N° 106, septembre 2014

A qui puis-je dire bonjour ?


Arezou Abdi


Simin Dâneshvar

La nouvelle A qui puis-je dire bonjour ?, publiée en 1980 dans un recueil de nouvelles qui porte le même titre, est écrite par Simin Dâneshvar (Shirâz, 28 avril 1921 – Téhéran, 8 mars 2012), l’une des premières écrivaines contemporaines iraniennes. L’œuvre romanesque de Simin Dâneshvar occupent une place particulière dans la littérature iranienne contemporaine. Malgré le rôle relativement limité du personnage de la femme dans une grande partie des histoires iraniennes - et parfois même dans celles écrites par des femmes -, Simin Dâneshvar présente la femme sous tous les aspects de sa personnalité. Les sujets de la plupart de ses histoires sont empruntés à la vie réelle. La diversité de ses personnages et les thèmes abordés reflètent sa compréhension profonde des multiples facettes de la société iranienne.

Qui reste-t-il vraiment à qui je peux dire bonjour ? Madame la Directrice est morte, Hâdj Esmâ’il a disparu, ma fille unique est tombée dans les griffes d’un loup, le chat est mort, la pince à charbon est tombée sur l’araignée et elle est morte, elle aussi. Maintenant, qu’est-ce qu’il tombe comme neige ! A chaque fois qu’il neige, mon cœur se serre tellement que j’ai envie de me taper la tête contre les murs. Le médecin du dispensaire a dit : « A chaque fois que tu souffres et que tu n’as personne à qui te confier, parle, parle-toi à haute voix ! » De cette façon, on devient sa propre pierre de patience [1]. Il a dit : « Va dans le désert et crie ! Insulte qui tu veux ! »

La neige tombait tellement qu’on voyait bien qu’elle ne s’arrêterait pas de sitôt. Il neigeait comme cela depuis le début de l’hiver. La neige était gelée par terre. Où les gens pouvaient-ils bien faire tomber la neige de leur toit, à part dans les ruelles ? Aller et venir, c’était l’affaire des gens costauds, des jeunes sportifs et des enfants sans cervelle dont l’école était fermée. S’il ne neigeait pas, il y aurait une hausse inattendue des prix, la famine, et on parlerait du rationnement de l’eau et de l’électricité. S’il neigeait, l’école serait fermée et la vie paralysée. Hier soir, il y a eu une panne d’électricité dans la rue Alâee. Kowkab Soltân était assise, les pieds sous le korsi [2], le regard fixé dans l’obscurité. Elle allait perdre la tête, son cœur battait très fort, comme un tambour de machine à laver. Elle s’est dit qu’elle deviendrait folle si elle ne sortait pas de la chambre et du noir. Elle s’est levée, descendue les marches à tâtons, et s’est tenue sur le seuil de la porte dans le froid et les ténèbres. Un vent froid soufflait et l’enfant du voisin pleurait. Avant-hier soir, leur tuyau d’eau avait éclaté, cela faisait trois jours que l’éboueur n’avait pas ramassé leurs ordures. Kowkab Soltân, retraitée du Ministère de l’Education nationale, avait peu de choses à mettre à la poubelle. Lorsque le tuyau d’eau avait éclaté, il n’y avait pas eu de dégâts chez elle. Elle habitait à l’étage du dessus, voisine de Monsieur Panirpour qui avait deux grandes pièces, une cuisine et des toilettes. Il avait trois filles d’âge mûr et un mastodonte de femme. Les voisins l’avaient surnommé Panirpour [3] parce qu’il vendait des produits laitiers au début de la rue Jâleh et il ne faisait crédit à personne, même à vous. Son vrai nom était Monsieur Shariatpour Yazdâni. Pour faire ses ablutions et ses besoins, Kowkab Soltân descendait prendre de l’eau au robinet de la cuisine. Elle ne cuisinait pas beaucoup. Son dentier irritait constamment ses gencives et sa langue. Sa chambre était grande comme un mouchoir de poche, sans aucun meuble. Elle avait donné tout ce qu’elle possédait à son gendre comme dot pour sa fille. Kowkab Soltân sortit ses pieds du korsi, se leva et se mit à regarder la neige derrière la fenêtre. Les toits étaient déjà tout blancs et les pins de la maison voisine étaient couverts de neige. Les stalactites du toit de la maison d’en face étaient déjà là hier, avant-hier, dès le début du Sagittaire [4] . Comme son cœur était lourd de chagrin ! Depuis la veille, elle n’avait cessé de penser à Hâdj Esmâ’il. « Quels plaisirs nous avons eu ensemble ! Hélas, c’est passé très vite. L’été, lorsque Madame la Directrice se rendait à Evin, Hâdj Esmâ’il réchauffait l’eau du bain, m’y mettait, me lavait et me relavait, il me savonnait, me chatouillait et on éclatait de rire. On se chuchotait, on se murmurait des mots d’amour et on se consolait. Sur le lit de Madame la Directrice, au milieu de la cour, on mettait un tapis et on se mettait à fumer de l’opium. On goûtait de l’eau-de-vie jusqu’à s’enivrer et on couchait ensemble, sous la moustiquaire de Madame la Directrice. Il m’avait appris à lire et à écrire. Je lui lisais Amir Arsalân qu’on a relu cinq fois. Shamsol-Ghahghaheh trois fois, Le Baiser d’Azrâ deux fois. Madame la Directrice avait beaucoup de livres qu’on pouvait prendre et ramener plus tard. Hâdj Esmâ’il était le gardien de l’école et moi, j’étais la bonne à tout faire de Madame. J’égrenais les grenades et les apportais à l’école à dix heures, et lorsqu’il n’y en avait pas, j’apportais du sirop. Je préparais le déjeuner, le soir elle ne dînait pas, elle buvait seulement un verre de lait et allait se coucher.

