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J’envisageais de voyager dans le sud de l’Iran depuis longtemps. Je n’avais jamais été sur la côte du golfe Persique ou de la mer d’Oman. Je rêvais de le faire, jusqu’à décembre dernier où j’ai pu profiter de quelques jours de vacances pour m’y rendre.
Pour un employé, terme d’ailleurs devenu un petit peu péjoratif en persan, ce sont les vacances qui comptent avant tout, les vacances avant toute chose ! Le terme de vacances étant dérivé de la racine latine vacum, il appartient à la même famille que le mot vide. Il s’agit alors d’un vide qu’on devrait remplir, d’une perte que l’on va recouvrir. Quelle meilleure façon de faire cela que d’essayer de se replier sur soi au travers de la lecture et/ou de l’écriture, ou bien de tenter de répondre à la tentation toujours présente de fuir, de voyager. Le voyage se présente ainsi comme l’autre face de la très chère monnaie de la solitude.
Bien que pour un solitaire, voyager seul soit une habitude, voire une joie inépuisable, et que les Européens, surtout les Français, soient accoutumés à agir de la sorte, pour les Iraniens, même ceux qui sont amateurs de voyages, il semble de nos jours encore assez curieux de partir en voyage en solo. De fait, la famille et les amis ne cessent de nous accompagner, de nous raccompagner, partout et toujours.
Quant au moyen de prendre la route et de partir, j’ai personnellement toujours préféré le train. Le réseau ferroviaire iranien ne couvre malheureusement pas encore tout le vaste territoire du pays, mais de nombreuses villes et régions sont desservies par les voies ferrées. J’ai réalisé la plupart de mes voyages en compagnie de la famille ou en duo avec mon père, en voiture ou en prenant le train, et mes voyages solitaires en bus. Cette fois-ci, décidé à partir pour Bandar Abbâs et par là, à rejoindre l’île de Gheshm, j’ai opté pour le train, mon moyen de transport de prédilection.
Non seulement le train nous permet d’observer le cours du temps, le train de la route et le terrain de la nature, mais en rassemblant quatre ou six personnes dans un même compartiment, du moins dans le cas des trains classiques, il établit un contact temporaire avec quelques compagnons de route. C’est pourquoi je le trouve plus humain que d’autres moyens de transport.
En outre, le train s’avère être un moyen plus pratique que d’autres pour les destinations lointaines, car on peut passer la nuit couché sur un pseudo-lit, d’ailleurs souvent peu confortable, mais c’est mieux que rien, comme on dit en persan. Le proverbe persan dit ainsi : kâtchi beh(tar) az hitchi, ce qui signifie le kâtchi (type de halvâ, lui-même sorte de préparation sucrée à la farine de blé, qui signifie littéralement sucrerie en arabe), est mieux que rien » - équivalent approximatif de faute de mieux.
A l’aller, j’ai eu trois compagnons de route. Le troisième était séminariste, un jeune garçon portant une barbe clairsemée et qui était occupé à lire la revue Hamshahri Dâstân, mensuel littéraire appartenant au groupe de presse Hamshahri (littéralement concitoyen, lui-même rattaché à la Mairie de Téhéran), qui paraît depuis quelques années et est assez suivi par un jeune public étudiant et/ou érudit, ainsi que par une partie des écrivains et des amateurs de récit. En somme, c’est une revue plus populaire qu’intellectuelle.
Le premier et le plus remarquable pour moi était cependant un homme âgé d’une trentaine d’années qui faisait autrefois partie du corps des forces navales iraniennes mais qui, s’étant marié depuis quelques années et ne pouvant supporter sans ennui les longues périodes de séparation d’avec sa femme, avait renoncé à sa carrière quasi-militaire pour ouvrir un magasin dans le bazar de Bandar Abbâs et vivre une vie de petit commerçant. Je dis quasi-militaire car il était ingénieur, du moins je l’imagine, et non pas un homme d’armée. Bref, il avait demandé et obtenu sa retraite anticipée pour donner à sa vie un tout autre cours.
(J’ai toujours considéré les gens qui changent soudainement de métier comme courageux et je les respecte profondément, même s’ils quittent un métier auquel ils étaient destinés. Le monde des artistes et des écrivains regorge d’exemples de ce type. Rimski-Korsakov est le premier qui me vient à l’esprit, peut-être parce qu’il était militaire et devint musicien - plus précisément, un marin qui devint compositeur.
En Iran aussi, nous avons de nombreux exemples de telles reconversions, parfois même peu réussies, mais qui procurent de la satisfaction au moins aux personnes qui les effectuent. J’ai même considéré avec envie ceux qui changent de métier et optent pour une autre profession. Cependant et peut-être pour cette raison, j’ai peur de ne pas faire partie de cette liste à l’avenir. Mais qui sait ?)
Je suis vite devenu familier avec lui et nous avons bien parlé, à la différence du troisième qui était peut-être du même âge que moi, et qui était trop bavard pour qu’un taciturne comme moi puisse se réjouir de sa présence imposante. Il venait de Bandar Abbâs et possédait une personnalité ambitieuse et un peu hypocrite, avec un esprit énergique. Pour tout dire en un mot, il n’était pas du même groupe sanguin que moi, selon une expression persane moderne.
