N° 110, janvier 2015

« Un autre Iran »
un ethnologue au Guilân


Shahnâz Salâmi


Christian Bromberger

Né en 1946, Christian Bromberger est un ancien directeur de l’Institut Francais de Recherche en Iran (IFRI, 2006-2008), professeur d’ethnologie à l’Université de Provence et membre, depuis 1995, de l’Institut universitaire de France (chaire d’ethnologie générale). Il dirige l’Institut d’ethnologie méditerranéenne et comparative et siège au comité de direction de la Maison méditerranéenne des sciences de l’homme. Il a mené des recherches sur la famille rurale, l’habitat et les identités collectives en Iran. A partir des années 1980, il s’est investi dans des recherches sur des aspects contemporains de la vie des Iraniens avec, en premier lieu, leur passion du football. Il est auteur d’environ 200 publications (livres, articles, contributions) dont Un autre Iran est parmi les plus récents. Dans ce livre, essentiellement descriptif, nous retrouvons des leçons théoriques de grands iranologues, anthropologues,

ethnologues, et historiens sur la thématique du corps.

Analyse de la thématique du corps

La thématique du corps est devenue depuis une dizaine d’années un objet d’étude en sociologie produisant une littérature abondante. Car corps et société sont deux éléments indissociables : le corps est façonné par et pour la société. Dans ce livre, Christian Bromberger met bien en relief l’importance de ce centre d’intérêt. L’alimentation et le climat sont parmi les facteurs qui peuvent intervenir sur l’image du corps. Le climat, en particulier, pourrait déterminer certains traits moraux et de caractère définissant l’identité des individus.

Selon une théorie populaire [1] qui s’inspire des traditions arabo-persanes et hippocratiques, les aptitudes physiques des hommes seraient, en effet, directement en fonction de la chaleur et de la sécheresse du climat : à zone aride, des hommes virils et à zone humide, des hommes indolents. Sous cette théorie, qui attribue au climat un rôle déterminant sur le caractère des peuples, se cache un système de classification des êtres et des choses qui unifie tous les registres (alimentaire et climatique) de cette « ethnologie faite à la maison » [2] . Toutes ces interprétations ne sont qu’une petite partie d’un système de représentation du monde et de ses habitants qui s’organise autour de deux catégories essentielles, le froid (sard) et le chaud (garm), et de deux catégories subsidiaires, le sec (khoshk) et l’humide (martoub). Tous les aspects de la vie du peuple (les maladies, les âges de la vie, les comportements) sont expliqués selon ces quatre dimensions. La théorie des climats, « l’effet Montesquieu » [3] relayée par la théorie des humeurs, nourrit les idées développées dans ce livre.

L’auteur s’intéresse au Guilân, province du nord de l’Iran et à Rasht, sa capitale. Pour arriver à cette province, il faut passer par une route sinueuse traversant la muraille de la chaîne montagneuse de l’Alborz et là, tout s’inverse. Le paysage, sec au sud du massif, devient verdoyant, jalonné de fleuves et de rivières, en contraste avec l’aridité du plateau central iranien. Le principal fleuve de la région, le Ghezel Ozan (le « long fleuve rouge » en turc azeri), change de nom quand il arrive dans cette région et devient le Sefid Rud (le « Fleuve blanc ») en persan et en gilaki [4]. Les habitants du Guilân ont conscience du contraste entre le reste du pays plutôt désertique et leur région où l’humidité du climat subtropical a permis la riziculture, principale production de Guilân.

Mais pour les voyageurs, cette région à la pluviosité abondante peut constituer à la fois un enfer humide et un paradis luxuriant. Depuis le XIXème siècle, les voyageurs, surtout les Européens comme le chevalier Chardin et l’anglais Hanway qui ont traversé cette région, ont tous noté l’extrême humidité de la terre et de l’air qui peut causer de la rouille. A tel point « qu’une montre peut difficilement continuer à fonctionner » [5]. Cette image peut être éclipsée par celle d’un paradis verdoyant et riant. Le climat et les modes de vie suscitent non seulement l’étonnement des étrangers, mais aussi celui des Iraniens qui découvrent le paysage et l’architecture particulière des maisons des Rashti [6]. Dans ces conditions, une question nous vient à l’esprit : Comment peut-on être Rashti ? [7] Leur pâleur aussi bien que leur nez aquilin sont les traits spécifiques de leur physionomie et les font reconnaître par les ethnologues et les habitants du plateau iranien.