Sacrebleu ! On avait épuisé toutes les ruses possibles pour s’amuser dans cette ville : combien de fois sommes-nous allés au théâtre et au cinéma ! On a vu Le Voleur de Baghdad, Hansa l’Arabe, Les Secret de New York, Arshin Malalan - quatre ou cinq fois. Notre argent semblait inépuisable. Madame la Directrice me payait tandis que Hâdj Esmâ’il recevait un salaire du Ministère. Le médecin du dispensaire m’a dit : « Parle-toi à toi-même ! Extériorise ce qui te rend heureuse et ce qui te rend triste ! Ne les garde pas pour toi ! »

On est allé à Karbalâ, on a supplié l’Imâm Hossein de nous donner un enfant. Dieu nous a donné Robâbeh. L’année suivante, Hâdj Esmâ’il est allé au travail et n’est pas rentré le soir. Aussi simple que cela, le bonhomme avait disparu. Madame la Directrice, le service de sécurité, la police, tout le monde l’a cherché. Moi-même, j’ai pris Robâbeh dans mes bras et je suis allée d’un bureau à l’autre, c’était comme s’il n’avait jamais existé, plus aucune trace de lui. J’ai couché Robâbeh et je me suis mise toute seule à fumer de l’opium. J’avais habitué le chat de Madame la Directrice à l’odeur de l’opium et dès que celle-ci se répandait, il venait s’asseoir à coté de moi, fermait les yeux et reniflait. Je soufflais la fumée sur lui et il s’étirait. Puis j’ai habitué l’araignée à la fumée. Elle avait tissé une toile dans le coin de la chambre, l’odeur de l’opium s’élevant, elle descendait près du réchaud et ne bougeait plus. La pince à charbon est tombée sur elle et elle est morte. Madame la Directrice a écrit une lettre pour que je remplace Hâdj Esmâ’il comme concierge de l’école, elle m’a gardée dans sa maison jusqu’à sa mort. Que Dieu bénisse son âme ! Elle disait : « Ton travail a doublé, tant mieux ! C’est en travaillant beaucoup que tu pourras supporter cette longue vie sans compagnon. » Elle était contrariée de me voir fumer. Elle m’a tellement grondée que j’en ai perdu le goût. Et plus, j’avais tant à faire que je n’avais plus le temps de fumer. Dans la maison de Madame la Directrice, je faisais le ménage et à l’école, je nettoyais les toilettes et les salles de classes, j’apportais les relevés de notes des élèves chez eux et recevais un pourboire. Peu avant le Nouvel An, je plantais des labdanums dans les pots en céramique, je faisais germer du blé et des lentilles dans des vases en terre cuite que je déposais dans le bureau de Madame la Directrice ou bien je les emmenais chez les professeurs et je recevais un pourboire qui s’élevait entre 2 et 10 toumans. J’ai fait tout ça pour que Robâbeh vive à l’aise. Je l’ai habillée comme les filles nobles jusqu’à ce