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La littérature de guerre en Iran Une présentation générale des œuvres en prose
L’épopée, dont la littérature de guerre est un sous-genre, a existé même avant que l’écriture soit découverte. Les mythes et les épopées ont depuis toujours été célébrés et considérés comme des supports à partir desquels on formait pédagogiquement la nouvelle génération. [1] On compte aujourd’hui un vaste ensemble de créations littéraires sur la guerre qui est parvenu à remplacer la littérature héroïque d’autrefois, d’où la multiplication des sous-genres qui se différencient chacun par au moins un trait distinctif. Signalons parmi ces derniers la littérature de la résistance, la littérature de persévérance (notamment dans les pays victimes d’une intrusion étrangère), la littérature de guerre patriotique, la littérature de guerre et de contre-guerre, la littérature de la défense sacrée (en Iran), etc.
La question de la guerre a depuis toujours occupé une place de choix dans les littératures nationales. De très nombreux auteurs se sont plus ou moins engagés, du moins occasionnellement, sur cette voie, inspirés par l’impact historico-culturel de cet événement sur les sociétés concernées. Cependant, peu nombreux sont ceux parmi ces derniers qui ont été directement témoin des scènes qu’ils rapportent, pour certains, minute par minute. Une partie importante de la production de grandes œuvres liées à la guerre appartient par conséquent à ceux qui ont découvert à postériori les "secousses" de l’après-guerre et ses effets dévastateurs.
Gaston Bouthoul [2] considère la guerre comme un phénomène autonome, ordonné et orienté vers un but précis. Selon lui, dans l’étude de la guerre, c’est la littérature qui prend le relais du factuel au fur et à mesure que l’on s’écarte de l’objectivité documentaire. En d’autres termes, la littérature et la fiction prennent en charge l’expression plus ou moins vulgarisée de la guerre en produisant de nombreuses œuvres significatives, voire des chefs-d’œuvre. Couverture de Morgh-e Amin (L’oiseau du salut) de Tâhbâz
Cela n’empêche, écrire la guerre demande un savoir-faire particulier et la maîtrise d’un vaste champ de connaissances dans lequel l’auteur doit puiser. Il a toute latitude pour éterniser certaines scènes guerrières en décrivant ingénieusement les faits les plus importants, les batailles décisives, les victoires et les défaites glorieuses, etc. Un bref survol du parcours des textes de guerre au cours des deux derniers siècles révèle la place importante qu’y occupent les romans et les nouvelles qui s’inspirent des scènes de guerre entre des tribus, pays, nations et même les défenseurs de telle ou telle idéologie. Hemingway, par exemple, participa activement à la guerre civile espagnole et fut blessé à plusieurs reprises lors de la Première Guerre mondiale. [3] Il y puisa assurément son inspiration pour la rédaction de Pour qui sonne le glas. [4] Tolstoï, quant à lui, décrivit avec une minutie artistique et exemplaire les scènes des guerres qui eurent lieu entre la Russie et la France dans son œuvre colossale Guerre et paix. Son œuvre illustre mieux que tout autre document historique, non seulement les grands évènements mais également certains détails de l’époque. [5] Autant en emporte le vent de Margaret Michel, Portrait de groupe avec dame d’Heinrich Bِoll [6], Kaputt et La peau, deux œuvres de Curzio Malaparte, et beaucoup d’autres romans et nouvelles ont chacun éclairé de manière saisissante et émouvante une parcelle de la vie sociale et historique des époques relatées, notamment durant les deux grandes guerres. C’est au cœur de ces œuvres littéraires et sociales que se manifestent les faits véridiques artistiquement intégrés à la trame des romans.
La tradition de l’écriture de guerre se poursuit toujours avec la même force et la même conviction parmi les jeunes écrivains. Ces derniers, bien que n’ayant pas vécu la guerre, font appel à leur imagination et cherchent dans les recoins cachés des histoires nationales ou de l’histoire universelle de quoi créer une œuvre à la gloire de la littérature de guerre. Cette continuité dans l’art de décrire et de réciter la guerre n’a donc jamais cessé. "La guerre est la créatrice" [7] de l’Histoire, comme le rappel la sociologie, et par là-même, créatrice et tristement inspiratrice d’histoires.
