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La mélancolie d’après les sources arabes
Ou comment appréhender la pensée médicale
Ière partie
Questions sur la notion de mélancolie
S’interroger sur les sources de la mélancolie arabe et tenter de cerner leurs spécificités dans les contextes qui les ont vues naître et se développer posent la question de savoir comment on peut les inscrire dans une historicité [1] déterminée. Cela exige d’abord que l’on tienne compte de l’immense influence que la mélancolie a générée dans le développement des activités médicales à travers l’histoire socio-médicale arabe. Les écoles médicales, entre autres, par exemple de Bagdad [2], du Caire [3] et de Damas [4] attestent essentiellement l’essor et la dynamique de la mélancolie médicale.
Dans une seconde phase, l’école de médecine de Kairouan [5] et l’extension de ses activités dans le reste des pays du Maghreb jusqu’à l’Andalousie, apparaît à son tour dans son étendue géographique d’Orient comme le prolongement naturel d’un monde où seule compte la mobilité des hommes au nom du savoir et des connaissances.
C’est dans ce contexte éclairé que la mélancolie gréco-latine et la mélancolie arabe dans leur rapport avec la médecine, l’hygiène, les maladies, la diététique, voire dans leur relation avec « la notion de génie », en tant qu’activités scientifiques en constante évolution, ont marqué les esprits et l’histoire, produisant un apport scientifique remarquable. La mélancolie s’ancre dans ce mouvement médical d’envergure qui ne fait qu’acquérir à travers l’histoire des significations nouvelles. C’est ainsi qu’elle a contribué au développement des mâristâns [6] et à l’amélioration du quotidien des malades par l’invention de nouvelles thérapeutiques et des traitements sans cesse améliorés.
L’expansion philosophico-littéraire de la notion de mélancolie, comme marque d’exception de l’homme de génie, se présente de prime abord comme un héritage aristotélicien [7] qui caractérise les hommes doués d’intelligence supérieure. Elle est par la suite devenue une posture morale, une manière de voir le monde, comme chez Démocrite. Elle semble enfin de nos jours s’inscrire dans le croisement d’une pathologie polycéphale complexe et exponentielle.
Il est à noter en outre que la pérennité de la notion de mélancolie a été observée, tout au long de l’histoire et ce, principalement dans le milieu médical. Et contrairement au monde européen dans son penchant aristotélicien et l’impact de celui-ci sur les esprits de la Renaissance avec Melancholia I de Dürer gravée en 1514, le monde arabe, par le biais de ses médecins illustres [8], a concentré ses efforts scientifiques, médicaux et thérapeutiques sur la connaissance scrupuleuse des pathologies et la découverte ou l’invention de leurs pharmakon.
Pour l’Europe, la décadence des civilisations gréco-latines a freiné toute forme de progrès, marquant durablement une crise constitutive de son histoire. Les activités médicales sont apparues désormais loin de ses préoccupations. Seule l’école de médecine de Salerne, encore en activité, a incarné quelque espoir. Mais la mélancolie ne semblait pas jusqu’alors constituer un vrai centre d’intérêt. Il a fallu attendre l’arrivée de Constantin l’Africain [9] pour voir un regain d’intérêt pour la mélancolie ; et ce, pour la raison, sans doute, que le Moyen آge était hostile à la mélancolie, sciemment confondue avec la folie. Les malades atteints de ce mal étaient donc vus comme des pestiférés et mis en quarantaine. Ceci alors qu’Hippocrate l’a définitivement inscrite dans le registre des « maladies sacrées », rendant dès lors son évacuation des influences surnaturelles, magiques et démoniaques difficile à envisager.
Autour de la notion de mélancolie médicale
Il s’agit d’inscrire cette contribution sur les sources de la mélancolie arabe dans le contexte que l’on vient de mettre en perspective. Trois parties seront examinées dans cette réflexion : la première portera sur l’élaboration de la notion de mélancolie par Ishâq Ibn Imrân dans son Traité de la mélancolie [10] ainsi que la controverse ayant entouré cet héritage. La seconde essayera de montrer l’importance du Traité dans les recherches sur la mélancolie en Europe ; la troisième élucidera de nouvelles pistes de recherches sur celle-ci et ses rapports avec les arts et les lettres arabes qui ont survécu en marge de toute exégèse relevant de cette discipline, dont l’objectif vise principalement à mieux appréhender la complexité de l’âme arabe [11] et plus globalement à mieux saisir, en dehors de toute approche dogmatique et idéologique, le sens profond de la civilisation arabo-musulmane.