qu’elle ait obtenu son bac. Si Madame la Directrice n’était pas décédée, je ne l’aurais pas mariée. Elle est décédée et j’ai perdu mon logement. Après 18 ans de travail, j’ai été mise à la retraite. On m’a dit : « C’est le moment ! » et on m’a chassée de la maison de Madame la Directrice. J’ai été obligée de gâcher la vie de ma fille en la mariant à une canaille qui travaillait à l’étude du notaire Lachini. Il était très arrogant ! Qu’est-ce que je pouvais faire ? La fille avait belle allure et s’habillait comme les filles riches, elle allait chaque semaine chez le coiffeur. Avec une retraite et une chambre louée, ce n’était pas possible ! Et plus, elle n’avait pas été acceptée à l’université.

Le médecin du dispensaire a dit : « Insulte à voix haute qui tu veux, ça te calmera ! » maintenant, ma bouche est toujours remplie d’injures. Dieu sait si j’étais bonne vivante, j’aimais les ruisseaux, les arbres et la lune dans le ciel.

Personne ne m’a appris ni le jeûne ni la prière. Quand j’étais à Karbalâ, j’imitais Hâdj Esmâ’il ; il priait à haute voix et moi, je répétais ses paroles dans mon cœur. J’ai tout oublié quand je suis arrivée à Téhéran. Par contre, je sais comment insulter. J’insulte tous les hommes sans cœur, je les maudis. Certains hommes sont restés humains, ont tenu leur parole et sont morts, d’autres ont disparu. On a amené Mirzâ Rezâ Kermâni au Parlement, les hommes nobles et les riches étaient assis côte à côte. Ils répétaient sans cesse : « Mirzâ Rezâ, dis bonjour ! » Il répondait : « A qui je dis bonjour ? »

Je dois aller acheter du lait pour faire du riz au lait. Non, je vais faire de la bouillie. Mais comment sortir ? Il fait un froid de canard. Les bottes américaines Bella que je viens d’acheter sont trop grandes et m’écorchent les pieds, mon oreille droite résonne, j’ai mal au genou droit. Depuis hier soir, je n’arrête pas de penser à Hâdj Esmâ’il et ma tête bourdonne. Il faut que je sorte, si je reste dans la chambre à me parler à moi-même, je vais devenir folle. J’en ai le cœur tout retourné. Je vais envelopper mes pieds de papier journal, puis j’enfilerai les chaussettes de laine que j’ai tricotées, de cette façon, les bottes seront à ma pointure. Comme le tricot m’a aidé à cette époque-là ! Tricoter évite de penser à ses problèmes. Jusqu’à maintenant, j’ai tricoté dix petits pulls en laine pour Massoud et Mansour. Quels jolis motifs j’y ai tricoté ! Mais mon gendre leur a interdit d’accepter mes cadeaux. Maintenant, je tricote et détricote. Je n’ai plus personne pour qui tricoter ni d’argent à dépenser. Les prix ont flambé et la vie humaine a perdu de sa valeur.

