N° 108, novembre 2014

90 : une émisson au sein du triangle du football d’Iran


Najma Tabatabaee, Saeed Sadeghian


Logo du programme 90

90 est une émission de football diffusée sur la chaîne de télévision iranienne IRIB 3 tous les lundis entre 22h30 et une heure du matin. Adel Ferdosipour est à la fois son concepteur, présentateur et producteur. On dit que les lundis soirs, cette émission est la rivale des femmes à la maison, que les mardis matins, elle empêche les enfants d’arriver à temps à l’école, et qu’elle atteint une audience d’une « vingtaine » de millions d’Iraniens. On dit aussi que personne dans le monde du football iranien ne dort lorsque l’émission est diffusée.

Comment peut-on justifier ces paroles ? Et si cela est vrai, comment peut-on expliquer une telle place ? Ce sont des questions auxquelles doivent répondre les sociologues, psychologues et anthropologues. Pour nous, l’objectif sera limité à présenter 90 et à esquisser la place qu’elle occupe au sein du triangle du football en Iran, un triangle dont les côtés sont les footballeurs, les administrateurs et le public. Mais avant tout, commençons avec l’homme dont le nom est inséparable de l’émission.

Décor de l’une des émissions 90

90 et une vedette

Adel Ferdosipour est né le 2 octobre 1974 à Téhéran. Dès son enfance, il éprouve une vive passion pour le football et son univers. Une passion qui n’est pas tellement prise au sérieux par la famille. L’enfant qu’il est alors doit encore attendre. Son admission à l’université polytechnique de Sharif, en génie industriel, lui offre enfin l’occasion de poursuivre cette passion originelle. Lors de la troisième année de ses études universitaires, il fait son entrée dans l’univers du sport : c’est en 1993 et au sein du journal Abrâr Varzeshi qu’il commence sa carrière dans le domaine du sport en tant que journaliste-traducteur ; domaine dont il est plus proche que celui de sa vie d’étudiant. Mais c’est autrement qu’il s’imagine dans le futur...

Après avoir essuyé plusieurs échecs aux concours de commentateur sportif, il est finalement engagé en 1997. Il débute son travail en commentant les matchs des archives. La Coupe du monde 98 lui offre l’occasion de dépasser ses rivaux et d’atteindre le rang de commentateur en direct. Il devient alors l’une des rares personnes à prononcer correctement les noms des joueurs de différentes nationalités. En entrant dans cet univers, il est à l’origine d’une évolution dans ce domaine. ہ l’époque, il n’était pas courant de donner des informations personnelles sur les joueurs. Mais avec l’arrivée de la jeune génération à la tête de laquelle se trouve Adel Ferdosipour, les téléspectateurs connaissent de plus en plus de détails et d’informations sur les joueurs et les entraîneurs. Cette évolution met à l’écart la génération précédente tout en suscitant une concurrence en matière d’informations au sein de la nouvelle génération. Cette évolution ne met pas un terme à la carrière de Ferdosipour au sein de la télévision, mais il poursuit un objectif encore plus important. Une chose qu’il devait peut-être avoir vu dans les chaînes d’autres pays. Enfin… il réussit à diffuser sa première émission télévisée en 1999, 90. Cette émission, qui a, au début, pour vocation d’analyser l’actualité du football iranien et ses questions marginales, atteint au fur et à mesure un tel niveau qu’aujourd’hui, personne ne peut imaginer le football d’Iran sans cette émission. Ainsi, un sondage de Soccer Magazine réalisé en octobre 2008 l’a cité parmi les vingt premières autorités d’Iran [1]. En réalité, il faut dire que Ferdosipour savait et sait très bien comment entrer dans le triangle du football d’Iran composé, comme nous l’avons évoqué, du public, des footballeurs et des administrateurs.

