l’ère pahlavi), in. Revue Motâleât-e târikhi, n° 16, printemps 2007.

Notes

[1Moussavi Shoushtari, Abdollatif, Tohfat al-Alam, p. 183 cité dans : Râïn, Esmâïl, Farâmoushkhâneh va ferâmâsoneri dar Irân (La Farâmoushkhâneh et la franc-maçonnerie en Iran), Téhéran, éd. Amir Kabir, 1979, p. 277.

[2Mohit Tabâtabâ’i, Mohammad, Majmou’eh-ye Assâr Mirzâ Malkom Khân (Œuvres complètes de Mirzâ Malkom Khân), Téhéran, éd. Dânesh, 1948, p. 511.


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