Dès le premier jour, je lui ai dit que ma fille était ma seule richesse au monde. A Dieu ne plaise qu’on l’éloigne de moi. Mais dès le début, ce crétin a cherché querelle. Sinon, pourquoi aurait-il loué une maison à Bâgh-e Sabâ, très loin de moi ? Je lui ai parlé correctement, mais il m’a chassé de chez ma fille. Maintenant, je sais ce que je dois faire. Je vais apprendre la prière du déshonneur de Madame Panirpour. Je vais réciter cette prière sur le toit des toilettes de la maison de mon gendre pour qu’il soit maudit et qu’il crève. Madame Panirpour connaît toutes sortes de prières. Ne m’avait-elle pas dit l’autre jour sur le toit de réciter la prière du déshonneur [5] ? Le jeudi soir, les Panirpour écoutent les sermons de Monsieur Râshed et ils mettent la radio tellement fort que tous les voisins l’entendent. J’aime écouter les chansons de Ghamar-ol-Molouk Vaziri, elle chante comme un rossignol. Madame la directrice avait quelques disques d’elle et je n’ai pas compris qui les a pris. En été, alors que l’école était fermée, elle allait à Evin Darakeh, que Dieu la bénisse ! Nous arrosions la cour et les pétunias que nous avions plantés et sous le treillage de la vigne, nous mettions les disques de Zelli ou Eghbâl-ol-Soltan. Je faisais du sirop de citron et en donnais à Hâdj Esmâ’il. Je lui disais : « Que ça te fasse du bien ! » Il disait : « Bois la première ! »

Couverture de la nouvelle A qui puis-je dire bonjour ?

Je serai tellement heureuse que Robâbeh me rende visite avec ses enfants Massoud et Mansour. J’ai supplié Massoud de me donner un bisou pour l’amour de son arrière-grand-père et il a mis sa joue devant mes lèvres.