S’appuyant sur sa double expérience théorique et empirique successivement effectuée dans les hôpitaux de Bagdad puis sur les malades de la capitale aghlabide, Ishâq Ibn Imrân dote la mélancolie de ses premières prémices. Et c’est dans son étude sur la mélancolie [12], qui se présente sous forme d’opuscule, qu’il construit son savoir médical sur des bases théoriques et empiriques.
Le traité [13] se divise en deux parties : chacune d’elle comporte plus ou moins une cinquantaine de pages. La première est consacrée à l’examen clinique de ce sujet dans ses rapports avec les sources hippocratique, galénique et rufusienne. La seconde s’occupe des compositions des médicaments et de l’efficacité des expériences médicales dans le traitement de cette maladie.
Un travail descriptif et théorique rigoureusement tenu de la maladie est élaboré par le médecin de la cour aghlabide sur la base d’une puissante argumentation tirée d’un corpus médical gréco-latin minutieusement fouillé : pour ce faire, l’érudit se réfère aux travaux de ses prédécesseurs tantôt en les critiquant, tantôt en démontrant leurs lacunes et insuffisances. De Galien, qui est le plus cité avec son Commentaire des aphorismes ou Tafsir Kitâb al fusûl ; d’Hppocrate, Kitâb al-‘ilal wa-l-a’râd et Risâla fi-I-tiryâq et Les Epidémies ; Paladio l’Alexandrin, avec également son Commentaire des Aphorismes en passant par Esculape [14], l’auteur expose en virtuose les différentes étapes de son travail. Mais parmi ces références capitales pour l’étude de la mélancolie consultées par le médecin arabe, il faut réserver une place à part à celle de Rufus d’Ephèse (Rufus al-Iqsisi) avec ses deux traités en la matière, en l’occurrence Kitâb al-mâlikhouliya et Kitâb tadbir al-awâmm qui ensemble constituent une des sources citées les plus sérieuses. Aussi, on ne manquera pas d’indiquer la contribution d’Al-Kindi qui, lui, s’est limité, dans son étude, à l’examen de la maladie du corps, examen dont Ishâq Ibn Imrân a sans doute pris connaissance au temps où il vivait à Bagdad, avant qu’il ne soit l’hôte de l’émir aghlabide, Ibrâhim II, puis Ziyadet Allah III, son meurtrier, pour soigner leur mélancolie.
L’esprit scientifique d’Ishâq Ibn Imrân puise dans une expérience empirique sur la base de laquelle il constate, avec une rare probité intellectuelle, que l’étiologie, la symptomatologie et les variétés de la mélancolie n’ont pas été complètement épuisées ni totalement cernées par Rufus d’Ephèse. Il reconnaît en revanche que celui-ci est le premier à l’avoir diagnostiquée, mais en précisant immédiatement que c’est seulement dans ses limites physiologiques cliniques. Le fondateur de l’école de médecine d’Ifriqiya a aussi découvert deux nouvelles catégories de la maladie : celles de l’orifice de l’estomac et du cerveau, ainsi que d’autres multiples symptômes.
Cette source capitale sur l’étude clinique de la mélancolie a été reprise en son état par deux autres médecins, à savoir Isaac Ibn Suleimân l’Israélite et Ahmed Ibn al-Jazzâr qui ont participé, d’une certaine façon, eux aussi, grâce à l’intérêt qu’ils portent à cette problématique, à la célébrité du médecin irakien.
En outre, contrairement aux discours médicaux répandus sur la mélancolie dans les milieux médicaux arabes [15] et occidentaux [16], la maladie sacrée, en l’occurrence la mélancolie liée à une influence divine, ne faisait pas partie des préoccupations cliniques d’Ibn Imrân. Une telle attitude médicale a le mérite, dans une situation pareille, de montrer l’efficacité du rôle de la raison chez le médecin arabe. Voici ce qu’Adel Omrâni observait, à ce propos, dans sa présentation de la traduction du Traité :
« Un aspect frappant du Traité d’Ibn Imrân est l’absence de toute explication surnaturelle, magique ou démoniaque de la maladie mentale. On pourrait expliquer cela par son attachement au manifeste somatique d’Hippocrate, exprimé dans Maladie sacrée et aux positions de Galien sur ce sujet. Ce « matérialisme médical » pourrait aussi avoir été renforcé par la suprématie, tout au long du IXe siècle, du courant mutazilite. La conjonction de ces deux facteurs a dû rendre la position d’Ibn Imrân intellectuellement plus confortable et lui permettre, tel Laplace, de négliger le surnaturel dans ses explications des processus de pathologie mentale. Rappelons, par ailleurs, que le mot arabe waswas,وسواس, qui signifie obsession, possède une forte connotation diabolique dans la religion musulmane. Ibn Imrân peut ainsi dépasser la position de Platon qui distinguait dans Phèdre deux espèces de folie (mania), l’une qui est due à des maladies humaines, l’autre à un changement, sous l’influence divine, de nos usages ordinaires [17]. »
Dans les études ultérieures sur la mélancolie, on peut citer quelques noms de médecins qui, par leur défense de la paternité de certaines découvertes exclusives d’Ishâq Ibn Imrân, ont concouru à rétablir la vérité. Ils ont surtout consolidé les sources arabes de la mélancolie : il s’agit entre autres d’Ibn Abi Usaybi’a, Ibn Gulgul, Sleim Ammâr, Boubâker Bin Yahiâ, etc., qui ont de surcroît consacré des thèses [18] et des travaux [19] à la question.