Adel Ferdosipour (à gauche) et Javâd Nekounâm, capitaine de l’équipe nationale de football en 2011 dans l’émission 90

90 et les footballeurs

La plus importante vocation de l’émission 90 est sans doute l’analyse des questions concernant le football d’Iran. Pour atteindre ce but, l’émission est divisée en plusieurs parties : elle commence par une première partie intitulée 90° (degrés) durant laquelle Ferdosipour fait un bilan très bref des matchs de la semaine. Il adopte une vision ironique pour essayer d’attirer l’attention des interlocuteurs sur des sujets qui sont restés dans l’ombre.

Ensuite, des experts invités à l’émission commentent le résumé des matchs de la semaine qui ont été diffusés lors de la deuxième partie. Auparavant, on y invitait toujours deux experts : l’un apportait son analyse technique du jeu, et l’autre commentait les questions concernant l’arbitrage. Aujourd’hui, seul ce dernier commentaire est resté dans le plan de l’émission. Ce changement est peut-être dû au développement des chaînes régionales : en effet, autrefois, 90 était la seule occasion pour les équipes provinciales d’être vues à la télévision nationale. Mais avec le développement des chaînes régionales et la diffusion des matchs de chaque équipe sur sa propre chaîne régionale, la partie de l’analyse technique et de l’expert à ce propos a été supprimée du programme. Ce changement est aussi dû à la multiplication des émissions traitant des questions techniques lors du match présenté en direct.

Malgré cela, la partie concernant l’arbitrage de 90 continue à exister avec brio, et les scènes controversées qui ont besoin de l’avis des arbitres sont confiées à cette émission. Des joueurs, entraîneurs et cadres techniques, dans leur interview suivant le match, ont parfois confié l’arbitrage à cette partie spécialisée de 90. Ces experts sont normalement choisis parmi les arbitres retraités. Il arrive que plusieurs arbitres participent à l’émission par téléphone et donnent ainsi leurs avis sur un moment précis du match. On peut considérer que cela constitue une catharsis pour les membres d’une équipe ayant subi un désavantage par une erreur d’arbitrage. C’est même dans cette émission que les débats ont déclenché la révélation d’une histoire de collusion d’arbitrage lors d’un match important et délicat de la ligue 2013-2014 ; une histoire qui a fait de ce programme une série quasi-policière.

Une autre partie de cette émission, « 90 secondes », qui est d’ailleurs très courte, est consacrée aux informations concernant les joueurs à l’étranger. « L’invité du 90 » est le titre d’une autre partie de l’émission qui constitue une occasion pour présenter un jeune joueur, un entraîneur habile, ou constitue une tribune pour les plaintes, les critiques, les non-dits, et enfin les larmes et sourires des joueurs et entraîneurs. Ce fut le cas de l’émission 90 du 18 mars 2013 pendant laquelle un des ex-joueurs de l’équipe nationale s’est mis à pleurer. Ses sentiments ont ému l’ensemble de la société du football d’Iran, et cet événement a été rapporté dans les journaux du lendemain.

90 et les administrateurs

Les administrateurs constituent le troisième côté du triangle du football iranien, et 90 a très bien réussi à leur consacrer une partie particulière dans son émission : « Conversation spéciale ». Dans cette partie, 90 dépasse le cadre d’un simple programme sportif en essayant de traiter les dessous du football professionnel, tels que le montant des contrats, les agents, les collusions et les décisions non considérées prises seulement en fonction des bénéfices. C’est ici que l’émission 90 se transforme en une scène dont les acteurs sont désormais les administrateurs du football ; rôle qu’ils ne veulent pas jouer devant le public.