Du côté de la littérature persane, une part considérable de la littérature consacrée à la guerre, notamment les écrits en prose, qu’il s’agisse de romans ou de nouvelles, appartient au genre que l’on nomme « la littérature de la Défense sacrée ». Les auteurs de ce genre littéraire en Iran ont porté différents types de regards à ce phénomène vers la fin du XXe siècle, et ce en fonction de leur propre perception de l’événement, leurs souvenirs, voire leur appartenance sociale. Dans les années 1990, on comptait plus de 1160 nouvelles écrites dans cette veine et plus de 210 romans dont 33 traitaient directement de la question de la guerre. Une vingtaine parmi ces derniers portent un regard positif sur la guerre et seulement huit œuvres adoptèrent un ton plutôt négatif, compte tenu notamment des conséquences néfastes et des dégâts causés au cours des huit années de guerre Iran-Iraq.
Le roman est en effet un champ propice aux thématiques de l’honneur et de l’héroïs
me, ainsi qu’à celles de la résistance et du sacrifice. Les tableaux d’ensemble de la guerre réalisés restent relativement réalistes dans les œuvres des précurseurs de ce genre d’après-guerre iranien. Les évolutions novatrices n’apparaissent cependant qu’au cours de la décennie 1990 dont les thèmes récurrents restent le martyre, les traumatismes d’après-guerre, les bombardements, le pacifisme, les pathologies liées à la guerre, la migration, les ruines, et très globalement, les aspects urbains, infrastructurels, ruraux, familiaux de la période de guerre, et qui concernent plutôt les citadins que les combattants eux-mêmes. Et c’est là précisément qu’apparait la nouveauté.
De manière générale, une analyse thématique de la littérature de la Défense sacrée conduit à la répartition que voici : nous sommes en présence d’œuvres qui se concentrent sur les raisons de l’attaque irakienne en Iran, de celles qui illustrent la manière dont le peuple a défendu le pays notamment dans les régions frontalières, celles qui illustrent la souffrance du peuple et les crimes impardonnables de l’armée irakienne dans les petites villes et les villages, celles qui rendent compte du soutien du peuple et du recul de l’ennemi, de la captivité et du sacrifice consenti par les codétenus tous condamnés à l’exil, etc. Ce qui retient l’attention à la lecture des œuvres de la littérature de la Défense sacrée en Iran, c’est le fait qu’on n’y remarque très peu d’expression de haine et de sentiment d’hostilité envers l’ennemi.
Il faut souligner qu’avant la guerre, l’Iran ne possédait pas de littérature de guerre à proprement parler. C’est après la Révolution islamique et le début du conflit irano-irakien que la thématique militaire a tout naturellement pris de l’importance. Les journaux furent les premiers supports du sentiment patriotique de la nation, notamment par l’intermédiaire de photographies prises sur le champ de bataille. Puis, avec l’apparition de ce genre littéraire et son développement entre 1983 et 1985, des rubriques apparurent, essentiellement consacrées aux reportages de guerre réalisés sur place, aux paroles des combattants, aux poèmes et nouvelles écrites par ces derniers. Dans d’autres domaines également, les productions artistiques s’épanouirent notamment dans le domaine du cinéma, du théâtre, de la calligraphie, des arts plastiques et de la peinture. Il faut rappeler qu’à cette époque, une grande partie des activités était soutenue par la population elle-même, en parallèle et en soutien à l’action des pouvoirs publics.
En ce qui concerne la production littéraire en prose, il est intéressant de remarquer que la première nouvelle de guerre fut publiée à peine une douzaine de jours après le début des hostilités, et le premier roman, au bout seulement d’une année. Khâneh-i bâ atr-e golhâ-ye sorkh (Une maison parfumée de roses), Shesh tâblo (Les six tableaux), écrit par Shammâssi et Morgh-e Amin (L’oiseau du salut) de Tâhbâz en sont quelques exemples. Comme on l’a noté plus haut, entre 1981 et 1991, 1646 œuvres littéraires, dont la plupart en prose, furent rédigées par 260 auteurs tous engagés de près ou de loin dans la guerre. Au cours de ces années, les romans phares de la littérature de guerre furent très prisés par le grand public et par les spécialistes de la guerre. On peut citer, entre autres, Esmâ’il Esmâ’il de Mahmoud Gholâbdarreï, Parastou, (L’hirondelle) de Mahmoud Golâbdarrei, Bâzgasht az marg (Retour de la mort) d’Abdol Jabbâr Assadi Howeyziân, Zamin-e soukhteh (Terre brûlée) d’Ahmad Mahmoud, Oghyânous-e sevvom (Le troisième océan) de Hassan Khâdem, Mohâdjer (L’immigrant) de Rezâ Rahgozar, Nakhl-hâye bi sar (Les dattiers décapités) de Ghâssemali Farâsat, Khâterât-e yek sarbâz (Mémoires d’un soldat) de Ghâzi Rabihâvi, etc.