Il faut faire la prière du déshonneur sur le toit des toilettes, après le lever du soleil, puis il faut maudire Yazid et Moâvieh [6]. Madame Panirpour me l’a dit. Avant l’hiver, assise sur le toit, elle est venue préparer ses herbes. Le soleil nous faisait fête. Je suis allée sur le toit pour pendre le linge sur le fil. J’étais trop triste. Je lui ai dit bonjour. On a parlé et ri ensemble. Puis je lui ai dit que j’avais profité de tous les plaisirs de ce monde, après je lui ai parlé de mon gendre qui m’a beaucoup fait souffrir. Elle a dit : « Fais la prière du déshonneur pour que Dieu le maudisse. Je ne sais pas pourquoi à partir de ce jour-là, elle m’a fait la tête et lorsque nous nous croisions, elle faisait semblant de ne pas me connaître. J’apprendrai quand même avec elle la prière du déshonneur. Si seulement il y avait du soleil et peu de neige sur le toit des toilettes ! On dirait que Dieu a secoué sa couette déchirée dont les cotons se sont dispersés partout. Que Dieu me pardonne ! Je ne deviendrais jamais sage. J’ai la tête vide. « T’as tellement blasphémé que t’as récolté le malheur. » Je lui ai seulement dit : « On se demande si t’es vraiment un homme. Tes frères, ces espèces de géant et toi-même avez exploité ma fille. Enceinte, prête à accoucher, elle tenait avec une main la gamelle de son fils et de l’autre, la main de ce bâtard de Massoud. Elle lave le linge de toute ta famille, repasse, cuisine, tandis que ta mère égraine son chapelet et donne des ordres. Tes frères l’ont traitée comme une bonne. Toi-même quand tu rentres de ton travail, elle t’apporte de l’eau chaude et te lave les pieds et ponce tes verrues. Je l’ai vu moi-même, bien que ma vue soit faible. » Chaque fois que j’allais leur rendre visite, je sentais qu’en repartant mes jambes pesaient des tonnes. Lui, il était de mauvais humeur, sa mère ne cessait de nous faire des reproches, ses frères ricanaient. J’en avais par-dessus la tête ! Depuis j’y suis allée très peu. Un jour, en fin d’après-midi, je suis allée voir Massoud à l’école maternelle. J’ai vu Robâbeh qui d’une main tenait son caddie et la gamelle de l’enfant et de l’autre la main de Massoud. Ma fille, en fin de grossesse, glissait sur la neige et Massoud ronchonnait en disant "prends-moi dans tes bras". Je l’ai pris moi-même dans les bras et nous sommes rentrés dans leur vilaine maison. Mon gendre était vautré sous le korsi et cassait des graines de tournesol entre ses dents. Sa mère priait dans un coin. Ses frères n’étaient pas encore arrivés. J’ai dit : « T’es vraiment un homme ? Tu ne pouvais pas aller chercher ton enfant à l’école maternelle ? Que tu crèves ! » Je l’ai injurié et lui ai sorti tout ce qui me passait par la tête. Il en était stupéfait. Il s’est levé, m’a attrapé le bras et m’a traînée hors de la pièce et m’a jetée dehors en m’insultant : « Espèce de femme grossière, espèce de mégère, vieille sorcière… » Qu’est-ce qu’il n’a pas dit ! En plus, il a la main leste. Il frappe ma fille. Les voisins l’ont entendu dire à ma fille : « Evidemment, avec l’éducation des bas-fonds que ta mère t’a donnée ! » J’ai entendu dire que ma fille a accouché de son fils Mansour sans sage-femme. Maintenant, il doit avoir vingt mois. Peut-être parle-t-il déjà. C’est sa belle mère qui a dit que pour un deuxième, il n’y avait pas besoin de sage femme. C’est elle-même qui a attrapé Mansour lorsqu’il est sorti du ventre de sa mère. Les voisins l’ont-ils aussi aidée ? Entendre cela m’a été insupportable. J’ai acheté trois kilos de mandarines pour aller voir ma fille. Son teint était jaune comme du curcuma, elle avait mauvaise mine et elle n’allait pas bien, n’avait même pas la force de s’assoir dans son lit. D’un ton suppliant, elle m’a dit : « Maman ! Ne reste pas ici ! Pars ! Remporte les mandarines ! S’il comprend que tu es venue, il va me battre. Qui sait quand je pourrai me lever du lit. J’ai un tas de linge sale à laver. » Je me suis fâchée et j’ai dit : « Robâbeh, que je meurs avant toi ! Ce n’est pas une vie ça, c’est la mort. Ton père et moi, que Dieu le bénisse ! On a profité de tout ce qui est beau dans ce monde, et toi, tu souffres et tu endures ! Combien de fois on peut vivre ? Ton père t’emmaillotait, il te chantait une berceuse, il te lavait, te promenait. » Elle répondit : « Maman, j’ai deux enfants, je ne peux pas divorcer, et il n’est pas si méchant avec moi. » Je lui ai dit : « Pour faire la bonne, à toute faire, ce n’était pas la peine de faire des études... Robâbeh, tu me prends pour une gamine ! Qu’est-ce qu’il peut te faire de pire encore ? » Il m’a interdit d’aller à l’école de Massoud. J’irai à la boucherie, à l’épicerie, chez le fromager près de chez eux, peut-être me donneront-il des nouvelles du petit. Ils m’ont dit que Robâbeh portait des lunettes, tant elle a étudié, je ne sais pas, peut être il l’a frappée à la tête. Qu’est-ce que j’entends là ! On m’a dit qu’il lui a brisé le crâne et qu’il a battu Massoud jusqu’à lui faire saigner l’oreille.

