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L’histoire récente de Bandar Abbâs
L’évolution d’un « lieu de bannissement »
vers un « pôle national »
Les territoires riverains du golfe Persique ne comptent pas – et n’ont presque jamais compté – parmi les régions densément peuplées de la planète. A quelques exceptions près (surtout dans la province iranienne du Khouzestân), les populations du littoral doivent s’adapter à une situation climatique difficile pendant plusieurs mois de l’année : précipitations atmosphériques de faible intensité, humidité excessive, température pouvant s’élever à plus de 50° C, rareté des ressources en eau douce, végétation de faible densité, forte salinité de l’eau du golfe Persique et de certains sols …
Les habitants des régions littorales de tous les pays limitrophes connaissent tous – à des degrés différents – ces conditions climatiques que l’on peut considérer comme peu favorables ; ce qui explique d’ailleurs la densité relativement faible de la population des territoires limitrophes, exprimée en personnes par kilomètre carré, à l’exception évidemment de quelques jeunes métropoles marchandes et pétrolières du sud du golfe Persique comme Abu Dhabi ou Dubaï.
Pourtant, il faut savoir que le « nombre de personnes au kilomètre carré » est un critère qui a bien ses limites : les « ressources » ne manquent pas dans le golfe Persique ! Aujourd’hui, qui dit « golfe Persique » dit « pétrole » ! Mais avant même la « révolution pétrolière », les populations peu denses du littoral bénéficiaient des ressources variées de la région : l’agriculture, l’élevage, la pêche, les mines, la navigation maritime, et surtout le commerce tant avec « l’intérieur des terres » qu’avec « l’outremer ». Sur toutes les côtes iraniennes et arabes du golfe Persique, on se souvient de l’histoire des « richissimes » des siècles lointains, des milliardaires légendaires de l’époque qui avaient organisé des réseaux d’affaires s’étendant parfois jusqu’au sous-continent indien, aux côtes orientales de l’Afrique, et plus loin jusqu’aux limites de l’Extrême-Orient. Néanmoins, il faut admettre que dans tous les pays limitrophes, il a fallu attendre jusqu’à l’ère du pétrole pour l’industrialisation du littoral.
Dans notre introduction, nous nous sommes intéressés à la géographie naturelle et humaine de la région du golfe Persique, en parlant des éléments qui rapprochent toutes les populations limitrophes du nord et du sud. Mais si l’on parle de l’histoire politique des territoires riverains, on découvrira des différences et des diversités extraordinaires entre les deux côtés du golfe Persique : l’organisation politique et administrative du sud était jusqu’à une date assez récente « tribale », tandis qu’au nord, cette organisation a été depuis toujours « étatique ». Autrement dit, les territoires du littoral iranien se divisaient entre plusieurs « provinces » de l’intérieur des terres, qui étaient gouvernés suivant un modèle étatique, tantôt par les gouverneurs locaux, tantôt sous l’égide d’un Etat central. La remarque prend ici son importance dans les types variés de relations et d’organisations qui pourraient exister entre le littoral et « l’Iran profond ».
Jusqu’ici nous avons essayé de situer la ville de Bandar Abbâs dans son environnement régional, puis national, afin de pouvoir raconter son histoire récente, notamment du point de vue de son développement politique, social, économique et culturel. Pour commencer cette histoire, remontons à 1937, date de l’approbation, par le Parlement, de la première loi moderne d’administration territoriale de l’Iran. D’après la carte n°1 qui représente les divisions régionales de l’Iran en 1937, Bandar Abbâs était le chef-lieu d’un département qui faisait partie de la 8ème province iranienne avec Kermân pour capitale. A cette époque-là où ont commencé peu à peu les projets nationaux et régionaux de la modernisation iranienne, les villes comme Bandar Abbâs ne pouvaient malheureusement pas être classées dans la catégorie des zones développées, mais plutôt dans celle des régions dites « touchée par les privations ». Cette expression est utilisée depuis de longues décennies par les experts en matière de développement pour désigner les zones rurales ou urbaines caractérisées par l’absence ou l’insuffisance d’infrastructures, de ressources matérielles et humaines, et l’inégalité de distribution des richesses. Cela pourrait peut-être expliquer pourquoi dans le projet du réseau national du chemin de fer, la priorité avait été donnée, non pas à Bandar Abbâs, mais aux deux grands ports du Khouzestân, c’est-à-dire Bandar Shâpour (aujourd’hui, Bandar Imâm Khomeiny) et Khorramshahr : le chemin de fer Téhéran-Bandar Shâpour (928 km) a été construit en 1928-1939, et le chemin de fer Ahvâz-Khorramshahr (121 km) en 1942-1943.
