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Les peintures murales : décorations originales des Imâmzâdehs des régions orientales du Guilân
Mojgân Khâkbân
Traduction :
En dehors des mosquées, les habitants de la province septentrionale du Guilân appellent communément bogh’eh les lieux de culte de leur région, notamment les tombes des descendants des Imâms chiites (Imâmzâdehs). Les boq’eh sont donc des lieux saints vénérés et respectés de tous. Il apparaît que les mausolées et lieux de pèlerinage sont relativement plus nombreux au Guilân que dans certaines autres provinces iraniennes. Les chercheurs semblent être unanimes pour dire que la spécificité de ces lieux saints au Guilân réside dans la continuité et l’absence de rupture qui les rattachent à la structure architecturale de l’habitat, surtout dans les milieux ruraux. Au fil du temps, les habitants ont construit ces édifices à l’image de leurs propres maisons, ce qui indique sans doute le profond sentiment d’appartenance qu’ils éprouvent à l’égard de ces lieux saints qu’ils considèrent comme leurs. Etant donné la forte humidité climatique dans la province du Guilân, il est difficile de trouver des édifices très anciens dans les milieux ruraux, les ouvrages traditionnels étant souvent vulnérables au climat de la région marquée par un très haut degré hygrométrique de l’air. Dans ces lieux, il y a cependant des pierres tombales, des portes, des épigraphes ou des manuscrits qui datent parfois de plusieurs siècles. La plupart de ces monuments funéraires obéissent à un plan-type d’édifice carré à quatre iwân (porches voûtés) selon la tradition architecturale musulmane en usage dans la plupart des régions iraniennes. Comme dans toutes les autres régions iraniennes, la population locale attribue souvent les bogh’eh aux descendants des Imâms chiites (Imâmzâdehs), mais il arrive aussi que ces monuments funéraires soient construits à l’origine pour commémorer des notables ou des héros morts pour la patrie.
L’organisation et le fonctionnement des institutions religieuses - dont les lieux saints - dépendent naturellement de la situation historique et géographique, des conditions climatiques, ainsi que du contexte social, économique et politique de leur environnement. Sur le plan architectural, ces interdépendances se reflètent essentiellement dans le plan, les dimensions et les décorations d’un édifice, ainsi que dans le choix des matériaux. Dans le Guilân, les façades et la surface des murs intérieurs des mausolées sont traditionnellement décorées de peintures figuratives. Néanmoins, il faut souligner que les décorations picturales ne sont pas exclusivement propres à cette province septentrionale, et peuvent être admirées ailleurs en Iran. Pour l’exemple, citons le mausolée de l’Imâmzâdeh Zeyd à Ispahan (centre), la tombe d’Aghâ Roudband à Dezfoul (sud-ouest), ainsi que plusieurs Imâmzâdehs à Téhéran. Néanmoins, hormis ces cas plus ou moins isolés, les décorations picturales semblent s’être répandues davantage au Guilân. Pourtant, les recherches récentes montrent qu’une répartition inégale est à observer entre les zones orientales et occidentales du Guilân (le fleuve Sefidroud étant la frontière naturelle entre « Bia-pas » [1] et « Bia-pish » [2]) : les chercheurs soulignent que la tradition des peintures murales des lieux saints chiites est spécifique plutôt à la rive orientale du fleuve qui traverse la province du sud vers le nord.
L’art religieux connut un essor remarquable en Iran à partir du règne de la dynastie des Safavides (1501-1736) qui firent du chiisme duodécimain leur religion d’Etat dès l’établissement de l’empire en 1501. [3] La politique de centralisation des Safavides, consistant à renforcer l’autorité du pouvoir central sur l’ensemble du territoire, mit pratiquement fin à l’autonomie de nombreuses régions et au long isolement du Guilân qui avait été jusqu’alors gouverné par des seigneurs locaux. Par ailleurs, les grandes puissances européennes qui désiraient à l’époque former des alliances pour affaiblir l’empire des Ottomans s’intéressaient de plus en plus au jeune empire des Safavides, adversaire des Ottomans sunnites tant sur les plans politique et militaire, que du point de vue confessionnel et religieux. Le rapprochement avec l’empire safavide pouvait donc permettre aux puissances européennes de contourner géographiquement les Ottomans, en établissant des contacts avec les Perses « par un pont qui relierait l’Europe de l’Est, surtout l’Ukraine, au Guilân (nord d’Iran) par la Volga et la mer Caspienne. » [4]
Pendant la seconde moitié du règne de la dynastie des Qâdjârs (1786-1925) apparut un nouveau mouvement pictural que les historiens de l’art nommèrent plus tard Ghahveh-Khâneh (littéralement, « Maison de café ») pour insister sur ses origines, ses caractéristiques et ses fonctions populaires. Les problèmes politiques, économiques et sociaux auxquels devait faire face la dynastie avaient inévitablement entraîné une décadence socioculturelle et le déclin des arts dits « nobles », soutenus autrefois par la cour et les grands mécènes. Dans ce contexte d’instabilité sociale et politique, l’art pictural iranien connut un nouveau dynamisme hors de la cour et de la haute société, et se rapprocha de la vision et des sensibilités de l’homme de la rue (et du bazar, comme on dit en persan) : la peinture dite de Ghahveh-Khâneh se développa donc dans les milieux populaires et trouva un terrain favorable pour se promouvoir dans les lieux de culte : Tekkiyeh [5], Saqqâ-Khâneh [6], mausolées...