Je le maudis beaucoup, et si une seule de ces malédictions se réalise, cela lui suffira jusqu’à soixante-dix générations. Qu’est-ce que je peux faire si le méchant prospère toujours. « Robâbeh ! Ton père et moi avons bien profité de la vie, et toi aussi, on t’en a pas privé. » Je me suis dit : « Tant que tu seras à la maison, tu n’auras pas de soucis, car le jour où tu seras mariée, tu auras beaucoup de choses à faire », mais je ne pensais pas à ce point ! Ses belles-sœurs, lorsqu’elles sont malades, ont le culot de s’installer chez leur maman chérie, et qui va vous soigner ? « Robâbeh ! Apporte du jus de fruit, fais de la soupe au poulet, cours acheter du lait, réchauffe le ! » Madame la Directrice, que Dieu la bénisse, disait : « Laisse ta fille tranquille, qu’elle s’occupe de ses études, tu veux qu’elle devienne comme toi ? Mais tu ne sais pas que la femme appartient toujours à la classe laborieuse. » Que ta tombe soit éclairée ! Tu étais tellement savante !

Je dois me lever aller acheter du lait, non, je vais préparer de la bouillie [7]. Ce fichu dentier m’irrite les gencives. Le médecin du dispensaire m’a dit : « Quand tu en as marre de la solitude, sors ! » Elle s’est levée et s’est regardée dans le miroir. La racine de ses cheveux était blanche, le reste auburn avec le bout noir. Ce n’était pas pour rien que son gendre l’avait traitée de sorcière, elle ne savait pas que les soupirs venant du cœur faisaient blanchir les cheveux. Quand elle était enceinte de Robâbeh au neuvième mois, son cœur la démangeait. Madame la Directrice a dit que c’étaient les cheveux du bébé qui poussaient. Elle disait, de quelque domaine que ce soit, dans l’état actuel des choses, la femme fait partie de la classe laborieuse.

Elle souleva un coin du tapis en coton et ramassa un toman qui était dessous. Elle pensa : "Quel dommage d’avoir donné deux tapis de laine en dot à mon gendre !" Elle se couvrit de son voile de prières, prit son parapluie couleur jujube et sortit. Elle marchait avec prudence, appuyant sa main aux murs, aux fenêtres et aux gouttières métalliques des maisons. Elle aurait pu laisser son dentier à la maison, mais elle avait honte de paraître édentée et ridée. Elle devait prendre l’avenue Alaee jusqu’au bout et tourner derrière l’Organisation de la Planification. Dans l’avenue Shâh Abâd, il y avait toutes sortes de magasins. Elle pouvait passer devant la gendarmerie pour aller à l’Avenue Jâleh et acheter du lait chez M. Panirpour, le fromager. Mais il ne restait plus de lait, ni en bouteille, ni en paquet, ni en vrac. Que Téhéran tombe en ruines sur la tête des gens cruels, avec son hiver dur et glacial, son été torride, sans rivières, sans arbres, sans ruisseaux ! Madame la Directrice disait que cette ville s’étalait partout comme une tache d’encre sur un buvard, comme un crabe écartant ses pinces. Tombe en ruine ville ressemblant aux carpes et aux crapauds !