(Les bavards, et surtout les bavards, sont des gens qu’il faut essayer de comprendre, d’entendre et de tolérer, sinon d’excuser. Ils n’ont apparemment aucun autre recours que celui de s’exprimer par la parole, à dire par le vent, car les mots, dit-on, sont des souffles de vent (ou d’air). La parole passe pourtant, et la pensée reste. La parole part, elle est toujours en train de partir. Il n’est cependant pas facile de saisir la pensée et de la mettre en mots.
Pour cette raison, le nombre des bons penseurs et auteurs, qui constituent souvent un corps unique, est normalement inférieur au nombre des bons parleurs, les pies. Dans la culture classique (celle des sociétés de l’antiquité gréco-romaine), les deux facultés de bien parler et de bien écrire allaient souvent de pair, les deux appartenant au domaine fort privilégié de la rhétorique. Qui pourrait imaginer un Cicéron sans l’une de ses aptitudes ?)
Ce bavard qui était mon compagnon de route, heureusement provisoire, admirait et, disait-il même, enviait, le fait que je voyageais seul. Lorsqu’on est allé se coucher, il a continué à nous importuner, en parlant à son amie qui lui envoyait des messages.
Nous sommes arrivés à Bandar Abbâs vers six heures du matin. A proximité se trouvent de très belles montagnes, plutôt des collines bigarrées qui, semble-t-il, contiennent des composés minéraux. La femme de mon ami taciturne (l’ancien marin) était venue en voiture à la gare chercher son mari bien aimé qui, m’avait-il dit la veille, avait quitté la marine pour la rejoindre et vivre auprès d’elle. Il m’a proposé de me déposer près de la jetée, sachant que je voulais partir immédiatement pour l’île de Gheshm.
Et me voilà marchant le long de l’avenue bordant la côte, cherchant un endroit où prendre un petit-déjeuner avant de me rendre sur la jetée. Mais c’était un jour férié. En vérité, j’avais voyagé durant la période des deuils du mois de Moharram croyant que, comme il s’agissait d’une région majoritairement sunnite, les magasins et restaurants seraient ouverts. De l’autre côté de la jetée se trouve un marché dont les plafonds en arcades m’ont un peu rappelés ceux de la rue de Rivoli.
Je me suis dirigé alors vers la jetée pour apprendre qu’en raison d’une mer forte, les bateaux ne partaient pas pour le moment. On attendit quelque temps, en vain, et je décidai donc de revenir au square où se trouve le marché des vendeurs de poissons, là où se trouve aussi un beau parc. Assis sur un banc, mangeant des amuse-gueules à titre de petit-déjeuner, j’entends la voix d’une femme d’âge moyen qui me demande de l’aide. J’accours vers une maison vétuste devant laquelle on a garé une voiture. A l’arrière de cette automobile, une vieille femme au visage crispé est couchée. De quoi souffre-elle ?
A ma grande surprise et désolation, je découvre qu’on a amputé la pauvre femme des deux jambes à la suite du diabète dont elle est atteinte. Déjà stupéfié par cette étrange scène matinale dans une ville dont je n’ai encore qu’une idée minime, je constate qu’un autre homme a accouru lui aussi, afin de porter la vieillarde souffrante en prenant la couverture sur laquelle elle est allongée. Nous emmenons la malade incapable de parler à l’intérieur de la maison, dans une salle très sobre, éclairée par la lumière du matin. Nous faisons alors la rencontre de son mari, un vieil homme atteint de la maladie d’Alzheimer. Ah ! Comme nous connaissons peu, nous autres citoyens de la classe moyenne urbaine (et surtout nous, habitants de la capitale), les grands héros de l’épopée du peuple de la province, souffrant à jamais, les foules en misère. Cet évènement marque un début choquant pour mon voyage, et continue de me hanter jusqu’à la fin de ma pérégrination méridionale.
Après avoir erré quelques heures dans la ville et regardé le temple des Sikhs à travers les barreaux (il était fermé pour cause de deuil), je cherche un restaurant pour déjeuner. J’en trouve un, qui avait inclus dans ses repas le ghelyeh mâhi, repas traditionnel du sud au goût aigre et à base de poisson. Délicieux, comme je m’y attendais.
Dans l’après-midi, je me rends de nouveau sur la jetée et me réjouis de savoir que la mer s’est calmée. Billet à la main et sac sur l’épaule, j’embarque sur ce que l’on nomme un bus marin. Autrefois, il y avait des lendjs, disons des barcasses, destinées à parcourir ce trajet, mais on les a remplacées par ces types de bateaux ressemblant aux bateaux-mouches parisiens.
Le court voyage maritime ne dure qu’une demi-heure. L’équipage ne nous permettant pas de rester debout sur le pont, la plus grande partie du trajet est passée, à défaut de mieux, à l’intérieur du bateau. On nous laisse cependant sortir quelques minutes avant l’arrivée, quand le phare et la jetée de l’île apparaissent au lointain. On y arrive avant le coucher du soleil.