En effet, sous les Qâdjârs (1786-1925), puis à l’époque de la dynastie des Pahlavi (1925-1979), la ville de Bandar Abbâs servait parfois de lieu de bannissement et d’exil à cause de son éloignement de la capitale (1333 kilomètres) et ses privations. Par conséquent, la ville était l’une des destinations forcées pour des opposants politiques condamnés ou des officiers et fonctionnaires mutés en raison d’une sanction disciplinaire. La modernisation et le développement de Bandar Abbâs furent donc retardés jusqu’aux années 1960 avec l’augmentation progressive des revenus pétroliers du pays dont le point culminant fut le premier choc pétrolier de 1973. Les nouvelles installations portuaires de Bandar Abbâs furent construites en 1967. Le Port Sourou, qui tirait son nom de l’ancien village rattaché à la ville de Bandar Abbâs, devint très vite le deuxième grand port marchand de l’Iran dans les années 1970, derrière le port de Khorramshahr. Après la victoire de la Révolution islamique de 1979, le Port Sourou fut rebaptisé Port Shahid Bâhonar. A présent, le port Shahid Bâhonar est un port spécialisé dans l’exportation de marchandises non-pétrolières et de transit de passagers. Nous allons voir plus loin comment ce port est devenu le moteur du développement plus rapide de la ville de Bandar Abbâs dès le début de la guerre irano-irakienne de 1980-1988.
Le premier aérodrome de Bandar Abbâs fut construit en 1950. L’aéroport actuel de la ville date de 1970, et a été développé au fur et à mesure après la Révolution islamique. Aujourd’hui, l’aéroport international de Bandar Abbâs assure la connexion aérienne de la ville avec de nombreuses villes d’Iran, la plupart des îles iraniennes du golfe Persique, et les grandes métropoles des pays voisins dont Bagdad, Doha, Dubaï, Karachi, Médine, Djedda...
Après la victoire de la Révolution islamique, le temps était naturellement venu d’appliquer les clauses nombreuses de sa plate-forme revendicative. Sur cette longue liste des « choses à faire », figurait l’application prioritaire des projets nationaux et régionaux de développement, projets qui accordaient une attention toute particulière aux zones rurales et urbaines dites « touchées par les privations ». Malheureusement, la guerre éclata le 22 septembre 1980 avec l’offensive militaire d’envergure de l’Irak de Saddam Hussein contre plusieurs provinces iraniennes de l’ouest et du sud-ouest. Il est évident que cette situation de guerre, qui dura pendant presque une décennie (1980-1988), ne pouvait que ralentir la réalisation de nombreux projets du développement économique et social ; d’autant plus qu’à cette agression militaire étrangère, il fallait ajouter les sanctions économiques imposées à l’Iran par les deux blocs de l’époque de la guerre froide qui soutenaient l’un comme l’autre le dictateur de Bagdad.
Mais la guerre ne gela pas ce mouvement de développement économique et social. Dès le début de la guerre et avec l’interruption brutale des activités du port de Khorramshahr, occupée par les troupes ennemies, le Port Shahid Bâhonar de Bandar Abbâs devint vite le centre principal de la navigation marchande. La situation géographique de Bandar Abbâs y compta pour beaucoup : contrairement au grand port de Bandar Imâm Khomeyni (Khouzestân), Bandar Abbâs se situait à un millier de kilomètres des zones de combat. Le Port Shahid Bâhonar connut donc un développement rapide, et avec lui, c’est toute la ville qui évolua. A présent, le port Shahid Bâhonar est un port spécialisé dans l’exportation de marchandises non-pétrolières et du transit des passagers.
Les experts s’accordent à dire que pendant cette guerre, le mouvement du développement économique et social fut entravé, mais jamais interrompu. Pendant ces années de guerre, le pays connut la mise en place de projets extraordinaires, qui sont considérés de nos jours comme des modèles exemplaires et « classiques ». Bandar Abbâs fut l’artisan de l’un de ces brillants exploits de l’époque de la guerre : la fondation du Port Shahid Rajâï.
Le Port Shahid Rajâï fut fondé en 1985 en pleine guerre pour doter Bandar Abbâs de ses deuxièmes grandes installations portuaires. Avec ces deux ports,Bandar Abbâs confirme sa place du plus grand port de l’Iran et est devenu le quatrième grand port marchand du golfe Persique, avec une capacité annuelle de 100 millions de tonnes. Il assure aujourd’hui à lui seul plus de 55% des importations et des exportations maritimes et 70% du transit maritime du pays.
Contrairement au Port Shahid Bâhonar qui se trouve tout près de la ville, le port Shahid Rajâï se situe à 23 kilomètres à l’ouest de Bandar Abbâs. Ses installations s’étendent sur plus de 4 800 hectares et comprennent les terminaux de conteneurs les plus modernes de l’Iran. En 2012, le Port Shahid Rajâï était connecté régulièrement à près de 80 grands ports du monde. Lors d’une visite à Bandar Abbâs en 2013, le président Hassan Rohani a annoncé un nouveau projet de développement des installations du Port Shahid Rajâï pour augmenter sa capacité annuelle à
1 500 000 conteneurs.
Les années 1990 furent celles de la reconstruction d’après-guerre et de l’accélération des projets en suspens. Bandar Abbâs devient un pôle national de l’industrie d’aluminium, et des métiers de la marine et de l’industrie navale. La raffinerie de pétrole de Bandar Abbâs, construite en 1992, est active depuis 1997.