Elle est allée chez le boucher. La femme de Monsieur Panirpour achetait de la viande, elle avait commandé un gigot de mouton. Monsieur Jafar était en train de le préparer, il coupait l’os en deux. La viande était fraîche, non congelée. Un vrai mouton iranien ! Elle a demandé 2 kilos et 700 grammes. Ce n’est pas étonnant que les gens grossissent et aient un double menton. Madame Panirpour portait un foulard en laine, des gants, un tailleur revêtu d’une pelisse. Elle sortit de sa poche un billet de 50 tomans qu’elle donna à Monsieur Jafar. Celui-ci s’était coupé le doigt et l’avait entouré d’un morceau de chiffon plein de sang. Elle attendit que Madame Panirpour parte. Elle tendit la main pour donner un toman à Monsieur Jafar. Monsieur Jafar prit de l’étal un peu de graisse, de peau, de viande et un os congelé et mit le tout sur la balance. Kowkab Soltân dit : « Monsieur Jafar, ne me donne pas la viande congelée de je ne sais quel cimetière ! C’est bon pour engraisser les arbres ! » Il dit d’un ton de réprimande : « C’est comme ça ! Avec un toman, je te donne du filet ? » Il mit les déchets de la viande dans un papier journal et les donna à Kowkab Soltân. Si Hâdj Esmâ’il avait été là, est-ce qu’il aurait osé faire ça ? Quelle panique s’empara d’elle ! C’était une vraie maladie. Elle redoutait que son gendre refuse toute réconciliation et qu’elle reste seule sans pouvoir voir sa fille. Près de la station à essence, elle a glissé et a failli tomber. Le trottoir était tellement gelé qu’on aurait dit du verre, et maintenant la neige allait le recouvrir. En plus, s’ajoutait la peur de la neige. Elle avait peur que la neige tombe au point de ne pas pouvoir sortir de chez elle, ni aller au Parc Sabâ ou encore aller chez le laitier, le boucher et l’épicier près de chez sa fille pour avoir de ses nouvelles. Elle craignait qu’il neige tellement que la porte d’entrée de la maison soit bloquée et que les gens soient obligés d’aller et venir par les toits, elle qui avait des voisins aux toits pentus. Elle avait peur d’être prisonnière dans sa maison et d’attraper le virus venant du Japon, vomir au point de perdre toute son eau, de rester seule sans infirmière, de mourir et de pourrir. Mais la mort ne lui faisait pas peur, elle qui était si bonne vivante ! Elle avait peur de la neige, de la maladie, de la solitude, des portes fermées et de la colère de son gendre, mais de la mort elle n’avait pas peur, à condition de ne pas trop souffrir ou d’en avoir conscience, comme dans le sommeil. Elle n’avait pas peur comme Madame Panirpour de rendre des comptes à Nakir et Munkir [8], le premier soir après la mort, elle n’y croyait pas du tout.

Elle devrait s’occuper pour ne pas craindre la solitude. Combien de fois encore devait-elle tricoter, détricoter et retricoter ? Elle avait pensé faire du patchwork et chercher dans ses baluchons les restes de tissus et les assembler pour en faire une housse de couette. Mais, pour qui ? Sa fille a peur d’accepter quelque chose de sa mère. Pour qui donc elle le ferait ? ہ qui peut-elle dire bonjour ? Qui reste-t-il à qui elle peut dire bonjour ?

Ces enfants qui sont sortis de je ne sais quelle vallée diabolique avaient envahi les rues pour jouer dans la neige. Ils glissaient sur le sol gelé, ce qui rendait encore plus glissant le passage pour les piétons. Une boule de neige est tombée brusquement sur son parapluie. Elle le referma et se retourna pour lancer une injure. Le visage des enfants était rouge et ils glissaient joyeusement. Elle n’a pas eu le cœur de les insulter. Est-ce qu’elle n’avait pas été enfant ? Est-ce qu’elle n’avait pas joui des plaisirs de la vie ? N’avait-elle pas mis le feu aux poudres ?