Oroudj (L’ascension) de Nâsser Irâni, Soroud-e Mardân-e Aftâb (L’hymne des hommes de soleil) de Gholâmrezâ Eidân, Esmâïl Esmâïl de Mahmoud Golâbdarreï, font partie des romans qui analysent la guerre positivement. Les personnages principaux de ces romans se battent en futur martyre pour leur salut éternel et la défense de leur patrie ; tandis que les romans Bâgh-e Bolour (Le Jardin en cristal) de Mohsen Makhmalbâf et
Zamin-e Soukhteh (La terre brûlée) d’Ahmad Mahmoud constituent des exemples de romans impartiaux qui ne portent pas de jugement sur les tenants et aboutissants de la guerre. Cependant, on y remarque parfois que le positif l’emporte et que les héros des romans se battent non seulement de leur plein gré mais avec d’autant plus d’ardeur et de conviction qu’il s’agit pour eux de défendre leur famille, leur ville et leurs valeurs. Les auteurs ne passent pas pour autant sous silence les dégâts infligés aux infrastructures et aux superstructures des villes concernées, ainsi que les dommages moraux qui affligent le peuple, vraies victimes de la guerre.
Zemestân-e 62 (L’hiver 1983) et Sorayyâ dar Eghmâ (Sorayyâ dans le coma) de Esmâïl Fasih, Adâb-e Ziyârat (Les rituels de pèlerinage) de Taghi Modarres et
Shab-e Malakh (La nuit de la sauterelle) de Djavâd Modjâbi exemplifient bien, quant à eux, les écrits négatifs dont les personnages incarnent notamment les « non-engagés », ceux pour lesquels la notion de martyre ne signifie pas grand-chose. Cette catégorisation des romans de la Défense sacrée montre que ceux-ci couvrent thématiquement une bonne part de la problématique de la guerre et autorisent une première approche sociologique de cet évènement dans l’Iran du XXe siècle marqué profondément par les notions de sacralité et d’honneur.
A côté du genre romanesque, il faudrait également évoquer un autre genre très prisé dans la littérature en prose qui se penche plus particulièrement sur l’enregistrement objectif mais néanmoins personnel des faits, c’est-à-dire le journal intime ou les mémoires qui permettent de décrire de manière non médiatisée les divers évènements s’étant produits dans les lieux les plus intimes du champ de bataille ; des lieux que seuls ceux qui en ont vécu les affres peuvent fidèlement décrire : les tranchées, les campements, le front, la captivité, etc. Les auteurs concernés insistent notamment sur les détails, leurs propres sentiments, les difficultés, l’exil, le courage, les sacrifices des soldats, les décrivant parfois gaiement, mais aussi avec amertume et chagrin. Ceux-là s’efforcent de rester objectifs, en cherchant à se rappeler des moindres détails et à recréer l’ambiance du moment.
Du côté de la réception de la littérature de la guerre, et notamment celle de la Défense sacrée en Iran, on reconnait que malgré l’abondance des œuvres et l’intérêt croissant des lecteurs pour ce genre littéraire, les stéréotypes y abondent et ne laissent pas beaucoup d’espace aux techniques novatrices. Qui plus est, de par son contenu souvent difficile, ce genre n’inspire ou n’attire pas immédiatement les lecteurs. Il leur rappelle aussi et surtout des moments difficiles qu’ils préfèrent parfois oublier. Un certain recul est pour cela nécessaire. Pour adopter ce type de littérature comme le souligne J. B. Pristely [8]dans son ouvrage La Littérature et l’homme d’Occident, "Après la Première Guerre mondiale, les gens ne voulaient rien lire là-dessus mais après la Seconde Guerre mondiale, ils ne voulaient lire que des choses en rapport à cet évènement."