Après l’introduction en Iran des procédés de l’impression lithographique, les éditeurs commencèrent peu à peu à illustrer leurs ouvrages avec des gravures populaires aux thèmes majoritairement religieux : iconographies des saints (le vénéré Imâm Ali et ses descendants…), représentations des scènes de l’événement de l’Ashourâ, etc. Selon les experts, il existait des points communs esthétiques et thématiques entre ces gravures illustrant les petits livres populaires de l’époque d’une part, et de l’autre, les peintures murales des mausolées du Guilân, en ce qui concernait notamment l’usage des lignes et des contours ou méthodes visant à donner du relief aux personnages principaux.
A l’instar d’autres régions iraniennes, les habitants de la plaine orientale du Guilân organisaient des représentations de ta’zieh - genre théâtral commémorant le martyre de l’Imâm Hossein et de ses compagnons - pendant le mois de Moharram et parfois après la récolte du riz. Ces spectacles religieux prenaient souvent place devant les lieux saints ou sur la place centrale des quartiers. Il y avait donc un rapport thématique direct entre l’organisation de ces cérémonies et les peintures murales des mausolées.
Si les mausolées avaient une fonction cérémoniale à des dates précises du calendrier religieux (ou agricole), ils étaient aussi considérés comme un lieu de recueillement pendant toute l’année, marqués par le rythme de la vie quotidienne des habitants. Ces endroits sont aujourd’hui encore lieux de paix et de refuge où les gens viennent tantôt pour prier, tantôt pour faire des vœux. Les pèlerins viennent demander l’intercession des saints pour la guérison de leurs êtres chers malades, l’abondance de leur récolte annuelle…
Les habitants du village ou du quartier se chargent eux-mêmes des réparations, des restaurations et de l’entretien des Imâmzâdehs [7]. Ils y consacrent toujours le meilleur de ce qu’ils ont : le maçon y travaille avec plus zèle qu’ailleurs, le menuisier y utilise le bois de meilleure qualité, et les dames y viennent pour soigner les lieux comme elles le font chez elles. Les peintures qui décorent les murs établissent des liens émotionnels profonds entre l’espace et les pèlerins. La représentation des scènes de l’événement de l’Ashourâ, du courage du vénéré Abbâs ou du dévouement du jeune Ghâssem ne manquent pas de faire verser des larmes aux visiteurs, dont certains viennent parfois à l’aube au mausolée pour prier et se détacher pour un moment de toute préoccupation terrestre.
La peinture murale la plus ancienne des bogh’eh du Guilân qui a été conservée jusqu’à nos jours date du XVIIIe siècle : cette peinture murale se trouve au mausolée de Seyyed Hossein au village de Liyalestân. La peinture murale la plus récente, réalisée il y a une cinquantaine d’années (1963), orne quant à elle le mausolée de Seyyed Ali Kiâ situé dans le village de Malât-Rânkouh. Cela signifie que malgré la popularité de cet art pictural au service de la religion, cette tradition ancienne est aujourd’hui menacée de disparition dans la province du Guilân.
Au-delà des distances géographiques et des différences de styles et d’époques, les chercheurs sont unanimes pour dire qu’il existe des facteurs thématiques et scéniques communs ou des compositions similaires parmi des peintures murales qui ont été réalisées, par exemple, à 50 ans de distance par des artistes différents, dans des villages qui se situent à des dizaines de kilomètres l’un de l’autre. Ces œuvres murales reprennent par exemple des éléments visuels similaires, voire identiques, et représentent parfois exactement la même scène d’un événement important de l’histoire de l’islam : le Voyage nocturne et l’Ascension du Prophète, ou la bataille de Karbalâ. « Il est difficile d’admettre que les œuvres d’art, réalisées à des époques historiques différentes mais qui représentent le même sujet - souvent tiré des croyances religieuses -, soient uniquement fruits d’une contingence soumise au hasard. » [8] Qui plus est, les peintures murales des mausolées n’ont pas de lien direct avec la personnalité à qui le monument funéraire est dédié.
Trois personnages féminins de l’événement d’Ashourâ sont presque omniprésents dans ces peintures murales : la vénérée Zeynab et les jeunes Sakineh et Roghayyeh, respectivement sœur et filles du vénéré Imâm Hossein. Ces deux dernières sont souvent représentées en train de demander de l’eau à leur oncle, le vénéré Abbâs. Dans certaines œuvres, d’autres femmes du camp de l’Imâm Hossein ou celles de Koufa sont également représentées par les artistes.