Au début de la Rue Alâee, les enfants avaient fait un grand bonhomme de neige. Il avait un seul œil, l’autre était bandé par un morceau de tissu noir et rond retenu par un cordon noir, et il portait une calotte noire. On aurait dit qu’ils exprimaient ce qu’ils avaient sur le cœur en le bombardant de boules de neige. Ils y avaient mis tellement d’énergie qu’on aurait dit que le sang allait sortir par les pores de leurs joues. Leurs yeux étincelaient. Un des enfants a glissé vers Kowkab Soltân qui se tenait à la gouttière d’une maison proche de chez elle, l’a heurtée et ils sont tombés tous les deux par terre. L’enfant s’est relevé aussitôt et a pris ses jambes à son cou. Kowkab Soltân était tombée d’un côté et son parapluie de l’autre et la viande, non, les déchets de viande qu’elle avait achetés se sont étalés sur le sol. Elle n’aurait jamais pensé en arriver là, comme si elle était abandonnée toute seule sur la neige dans un désert. Selon les conseils du médecin de la clinique, elle a commencé à crier : « Les dandys, espèce de bohémiens, de bâtards, on a fermé les écoles pour que vous tuiez les gens ? On se demande dans quel cimetière une telle engeance a été fécondée ! Au secours ! Ce bâtard m’a tué. Il m’a poussé à terre et s’est enfui. Peut-être mon bras ou ma jambe est cassé. Qu’on m’aide à me relever ! Que vous creviez ! Vous savez seulement faire des manières et sortir cinquante tomans de votre poche pour acheter deux kilos de viande ? اa vous est arrivé d’apporter un bol de yaourt à votre voisin ? Que ta mère te voit mort ! Qu’on m’en apporte la nouvelle ! Toi qui as éloigné ma fille ! T’es où Robâbeh pour voir ta mère dans cet état si misérable ? Et toi, Hâdj Esmâ’il, t’es où ? Moi qui riais toujours, vous voyez où j’en suis arrivée ! Je ne le souhaite à personne ! Vous les enfants malins, chenapans, à qui on ne peut rien dire sans que quelqu’un vienne à la rescousse !" Quelques passants se sont approchés, un jeune à lunettes, à barbe noire l’aide à se relever. Il a ramassé son voile de prières et l’a secoué pour faire tomber la neige et l’a posé sur elle. Une jolie femme a ramassé les déchets de viande, les a enroulés dans un papier journal et les lui a donnés. Le jeune homme l’a prise par les bras, l’abritant de son parapluie et a dit : « Je vais vous reconduire. » La jolie femme a ajouté : « Si vous pensez avoir quelques chose de cassé, je vous emmène au dispensaire. » Le cœur de Kowkab Soltân se mit à battre violemment, et même si sa bouche était amère, elle sourit. Tout à coup, elle imagina que ce jeune homme était ce gendre dont elle avait rêvé mais qu’elle n’avait pas, cette femme sa fille et tous les gens de la ville, sa famille. Cette idée réconforta son cœur un instant. Elle dit bonjour à tout le monde, soudainement elle se mit à pleurer à chaudes larmes, on aurait dit qu’elle venait de perdre Hâdj Esmâ’il.

Notes

[1Dans la culture populaire iranienne, l’expression de "la pierre de patience" désigne une personne qui est capable d’écouter les autres, leurs bonheurs, leurs malheurs, leurs caprices, leurs misères et leurs secrets profonds. Tout le monde a confiance en elle et trouve à travers son attention, sa bonté, son affection, la réponse à ses questions et parfois la solution à ses problèmes.

[2Table basse ronde ou carrée recouverte d’un tapis ou d’une couverture qui descend jusqu’à terre, sous laquelle on place un réchaud rempli de braises. En hiver, on glisse ses jambes sous le tapis ou la couverture et pendant longtemps, cette table a été l’instrument de chauffage le plus important dans la maison.

[3Panir en persan signifie fromage. Panirpour : Fils de fromage.

[4Un des signes du zodiaque correspondant au mois de décembre.

[5Selon une pensée superstitieuse iranienne, si on fait la prière sur le toit de la maison, Dieu déshonore la personne coupable.

[6Yazid, le fils de Moâvieh, est le responsable du martyre de l’Imam Hossein, le petit-fils du prophète de Mohammad.

[7Composée de farine, de lait et de sucre.

[8Selon la croyance islamique, Nakir et Munkir sont deux anges qui apparaissent au défunt pendant la première nuit dans la tombe. Ils lui posent des questions à propos de sa foi en Dieu, les prophètes et tout ce qu’il a fait de bien et de mal.


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