Du côté de la technique littéraire et de sa critique formelle et structurelle, en portant un regard rétrospectif sur les années 1980 et 1990, il apparaît que les techniques narratives furent plus ou moins ignorées pour ne pas dire abandonnées. Pourtant, au cours de la décennie suivante, de nouvelles perspectives surgirent et métamorphosèrent, jusqu’à une certaine limite, le regard porté à cette tendance du roman.
L’une des critiques que l’on pourrait formuler à l’encontre de la littérature de guerre iranienne est, comme nous l’avons évoqué, que sa portée esthétique est relativement limitée. En effet, les techniques stéréotypées, le poids de la propagande et le traitement banal du contenu sont autant de points faibles qui menacent aujourd’hui de sclérose cette littérature. D’autant plus que, disons-le, ces caractéristiques négatives fonctionnent comme autant de repoussoirs à son exportation. Il faut dire qu’en Iran, la diversité des styles et des techniques littéraires trouve sa place et que l’originalité et la créativité deviennent une pratique récurrente en tant que principaux critères d’écriture. Les thèmes itératifs comme l’amour de la patrie, la défense et la protection de la famille, de la dignité et de la religion, l’éloge du courage et du sacrifice devraient apparaître de manière plus convaincante et saisissante. La littérature de guerre pourra ainsi dépasser les frontières de l’Iran. Il faut cependant noter que, malgré les difficultés, durant ces dernières années, la nouvelle génération d’artistes, que ce soit au cinéma ou dans la sphère littéraire, ont fait de leur mieux afin de mettre à jour et de présenter comme il se devait la littérature de la défense sacrée, c’est-à-dire de manière plus parlante et plus conforme aux normes communément admises d’expressivité artistique. Ils sont bien conscients que cette littérature englobe huit années de la vie de leurs compatriotes iraniens et qu’il leur reste un long chemin à parcourir pour mettre en lumière les recoins cachés de cette grande épopée iranienne.
Bibliographie :
Abedini, Hossein, Sad sâl dâstân-nevisi dar Irân (Cent ans de pratique romanesque en Iran), éd. Tondar, 1990.
Dastgheib, Abdolali, Negâhi be român-e fârsi (Un regard sur le roman persan), Naghd-e Motâleât-e Adabiât-e Dâstâni, 1995.
Laurens, Henry, Le grand jeu, Orient arabe et rivalités internationales, Paris, Armand Colin, 1991.
Rondot, Philippe, « Guerre Iran-Irak 1980-1988 », Encyclopédie Universalis, 2009.
Robin, Wright, Dreams and Shadows : The Future of the Middle East, New York, Penguin Press, 2008.
[1] En parlant de l’Iran et de sa littérature, l’œuvre de Ferdowsi, le Shâhnâmeh (Livre des rois), par exemple, est exemplaire dans son genre au point de devenir l’un des incontournables de la vie de tout Iranien.
[2] Gaston Bouthoul (1896-1980) est le fondateur de la discipline intitulée polémologie. Son approche consiste à effectuer une étude scientifique de la guerre et des diverses modalités de l’agressivité au sein de la société. Il tente également de mettre en relief la place de ces phénomènes dans la vie humaine.
[3] Burwell, R. M., Hemingway : the Postwar Years and the Posthumous Novels, Hemingway : les années d’après-guerre et les nouvelles posthumes, 1996, p. 189.
[4] Benson, Jackson, "Ernest Hemingway : The Life as Fiction and the Fiction as Life", " Ernest Hemingway : La vie en tant que fiction et la fiction en tant que la vie", American Literature, 1989, Volume 61, pp. 354-358.
[5] Pevear, Richard, "Introduction", War and Peace, "Introduction", La guerre et la paix, trad., New York, Vintage Books, 2008, pp. 8-9.
[6] Bandet, J. L., Histoire de la littérature allemande, PUF, ? 1997, pp. 342-343.
[7] Castillo, Monique, La paix, Optiques Hatier, p. 4.
[8] John Boynton Priestley (1894-1984) était un critique, essayiste, romancier et dramaturge anglais qui a également beaucoup écrit pour les enfants et la jeunesse.