Du point de vue sociologique, ces œuvres picturales s’adressent directement aux classes populaires et paysannes. Elles se mettent d’ailleurs au service d’une lecture « militante » de la religion : dans la plupart de ces œuvres, les « héros » sont présentés dans une perspective épique et combattante.
Il arrive aussi que le peintre se permette d’aller au-delà du contexte historique des événements représentés, pour décorer le tableau avec des motifs, des objets ou des êtres vivants (animaux et oiseaux) qui appartiennent à son environnement immédiat. Pas étonnant donc que, dans certaines de ces peintures murales, les anges (au féminin) portent les mêmes habits ornés de vieilles pièces de monnaie que des femmes du Guilân, ce qui montre à quel point le peintre se laisse influencer par son milieu et la culture populaire de son temps.
Le peintre populaire travaille en toute liberté et ne se soumet guère ni aux conventions, ni aux contraintes. Il semble détester le vide et essaie de faire occuper tous les espaces : c’est pourquoi les objets et les personnes qui peuplent son œuvre semblent parfois vouloir jaillir du cadre. Le peintre se concentre davantage sur les aspects figuratifs et narratifs de son travail. En faisant peu de cas des règles de base de la perspective, il n’hésite pas à peindre en « grande taille » les personnages qu’il aime, alors que les « méchants » sont dessinés petits, laids et informes.
En outre, le peintre veut « raconter » l’ensemble des épisodes d’une histoire sur un seul tableau, ce qui semble le pousser à passer outre toutes les règles de la représentation scénique : en refusant de reconnaître les « règles des trois unités » (de lieu, de temps et d’action), le peintre veut montrer sur un seul tableau tout ce qui s’est passé à des lieux et moments différents. Ainsi, lorsqu’il s’agit de la représentation de l’événement d’Ashourâ, un seul personnage (par exemple, celui du vénéré Imâm Hossein) peut être représenté plusieurs fois sur le même tableau, mais à des épisodes différents de l’histoire que le tableau narre.
L’absence des clairs-obscurs, le non-respect de l’anatomie et des proportions, l’usage de couleurs crues et la faible variété des couleurs (le peintre tend à se limiter à quelques couleurs : azur, vert, bleu persan, rouge, ocre, jaune, noir) sont d’autres caractéristiques de ces peintures populaires.
Au Guilân, les bogh’eh ont souvent été construits à partir des mêmes matériaux que les maisons des habitants. Ils se conforment également aux mêmes caractéristiques techniques que les maisons des milieux ruraux de la province : la superficie, la taille, la hauteur, les décorations architecturales… Les murs sont tantôt en bois, tantôt en briques crues, torchis ou chaux.
Les anciens monuments religieux de la province obéissent souvent à des plans architecturaux très simples. Les édifices funéraires sont de tailles variées mais modestes, et toujours de forme carrée ou rectangulaire. La taille du bâtiment peut également dépendre du nombre des tombes qui s’y trouvent. Par exemple, le plus grand de ces édifices est celui de Malât-e Rânkouh (12×12 m.) à l’intérieur duquel se trouvent douze tombes attribuées à douze Imâmzâdehs. La tombe se trouve souvent au milieu de la pièce. Elle peut être surmontée d’une grille ouvragée appelée zarih, souvent en bois. Ces dernières années, les habitants des villages ont remplacé certains de ces anciens zarih par de nouveaux ouvrages métalliques. La porte d’entrée est souvent basse de sorte que pour y passer, il faut baisser la tête en signe de respect pour la personne inhumée à l’intérieur du mausolée. Les peintures murales peuvent avoir des positions variées en fonction de la taille des murs ou de l’espace intérieur du bâtiment. Dans certains mausolées, ces peintures couvrent toute la surface d’un mur, tandis que dans d’autres édifices, la taille de l’œuvre est réduite par rapport à celle du mur. La taille de ces peintures murales varie de 50×70 cm. à 3×12 m.
[1] Côté ouest
[2] Côté est
[3] Savory, Roger, Irân-e Asr-e Safavi (Iran Under the Safavids), traduit en persan par Kâmbiz Azizi.
[4] Ibid.
[5] Lieux de rassemblement dédiés aux commémorations du martyre du vénéré Imâm Hossein.
[6] Type de fontaine aménagée dans les passages publics pour fournir de l’eau à boire aux passants.
[7] En persan, le mot signifie littéralement « né d’un Imâm », et est aussi utilisé pour désigner un mausolée spécifique dédié aux descendants des Imâms.
[8] Jalilâbâdi, Bâyram-Ali, Morouri bar Naqqâshi-ye Amiyâneh-ye Irân (De la peinture populaire d’Iran), thèse de doctorat.