En sortant du port, je prends un taxi pour me rendre au village de Berkeh Khalaf [1] , où je suis censé m’installer pour la nuit, dans un logement (pas tout à fait une auberge, vu le caractère rural de l’endroit) géré par une dame et sa famille et créé dans un but caritatif. Y travaillent des femmes chefs de famille et leurs enfants, qui gagnent leur vie en réalisant des objets d’artisanat locaux.
Avant d’arriver à cette "auberge", je demande au chauffeur de me conduire à l’une des attractions éco-touristiques de Gheshm, le célèbre et merveilleux lieu-dit Darreh-ye setâregân (littéralement vallée des étoiles) situé près de la principale périphérie littorale qui mène vers le village.
(Si vous voulez avoir une idée de ce à quoi pourrait ressembler Mars, venez visiter cette île magnifique. Je suis presque sûr que parmi les endroits que j’ai déjà visités ou vus sur écran, Gheshm est celui qui ressemble le plus à Mars.)
Au logement-auberge, je fais la connaissance de la responsable. Y est également logé un groupe de jeunes touristes iraniens, tous venus dans le cadre d’un voyage en groupe organisé par une agence de voyages.
La logeuse (l’aubergiste n’est pas un terme très exact ni tout à fait respectueux) m’invite à dîner avec les autres, qui me reçoivent chaleureusement. Avant ou après le dîner, je sors marcher dans les environs. Je me rends alors compte que le logement est au pied d’une colline, et j’ai la douce surprise de voir des renards fureter librement dans les alentours.
Oui, c’est vrai ! Je ressemble à un rover découvrant le champ de Mars, prenant plaisir à découvrir toute nouveauté naturelle, toute curiosité culturelle. C’est ça tout le charme du voyage, toute sa grâce inestimable. Je vois les enfants défavorisés de ce village au cœur de l’île, et je pense aux enfants de la classe moyenne et surtout de la classe aisée de la capitale. Qu’ils sont aimables, beaucoup plus que nous ne l’étions, nous autres enfants d’autrefois !
La nuit, je dors dans une petite chambre qui sert de grenier. J’ai des choses à lire avant de dormir, comme toujours – j’ai l’habitude des livres de chevet depuis mon jeune âge. Pour être franc, je souhaite mourir en lisant, ou plutôt lire en mourant. C’est mon seul souhait de mort, que personne ne peut empêcher d’aucune façon. Cela n’est pas négociable ! La mort, ce choix inéluctable de tout être vivant !
Comme la chambre où je dors sert de grenier alimentaire, le guide touristique me réveille le matin en voulant y prendre des fruits. Il ignore en fait que je dors là ! De toute façon, je dois me réveiller tôt car je n’ai qu’un seul jour pour visiter cette belle île. Je me suis arrangé hier avec le chauffeur pour qu’il vienne me chercher pour la suite des visites.
Cela va coûter cher, mais je n’ai pas d’autre solution, puisqu’il est absolument impossible de faire le tour de cette île plutôt imposante à pied en si peu de temps. Avant de partir, je prends le petit-déjeuner en compagnie du groupe de voyageurs, auquel s’est joint un touriste américain. Après avoir échangé quelques mots avec lui, je règle les frais de mon séjour et les repas que j’ai pris, et je dis au-revoir à l’affable logeuse, en la remerciant vivement de l’accueil et de l’hospitalité qu’elle m’a accordés.
Le chauffeur m’est d’une grande aide en tant que guide, m’emmenant à chaque endroit que je souhaite visiter : la mangrove de Harrâ (faisant frontière entre le golfe Persique et la mer d’Oman), le corridor naturel merveilleux de Tchâhkouh (un passage rocheux étroit créé par le rapprochement extrême de deux montagnes), et d’autres attractions touristiques. J’embarque également sur un petit bateau qui m’emmène au large, là où se trouvent des dauphins.
Ce tour dure jusqu’à midi. Je paye alors mon guide-chauffeur après avoir négocié quelque peu la somme (nous ne nous étions pas accordés sur le prix au départ). Je vais finalement visiter le fort portugais situé à proximité de la jetée où je dois embarquer pour revenir à Bandar Abbâs.
J’arrive au Port Abbâs alors que le soleil se couche à l’horizon occidental. Après avoir cherché pendant deux bonnes heures un hôtel bon marché, je trouve enfin une chambre à prix abordable dans un hôtel trois étoiles, où je me repose en prévision du retour du lendemain à Téhéran.
Le retour n’a comporté, comme la plupart du temps, aucun moment remarquable, si l’on exclut les récits enflammés que nous a racontés un homme assez âgé autrefois prisonnier de guerre en Irak sous Saddam Hussein, et actuellement chauffeur de transit. Sa mère venait de décéder, et il partait à Téhéran pour organiser ses funérailles.
[1] L’île, la plus grande du golfe Persique, abrite une soixantaine de villes et de villages, ainsi qu’une bonne vingtaine de sites touristiques et de merveilles naturelles.