Bandar Abbâs se connecte enfin au réseau national du chemin de fer ! La ligne ferroviaire Bafgh-Bandar Abbâs (626 km) fut construite de 1982 à 1995. La ville est désormais connectée par le réseau ferroviaire d’une part à l’Europe (via la Turquie), et de l’autre au Caucase et à l’Asie centrale. Depuis quelques années, les deux provinces de Hormozgân et Fârs œuvrent ensemble sur un autre projet ferroviaire (les travaux ont avancé de 60%) pour relier Shirâz à Bandar Abbâs, en passant par Jahrom et Lâr (585 km).
Située au nord du détroit stratégique d’Ormuz, Bandar Abbâs est la porte d’entrée du golfe Persique. Avec les autres pays de la région, la base de la marine iranienne à Bandar Abbâs est le garant de la sécurité de l’une des voies maritimes les plus stratégiques du monde, souvent considérée comme l’artère de l’économie mondiale, en allusion au transit maritime de près de 30% du pétrole présenté chaque jour au marché mondial. La base de la marine iranienne à Bandar Abbâs assure, depuis quelques années, une autre mission de sécurité. Les unités navales de la marine développent leurs missions dans différentes zones de l’océan Indien, sous forme de mission de patrouille et d’escorte pour assurer la sécurité de la flotte pétrolière et marchande de l’Iran en haute mer, surtout pour les protéger contre les pirates dans des zones à haut risque comme au large de la Somalie et dans le golfe d’Aden.
Parallèlement à son développement économique et industriel, Bandar Abbâs s’est mis à promouvoir ses infrastructures socioculturelles. La ville fait peau neuve grâce à ses plans d’urbanisation et d’aménagement. Le développement des services publics et l’apparition de nouveaux quartiers changent le paysage urbain. En même temps, la ville renforce et diversifie son industrie hôtelière et son industrie du voyage et du tourisme.
A partir de la fin des années 1980, Bandar Abbâs a commencé à devenir ce qu’elle n’avait jamais été auparavant : une ville universitaire.
L’Université de médecine et de sciences médicales de Hormozgân (fondée en 1986) a considérablement contribué à l’amélioration des standards de la santé dans toute la province de Hormozgân (5 facultés : médecine, médecine dentaire, sciences paramédicales, sciences infirmières, sciences pharmaceutiques). L’université de Hormozgân a été fondée en 1990 (cinq facultés : sciences humaines, sciences de base, sciences de mer et de technologie maritime, technique et ingénierie, agriculture). Outre ces universités publiques, il faut citer aussi les établissements privés comme l’Université Azâd et la Faculté des sciences islamiques. La Faculté des sciences islamiques de Bandar Abbâs a ouvert ses portes en 2012. La population de la ville étant composée de chiites et de sunnites chaféites, cette faculté adapte ses activités à la « demande » en présentant ses formations en cinq disciplines : la jurisprudence imamite et chaféite, le droit imamite et chaféite, et les sciences coraniques (depuis 2014).
Début août 2014, les ministres des Affaires étrangères iranien, omanais, turkmène et ouzbek se sont réunis à Mascate, capitale du sultanat d’Oman, pour faire avancer un projet régional du corridor Nord-Sud consacré au transit de passagers et marchandises entre l’Asie centrale et la mer d’Oman, via le territoire iranien. Le document portant sur la création de ce corridor avait été signé en 2011 à Achgabat, capitale du Turkménistan. Des ports iraniens comme Bandar Abbâs et Tchâbahâr seront les pièces maîtresses du projet.
Bandar Abbâs n’est plus le lieu de bannissement qu’il était il y a soixante-dix ans. Son éloignement du « centre » n’est plus sa faiblesse mais son atout pour son développement que nous espérons « durable ». Pour ce développement durable, la ville peut compter beaucoup sur sa vocation portuaire et son ouverture sur le monde. Les connexions routière, ferroviaire, aérienne et maritime de Bandar Abbâs avec le réseau national et le reste du monde constituent un avantage pour la ville qui veut réaliser ses ambitions en tant que grand pôle de transport de passagers et de marchandises à un niveau national et régional.
Comme beaucoup de villes portuaires dans le monde, Bandar Abbâs a une population diversifiée et changeante (plus de 500 000 habitants). Ville universitaire et surtout ville de commerce, Bandar Abbâs est peuplée d’autochtones et d’« immigrés ». De ce point de vue, après Téhéran, Bandar Abbâs est sans doute l’une des villes les plus « mixtes » de l’Iran, en raison des conditions favorables qu’elle présente dans le domaine du commerce et de l’emploi. Parmi ces « immigrés », certains projettent d’habiter à Bandar Abbâs de manière provisoire. Leur vie est donc rythmée par des allers et retours entre le port et leur région d’origine. Mais depuis quelques années, la tendance est de s’y établir plus durablement, voire définitivement.