Remarquons également dans ce cadre que Constantin l’Africain [20] n’était pas l’auteur du De melancholia, malgré sa prétention, mais de l’avis de tous les auteurs arabes des monographies historiques [21] de la mélancolie, son traducteur. De même, dans leur ouvrage Saturne et la mélancolie [22], Klibansky, Panovsky et Saxl reconnaissent à leur tour, bon gré mal gré, dans la confusion et dans une justification erronée le plagiat [23] de l’auteur carthaginois. Ce qui manque cependant de scientifiquement fondamental dans leurs arguments, c’est qu’ils laissent passer sous silence une véracité difficile à réfuter, pour ne l’avoir pas clairement annoncée, allant jusqu’à arguer qu’il n’y avait pas au Moyen آge l’idée d’un tel geste. Fort de leur parti pris pourtant discutable, ils semblent qu’ils aient exclusivement puisé leurs arguments dans l’ouvrage de Constantin l’Africain. D’autant qu’ils n’y donnent aucune indication de la découverte des nouvelles formes de mélancolie que le médecin arabe a identifiée. Une telle attitude n’est pas étonnante de leur part si l’on tient compte de la date de publication de leur livre dans le contexte idéologique international des années soixante [24]. Leur façon de procéder est loin d’être objective ; elle paraît au contraire s’insérer dans un processus idéologique historique occidental de désinformation et de dévalorisation systématique de l’héritage scientifique arabo-musulman. Le discours insinuant et ambigu des essayistes vise quelque part à faire suspecter et discréditer l’apport médical arabo-musulman.
« C’est encore la doctrine de Rufus d’Ephèse qui allait dominer l’enseignement des écoles de médecine jusqu’au seuil de l’époque actuelle, car non seulement Galien s’y associa sans réserve, mais les grands auteurs arabes du IXe siècle l’adoptèrent, eux aussi. L’un d’eux, Ishâq ibn ‘Amran, définit les écrits de Rufus comme « la seule œuvre antique qui donne satisfaction » ; par ailleurs, ce qu’il dit de la mélancolie, en se fondant essentiellement sur Rufus, semble avoir été la source directe dont s’inspira la monographie de Constantin l’Africain. A son tour Constantin, qui fut étroitement lié à l’école de médecine de Salerne, exerça une influence décisive sur le développement de la médecine en Occident pendant le Moyen آge. On peut donc dire qu’en ce qui concerne la conception médicale de la mélancolie, Rufus d’Ephèse montra la voie pendant plus de Quinze cents ans [25]. »
Aussi les sources occidentales [26] ont-elles généralement tendance à reconnaître l’apport islamique lié à la transmission, en Occident médiéval, des savoirs et des connaissances auxquels la médecine musulmane de la mélancolie serait arrivée. Mais sans avancer la moindre preuve [27] crédible sur la question, elles nient quasi toute contribution nouvelle. Comme si la médecine de la mélancolie pathologique n’était qu’une simple traduction du savoir médical gréco-latin déjà existant. Il faut rappeler ici que malgré cette attitude ambivalente l’importante contribution d’Avicenne dans ce domaine a paradoxalement survécu en tant que source fiable jusqu’au siècle des Lumières. Dans son Liber canonis [28], ce dernier montre avec rigueur comment un tel mal opère conjointement dans le corps et l’esprit. Il dévoile comment la souffrance physique est aussi une souffrance psychique. Car contrairement aux pratiques médicales occidentales, la médecine islamique prend globalement en compte les aspects historiques de la maladie du patient. La bile noire, comme maladie, y est vue comme la principale cause de désorganisation humorale chez ce dernier. Dans ce sens, il considère que « celui qu’affecte un excès de bile noire est non seulement maigre et d’une extrême pâleur (tout comme le mélancolique dans la doctrine authentique des complexions), mais il souffre aussi (…) d’un excès d’inquiétude et d’imagination, de brûlures d’estomac (…) de fausses envies, d’ulcères très graves et d’accès de tristesse ; il est tourmenté par des cauchemars où il voit toutes sortes de gouffres sombres, de tortures, de choses noires et terrifiantes. »
Un tel diagnostic sur le portrait du mélancolique recoupe à bien des égards le descriptif psychanalytique actuel de celui-ci. Et il valide, par ailleurs, l’opinion selon laquelle l’œuvre d’Avicenne constitue bien une source majeure de la mélancolie médicale.