Dans cette partie de l’émission, les administrateurs et les décideurs doivent répondre aux questions de l’animateur soit en tant qu’invités présents dans l’émission, soit à l’autre bout du fil. Du directeur de la fédération de football aux propriétaires des clubs, directeurs de la ligue et du comité des arbitres, tous ont été invités à l’émission 90 et mis sur la sellette par les questions de Ferdosipour. La liste des invités de l’émission a aussi comporté les noms de certains parlementaires, qui ont notamment été questionnés au sujet du transfert des équipes aux provinces lors d’une émission diffusée le 6 juin 2011. Durant cette émission, Ferdosipour leur dit : « Pour l’amour de Dieu, laissez de côté le foot. »

Même avant cette date, les Iraniens ont souvent été témoins d’audaces de cette sorte de la part de l’animateur lors de son émission. Nous pouvons dire que le public iranien a ainsi assisté pour la première fois à des débats télévisés en direct, avant même les débats politiques ou culturels. Pourtant, l’histoire de ces débats et questionnements ne se termine pas à ce stade : l’émission poursuit ce style jusqu’à sa dernière étape. Beaucoup de cas peuvent être cités pour montrer à quel point 90 a pu influencer dans certaines décisions. Par exemple, dans l’histoire du transfert des équipes aux provinces, c’est grâce à cette émission que le Président iranien de l’époque a dû demander la révocation de cette décision. Il ne faut cependant pas oublier que la bonne relation établie avec le public est la raison principale du succès de l’émission dans ce domaine. C’est ici qu’il faut encore faire remarquer l’art de Ferdosipour et de son équipe dans leur façon d’attirer les téléspectateurs et d’établir une relation intime avec le troisième côté du triangle du football d’Iran.

Houshang Nasirzâdeh, spécialiste des règles de la FIFA, invité de 90 en 1999

90 et le public

La relation entre les téléspectateurs et l’émission est l’une des caractéristiques exceptionnelles de 90. Le nombre impressionnant de SMS envoyés de la part du public participant aux concours ou sondages de l’émission constitue la preuve de la capacité de l’émission à réaliser de fortes audiences.

Les 6 400 000 SMS reçus par 90 en seulement 3 heures lors du tirage au sort de la Coupe du monde 2014 témoignent que l’émission est suivie par des millions de téléspectateurs.

Un autre moyen permettant aux téléspectateurs d’être en contact avec leur émission est la partie intitulée « Caméra de 90 ». Grâce à elle, ils peuvent y jouer un rôle direct en envoyant des photos et vidéos. Il faut ajouter que la « Caméra de 90 » est présente dans tous les matchs de la ligue 1 et qu’après chacun des matchs, elle se rend auprès du public pour une enquête d’opinion.

La « caméra » ne se limite pas seulement à cela : dans une tentative originale, la « Caméra de 90 » a commencé un voyage à destination des villes et régions pauvres de l’Iran pour y montrer la situation du football. Parfois, à l’occasion de matchs importants, la « Caméra de 90 » se rend dans des maisons de retraite, hôpitaux ou asiles des malades pour être spectateur de matchs en leur compagnie.

C’est ainsi que du point de vue de l’attraction du public, nous pouvons considérer l’émission 90 comme le programme télévisé diffusé en direct le plus réussi d’Iran. Son succès vient notamment qu’il traite du football sans s’y limiter, en englobant parfois des sujets plus généraux comme l’addiction. Le 18 mars 2012, par exemple, la présence inopinée d’acteurs de cinéma et de télévision dans la partie « invité spécial » de l’émission 90 a conféré une nouvelle ambiance à cet épisode de l’émission.

Nous avons ainsi vu comment une émission peut parvenir à une telle place au sein de la société et influencer les avis et les décisions. On pourrait maintenant poser la question suivante : un tel succès est-il issu des caractéristiques de la société au sein de laquelle elle est produite, ou provient-elle du sport et de ses potentiels d’attraction ? Précisons que d’autres émissions dans le même genre, comme 7 dans le monde du cinéma, n’ont pas pu atteindre une telle place ni un tel succès.

Notes

[1http://www.newsweek.com/20-most-powerful-people-iran-80061: 19. Adel Ferdosipour - Sportscaster Easily the country’s most popular TV host. When angry sports officials tried to get him fired recently for criticizing them on his weekly show (Iranian soccer, a national passion, is in crisis, beset by scandal and poor play), more than 3 million loyal fans sent text messages to keep him on.


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