De même, Ibn Zuhr, par ses deux livres Kitâb al-Iqtisâd fi Islâh Al-Anfûs wa al-Ajsâd (Livre sur la réforme des âmes et des corps) et Kitâb al-Aghzia (Livre des denrées alimentaires), a contribué à l’amélioration de l’hygiène, surtout en instaurant une pédagogie sanitaire qui s’appuie sur l’importance de la nutrition dans la pérennité de la santé psychophysiologique du malade. Il institue ainsi un savoir médical lié à la nécessité de l’équilibre de l’âme et du corps. Ces livres référentiels en matière de déséquilibre humoral montrent que la médecine arabe a constamment cherché à procurer au malade du bien-être et surtout elle a toujours visé à développer les thérapies contre « les troubles du cerveau et du névraxe, les comas, les convulsions, les tremblements, la migraine, les états démentiels et la catatonie ». Ici, Ibn Zuhr s’inscrit dans un idéal médical enrichissant de la sorte les sources des troubles neurologiques considérés aujourd’hui comme susceptibles d’avoir des rapports réels avec les maladies mélancoliques.
Il faut encore souligner que le différend opposant les historiographes occidentaux et les historiographes arabes sur la théorie des humeurs, dont la mélancolie fait partie, n’est pas pour autant clos. Car les premiers comme les seconds préfèrent rester sur leurs positions respectives, bien que le parti pris des premiers ne semble pas fondé sur des arguments scientifiquement rigoureux et crédibles.
Toujours dans cette perspective, Ibn al-Haythem tout comme Ibn al-Lubudi, un siècle plus tard, rejettent la théorie des humeurs, tout en laissant à la mélancolie une place significative dans l’histoire de la pensée médicale. Pendant ce temps, William Harvey [29] remet en question, lui aussi, tout le dogme humoral d’Hippocrate. On voit ici que de tels points de vue différemment polémiques des deux parties ne peuvent qu’inscrire l’expérience médicale dans un processus de progrès. Ce qui compte de commun, par ailleurs, chez ces dernières, c’est principalement le dépassement du système humoral. Il en ressort ainsi que l’empirisme médical a fini par triompher des élucubrations insensées et des théories conjecturales et occultistes les plus nébuleuses.
De manière générale, et au-delà des controverses liées au problème de transmission de la mélancolie en Europe, ce qui importe ici est que les sources orientales de la mélancolie ont certainement été entre autres initialement puisées dans l’héritage médical gréco-latin qui a été à son tour, dans une antériorité historique, nourri des médecines traditionnelles hindoue, tibétaine, chinoise et perse. L’apport islamique a cependant consisté, par le biais de l’histoire de la médecine couvrant une période longue s’étendant du IXe au XIIIe siècle, à développer et approfondir les théories et les conclusions dans leurs diversités médicales des médecins grecs et latins. Encore faut-il d’emblée préciser que Le traité de la mélancolie de Ishâq Ibn Imrân a permis d’explorer une nouvelle catégorie de cette maladie, en l’occurrence ce que les psychiatres désignent aujourd’hui par névrose, psychose de caractère.
Adel Omrâni, dans la présentation de sa traduction française et ses commentaires du Traité, va dans le sens de ce que l’on a tenu supra à préciser, à savoir l’évidence d’un argument médical difficilement contestable. L’objectivité, à ce propos, du chercheur tunisien ne semble pas à remettre en cause. Sa nuance, en la matière, est en elle-même un argument qui cherche à bien éclairer et nullement à duper le lecteur ni à occulter la vérité :
« La typologie d’Ibn Imrân est plus développée, plus raffinée, moins « en vrac » que celle de Galien. Elle conserve les trois entités rufusiennes en les détaillant : d’où sept formes cliniques contre seulement quatre chez Galien. » Et d’ajouter : « Cette nouvelle classification laisse supposer une accumulation de savoir clinique (observations, nouveaux symptômes, etc.) depuis Galien jusqu’à l’époque d’Ibn Imrân. L’analyse des textes des auteurs byzantins et alexandrins tardifs (Oribase, Aetius, Alexandre de Tralles, Paul d’Egine) le confirme bien. Que l’ensemble de la partie clinique du Traité puisse ne pas être l’œuvre exclusive d’Ibn Imrân nous paraît une évidence ; mais de là affirmer qu’il n’a fait que compiler des observations anciennes, ceci nous semble injuste.
(…) La principale originalité clinique du Traité réside, à notre avis, dans une élégante description des formes mineures de la mélancolie, celles qui affectent surtout le comportement et le rationnel et qu’une certaine littérature psychiatrique appelée aujourd’hui, selon les cas, névrose, psychose de caractère. On y trouve aussi abordé, le problème de l’insight et de la compliante chez ce type de malades [30]. »
Ce regard objectif du traducteur du Traité de la mélancolie révèle un nouveau maillon - fût-il minime - auquel Ibn Imrân semble être arrivé dans la construction du savoir médical sur la question. Il montre comment la modernité épistémologique et médicale s’est essentiellement réalisée sur le principe des accumulations des savoirs et des connaissances. L’histoire de la pensée médicale a-t-elle ainsi le génie de révéler une telle tentation ? Répondre à cette interrogation, c’est considérer que la modernité médicale et épistémologique n’a cessé d’éclairer les hommes en les préservant des ruines et en leur permettant de reculer la finitude. C’est dire tout ce qui relie une humanité perfectible à la complexité de sa marche vers le progrès.
La mélancolie à travers les contacts des médecines anciennes
De même, si l’on examine de plus près les origines de la mélancolie dans la médecine ancienne, il ne serait pas infécond de retenir les apports des médecines traditionnelles comme ceux du Tibet et des pays conquis par l’Islam à l’instar de l’Inde, la Chine et l’Iran, qui présentaient sans doute les premières sources médicales, alimentant non seulement les genèses de la mélancolie gréco-latine, mais aussi le génie médical musulman. Cette influence paraît par ailleurs bien fondée si l’on tient compte de la prééminence de la Route de la Soie [31] qui a permis de tisser entre les voyageurs en quête de cultures, les marchands et les marins, depuis que le Sahara ne constituait plus un lieu de passage pour le commerce international, des rapports riches et féconds. Les maladies mentales, par exemple telles qu’elles ont été diagnostiquées par le Persan Razès en tant que médecin animateur de l’Académie de Gundishapur [32], ont beaucoup de points communs avec la médecine Ayurvédique [33] de l’Inde, tout comme celle de la Chine [34], et du Tibet [35]. En consultant la littérature médicale de cette partie d’Asie, on a pu observer que ce sont en fait les mêmes fondements médicaux et thérapeutiques qui en régissaient les systèmes médicaux. Tant et si bien que la mélancolie apparaissait ancrée dans les structures globales de certaines maladies. D’abord, cela signifie que la théorie des tempéraments [36], en ses rapports avec les éléments dans la tradition hippocratique, galénique et alexandrine, découlait en réalité de la tradition ayurvédique qui considérait l’équilibre entre les éléments du cosmos et le tempérament comme primordial. Ses principes de base s’articulaient sur les mahabuthas, c’est-à-dire les cinq grands éléments à savoir l’espace, l’air, le feu, l’eau et la terre, d’un côté, et les doshas, de l’autre, en l’occurrence les énergies - fondamentales - ou humeurs dont l’équilibre garantit la santé dans sa relation avec le vent/l’esprit/l’air ; le feu/la bile ; et avec la terre/l’eau/le mucus de l’autre.
La pathologie mélancolique prend par conséquent racine dans l’opposition entre les phénomènes somatiques et les phénomènes psychologiques. Cette pathologie est vue en tant que perturbation de l’équilibre des doshas [37]. Ainsi, les maladies [38] mentales sont-elles expliquées, comme le reste des pathologies, par un déséquilibre des principes. Dans cette conception de la santé élaborée par la médecine hindoue, celles de Chine et de Tibet se fondaient entre autres sur un savoir diététique rigoureux, une bonne hygiène de vie et sur le panchakarma, c’est-à-dire la purification du corps et de l’esprit par l’élimination des éléments toxiques, les résidus dans la conception aristotélicienne de l’organisme, par les techniques de sudation, de massage, de yoga et de tout autre exercice efficient au plan psychophysiologique.
[1] Nous empruntons ce concept au sociologue Alain Touraine, Pour la sociologie, Paris, Point Seuil, 1974, dans lequel il écrit : « L’historicité de la société est sa capacité de produire ses orientations sociales et culturelles à partir de son activité et de donner un « sens » à ses pratiques. » Bien entendu, l’usage de ce concept dans le cadre de ce travail entend voir comment la notion de mélancolie se réfère à une historicité dans le sens qu’elle ne cesse de produire, depuis son éclosion dans l’aire arabe, des orientations médicales, scientifiques, artistiques, littéraires et philosophiques à partir de ses activités polycéphales et de fournir un sens à celles-ci.
[2] Profitant des travaux des grands médecins tels que Razzès, Abulcassi, Al-Kindi, etc., qui ont contribué à son essor, l’école de médecine de Bagdad s’est également intéressée au mal mélancolique que l’on peut identifier dans sa prise en compte par une médecine globale s’occupant conjointement de la santé du corps et de l’esprit. Rappelons aussi que Najib al-Din Mohammad, un contemporain de Razès, par ses observations sur les patients réels, a réalisé la classification la plus complète des maladies mentales. Il a entre autres décrit la dépression agitée, la névrose obsessionnelle, Nankase Malikholia (priapisme combiné et impuissance sexuelle), Kutrib ou lycanthropie : une forme de psychose de persécution que, contrairement à Razès et Avicenne, Ibn Imrân n’a pas retenu. Voir Omrani, ibid, p. 25, le double-kulb : une forme de manie, et il a instauré la musicothérapie dans les hôpitaux comme thérapeutique des malades.
[3] Voir les contributions des médecins de cette école avec entre autres Ibn an-Nafis, Ibn Abi Usaybia, Ibn al- Haythem, Ibn Radwane et son apport empirique en relation avec l’astrologie dans le traitement des malades.
[4] Cette école a développé les premiers bîmâristâns qui sont des établissements de soins et d’enseignements médicaux. An-Nuri, premier hôpital créé en 706, sous le calife omeyyade al-Walid. al-Baghdadi et Ibn al-Mutran y furent les animateurs. C’est dans ces lieux qu’on soignait les malades souffrant de troubles psychiatriques. Ou encore l’hôpital Mamlouk al-Mansour fondé en 1284, dans lequel des chambres étaient réservées à ce genre de malades.
[5] Il ne serait pas objectif de ne pas tenir compte dans ce travail des autres écoles de médecine qui ont vu ailleurs le jour comme l’école indienne, l’école hippocratique et galénique, l’école syriaque, l’école d’Alexandrie et l’école de Jondishâpour, ayant d’une manière ou d’une autre contribué à fournir à la médecine islamique, dans sa perspective mélancolique, ses premières prémices. Ce qui signifie globalement que la maladie surtout dans son aspect psychophysiologique, comme en ressortait, étendait ses racines jusqu’à la médecine indienne et zoroastrienne iranienne. Voir à ce propos Ferdows-ol-Hekmat d’Ali Ibn Rabban Tâheri, rédigé en 850. Celui-ci montre comment cette médecine préislamique se pratiquait simultanément dans les traitements des maladies sur la base du corps et de l’esprit. Faut-il rappeler que l’école de Jondischâpour, fondée vers 350 par Chosroès 1er, a joué un rôle déterminant dans la traduction des ouvrages de médecine indienne en pahlavi puis en arabe comme le Kanga ou Menga ; La Diffusion de la législation et du mode de vie de l’Islam, de l’Imâm as-Sâdeq, Traduction et compilation de Leila Sourâni, Editond BAA, 2004. Voir également Muller, A., qui a établi que Rhazès s’était servi dans son Hâwi, du Suçruta indien, ou que le médecin indien Manka pratiquait à la cour de Haroun er-Rachid. Repris in Huart, C., La littérature arabe, 1902, p.304.
[6] Voir Cloarec, I., Bîmâristâns, lieux de folie et de sagesse. La folie et ses traitements dans les hôpitaux médiévaux au Moyen-Orient, Paris, L’Harmattan, 1998.
[7] Voir Le Problème XXX, I, L’homme de génie et la mélancolie, traduction, présentation et notes de Pigeaud, J., Paris, Rivages, 1988.
[8] Voir, entre autres, Razzès qui faisait déjà avant Avicenne référence à la psychopathologie et à la démence. Ou encore à ce même Avicenne qui expose des thèses pertinentes sur le rapport des complexions et les humeurs.
[9] 1020-1087 après J.C.
[10] Ishâq, I.-O., Traité de la mélancolie, Kairouan, Manuscrit en arabe, Bibliothèque El Attarine, trad. et présentation d’Omrani, A.
[11] Voir à ce propos Sebti, M., Avicenne, L’âme humaine, Paris, PUF, 2000.
[12] Il s’agit des bibliothèques de Munich, d’Oxford et d’Escurial à Madrid.
[13] Entièrement manuscrit dans une calligraphie arabe ne présentant aucune difficulté de déchiffrement des lettres.
[14] Voir Tubiana, M., Les Chemins de la pensée médicale, Paris, Flammarion, 1996.
Une douzaine d’ouvrages peut être attribuée avec certitude à Hippocrate : Les Aphorismes, L’Ancienne Médecine, le Pronostic, les Epidémies, le Régime dans les Maladies aiguës et le Code de déontologie que l’on peut estimer à juste titre qu’il en est le créateur. En ce qui concerne la chirurgie, 5 traités sont à citer : Les Articulations, Des fractures, Des plaies de la tête, De l’officine du médecin, Le Mochlique.
[15] Confondue avec la folie.
[16] On peut noter que Démocrite, avec son rire sur la folie du monde considérée de la sorte, notamment par Hippocrate, marque une rupture considérable dans le diagnostic de la maladie, et par là même il passe pour être le précurseur d’Aristote avec son Problème XXX, I, L’homme de génie et la mélancolie. Pour la première fois donc, une posture morale de la mélancolie apparaît dans l’histoire.
[17] Omrani, A., Ibid, p. 26. On pourrait s’interroger dans le contexte du courant mutazilite auquel Ibn Imrân, né dans la ville chiite de Samarra, adhérait, que son assassinat par Ziyadet Allah III un mélancolique, comme Ibrahim II, qui l’a fait venir de Bagdad en 877 après avoir abdiqué en 902, y est lié. En ce sens, découvrant l’appartenance chiite probable du médecin, il a ordonné son exécution. Faut-il constater que jusqu’à ce jour on n’a pas élucidé, à part la perfidie de Isaac Ibn Suleiman l’Islraïli, les vraies causes du meurtre du savant (chiite ?) irakien. Ajoutons que le médecin juif, après la fin de la dynastie des Aghlabides, a rejoint la cour fatimide d’al-Mehdi Oubeida Allah du Caire.
[18] Voir entre autres : Ben Yahia, B., Les Origines arabes du Melancholia de Constantin l’Africain, Paris, PUF, 1956. Voir aussi Ammar, Sleim, Avicenne La vie et l’œuvre, Paris, Verdier, 1999.
[19] Ibn Gulgul, Les Générations des médecins et des sages (Tabaqât al-atibbâ wal-hukama,), Le Caire, Institut français d’Archéologie orientale du Caire, 1955. Voir aussi Leclerc, L., Histoire de la médecine arabe, 1876, voir encore Prioreschi, P., Une Histoire de la médecine : la médecine byzantine et islamique, 2001.
[20] Il prétend être l’auteur de Melancholia. Il ne s’agit pas ici de sa première tentative, il en a à son actif deux autres dont Lucien Leclerc affirme qu’il a délibérément laissé croire que Le Viatique était son propre ouvrage, tout comme d’ailleurs, du Liber de gradibus Al’Itimad) d’Ibn al-Jazzar. Voir à ce sujet Steinschneider, Constantin l’Africain et ses sources arabes, Archives 37/1866/365 ff. repris in Ibn al-Jazzar et l’Ecole de Kairouan, op. cit., 1994.
[21] Voir entre autres Mazliak, P., Avicenne et Averroès. Médecine et biologie dans la civilisation de l’Islam, Paris, Vuibert/Adapt, 2004 ; Grande Encyclopédie Islamique ; Jacquart, D., L’épopée de la Science arabe, Paris, Gallimard, Coll. Découvertes, 2005, Leclerc, Histoire de la médecine arabe, t.2, réimprimé à Rabat en 1981. Hariz, J., La part de la médecine arabe dans l’évolution de la médecine française, Thèse de médecine, Paris, 1922. Etc.,
[22] Klibansky et al, Saturne et la mélancolie, Paris, Gallimard, 1989, (1964, 1979).
[23] C’est l’auteur de l’article qui souligne.
[24] Faut-il rappeler ici les mouvements de libération des pays arabes d’une part et les conséquences de création de l’Etat sioniste sur la scène internationale d’autre part. Toujours est-il de souligner aussi l’importance du pillage que subissait le monde musulman dans tous les domaines qui coïncidait d’ailleurs avec les années les plus intenses de traduction de l’auteur plagiaire.
[25] Klibansky et al., Ibid., p.100. De même, dans une note infra-paginale, ils font constater que Blum, A., dans une publication privée, non datée de Creutz, R., Creutz, W., dans Archiv für Psychiatrie, XCVII, 1932, p. 224 et suivantes, essaient de prouver que Constantinus tenait son savoir, non pas d’Ishâq, mais directement de Rufus ; cependant, leur démonstration (qui soit dit en passant, est exposée sans aucune référence au texte original d’Ishâq) repose essentiellement sur le fait que Constantin cite Rufus, et non l’auteur arabe, comme son « autorité » ; mais cela, bien entendu, ne signifie pas grand-chose si l’on considère les habitudes médiévales en matière de citations. Pour nous, la question de savoir si Constantin a utilisé le traité de Rufus sur la mélancolie de manière directe ou indirecte n’a que peu d’importance.
[26] Klibansky et al., Ibid., inscrivent les contributions arabes principalement dans le domaine de la mélancolie pathologique dans les sources galéniques et rufusiennes. Ils occultent toute forme de paternité arabe dans l’élucidation de la maladie. Ils limitent ainsi le rôle des Arabes exclusivement à la transmission. Voir Elkhadem, H., La Transmission des connaissances scientifiques au Moyen آge entre l’Orient et l’Occident, centre de documentation pédagogique, Bruxelles, Université Libre de Bruxelles, 1997. Il faut encore rappeler que les Arabes ont puisé leurs connaissances médicales d’une part sur place en pays hellénisé, et d’autre part auprès des moines nestoriens exilés par Byzance, qui se sont refugiés dans les pays arabes et ont apporté avec eux le savoir et les livres accumulés dans les célèbres écoles.
[27] Voici ce que font remarquer Klibansky et al., : « (…) L’hypothèse sur laquelle se fonde la doctrine des tempéraments humoraux ne peut donc avoir été transmise aux hommes du Moyen آge par les Arabes ; elle fut reprise directement des écrits du Bas-Empire qui, nous l’avons vu, se présentèrent d’abord sous une forme latine avant de passer, dès le VIe ou le VIIe siècle, dans le fonds de savoir commun à toute l’Europe du Nord-Ouest. », pp. 168-169. Remarquons que même la note infra-paginale des auteurs sur cette citation est traversée d’incertitude, d’approximation et de beaucoup de doute.
[28] Avicenne, Liber canonis, Venise, 1555, Cité en note infra-paginale par Klibansky, R., et al., Ibid., p. 168.
[29] Il est évident que la découverte de l’irrigation des poumons par le sang n’était pas initialement l’œuvre de ce médecin mais celle de l’Esmâ’il Jorjâni Khâwarzmi.
[30] Omrani, A., Traité de la mélancolie, Tunis, Beit al-Hikma, 2009, pp. 23-24.
[31] Vers 122 av. J.-C. Voir aussi Sleim, A., Ibn Al Jazzar et l’Ecole médicalede Kairouan, Ben Arous, 1994.
[32] Fondée vers 350 après J.-C., elle représentait un champ d’expérimentation fécond pour le rapprochement des sciences de différentes civilisations. Les sciences médicales en Perse couvraient une histoire de plus de quatre mille ans où on a synthétisé les traditions médicales de Grèce, d’Egypte, d’Inde et de Chine. Les sciences neurologiques dataient par exemple du IIIe siècle et ce, bien avant celles d’Hippocrate et de Galien apparues seulement au Ve siècle. En plus de cet héritage, les Persans avaient rapporté de Babylone les connaissances des vieilles civilisations assyrienne et accadienne.
[33] Il s’agit de la médecine traditionnelle hindoue qui est en train de devenir depuis les trois dernières décennies un vrai phénomène médical en Occident où elle est enseignée dans les universités et pratiquée dans les domaines des thérapies.
[34] Elle existe depuis plus de trois mille ans et recèle des thérapies que la médecine occidentale conseille comme remèdes complémentaires, dont l’acupuncture est un exemple.
[35] La médecine tibétaine est principalement puisée dans la médecine traditionnelle hindoue, elle existe depuis plus de deux mille cinq cents ans.
[36] Il s’agit des différentes significations qui ont servi originairement à la conception parfaitement littérale d’une partie du corps, qui est concrète, matérielle et visible, dont la bile noire, le flegme, la bile jaune ou « rouge » et le sang constituaient les quatre humeurs. Ces humeurs correspondaient aux éléments cosmiques et aux divisions du temps ; elles contrôlaient toute l’existence et le comportement de l’humanité et, selon la manière dont elles étaient combinées, déterminaient le caractère de l’individu. Voir Klibansky et al., Ibid., p. 31.
[37] Voir la médecine hindoue en ligne.
[38] La maladie est perçue en tant que conséquence d’une erreur alimentaire et d’une mauvaise compréhension de l’univers, voire un déséquilibre entre le corps et l’esprit.