Les contrastes culturels entre les Téhéranais et les Rashti attirent l’attention de l’auteur : le riz et non plus le blé, le poisson et non plus la viande, l’humide, et non plus le sec, la maison ouverte au regard et non plus enclose entre quatre murs… Ces contrastes sont aussi représentatifs du statut des femmes de cette région. Celles-ci contrairement aux femmes du plateau, s’engagent dans le monde du travail, apportent leur contribution aux finances familiales, peuvent même travailler dans les usines. En plus, les règlements de compte entre familles connaissent des formes plus atténuées au Guilân que dans les autres régions du pays. Cette rareté des actes de violence avait déjà frappé les voyageurs du XIXème siècle tels que le consul britannique H. A. Churchill. Même le leader charismatique de leur mouvement révolutionnaire « Jangali » (1915 à 1921), Mirzâ Koutchak Khân, est présenté comme un héros peu porté à la violence. Les Guilânis, en majorité riziculteurs, sériciculteurs et éleveurs de bovins, tirent leur subsistance du monde animal et végétal. Leur façon de traiter les plantes et les animaux rejaillit sur leur manière de traiter autrui dans la vie quotidienne.

La division sexuelle des tâches et des gestes techniques

Même dans la riziculture, les tâches effectuées par les hommes et par les femmes sont très différentes. Les femmes, le corps courbé, s’occupent de travaux tels que le repiquage et le désherbage, sans besoin d’outil alors que les hommes s’adonnent aux travaux désormais mécanisés. Par conséquent, le travail féminin, contrairement au travail masculin, suppose toujours l’usage du corps, sans recours à la médiation d’un outil. Le contraste s’accuse encore : 19 % du travail est effectué par les hommes, 60 % par les femmes et 20 % de façon mixte. Au total, toutes les activités agricoles sont marquées du sceau d’une complémentarité asymétrique : le mari et son épouse sont « comme deux doigts de la main », indispensables l’un à l’autre, mais convenons que l’un des doigts, en matière de riziculture, est plus gros que l’autre ! [8]

Les femmes fournissent davantage de travail même si elles reçoivent les mêmes salaires que les hommes. Dans la sériciculture, on retrouve le monopole du travail masculin contrairement à ce que l’on voit dans les autres régions du monde. Les hommes nourrissent les vers à soie en rampant sur un plancher à claire-voie au-dessus du lit des vers. Si les femmes sont exclues de cette tâche, c’est parce qu’elles sont occupées à cette époque-là au repiquage et au désherbage. De plus, la soie représente une activité économique importante et valorisée. Une conception du corps dans l’espace explique cette spécialisation masculine : on voit mal une femme ramper pour nourrir les vers à soie.

L’originalité culinaire des Rashti

La surabondance de la consommation d’ail et de riz, d’olives marinées, d’œufs, de petits poissons des étangs et de mer aussi bien que l’acidité des préparations contrastent avec les usages alimentaires du plateau iranien. Par exemple, les Guilâni consomment du riz traditionnellement aux trois principaux repas alors que les Téhéranais mangent du pain. Cette « gastrophobie pour l’exocuisine » participe au « fonctionnement normal des différences », pour reprendre une expression de Lévi-Strauss. [9] Mais ces contrastes tendent aujourd’hui à se réduire.

Cérémonie au cours de laquelle on apporte la dot de la mariée chez elle dans le nord de l’Iran

Féminin, masculin : des limites invisibles

A l’intérieur de la maison, il n’y a pas de pièce propre à chaque sexe contrairement à l’usage courant dans le centre iranien. Malgré l’espace surabondant, pour se sentir bien, les hommes et les femmes se regroupent autour d’une nappe sur le même tapis. Cette proximité des corps est essentielle, et laisser un invité seul même pour deux secondes est signe de malséance. Cela s’applique aussi pour dormir - les matelas des hôtes sont installés à côté de celui de l’invité pour veiller sur son sommeil ! Ces pratiques tendent à susciter l’étonnement de l’ethnologue qui, selon l’habitude occidentale, cherchait la solitude.

Les croyances : le mauvais œil et les rêves

Il est très important de se protéger contre le mauvais œil ("l’œil salé", « cheshm-e shour ») des individus réputés porte-malheur, par des procédés différents : le recours aux œufs, aux médaillons portant des versets coraniques, aux fumigations de rue sauvage (espand)… Une attention privilégiée est portée au contenu des rêves et aux tressaillements du corps. On communique parfois avec les défunts qui, en revenant chez eux, signalent leur mécontentement. Il faut donc les apaiser par des offrandes aux proches. Certains événements tels que la perte d’une dent peuvent également annoncer une mort imminente. Les sensations corporelles ont aussi une signification. Se réveiller sur le côté gauche du corps est signe de malheur et sur le côté droit signe de bon augure. [10] Ces croyances sont particulièrement importantes pour la femme enceinte car elles peuvent avoir une incidence sur son futur enfant. Par exemple, si elle regarde intensément une rose, son enfant aura un bouton sur le front… Les sensations corporelles sont mises à profit pour prévoir le temps du lendemain : « si l’oreille droite gratte, il fera beau, si c’est la gauche, il pleuvra… » [11]

Analyse critique du travail de l’ethnologue

Accueilli pendant la longue durée de ses recherches (des séjours s’étalant sur une période de plus de vingt ans) dans une famille villageoise au nord de l’Iran, l’auteur est devenu au fil du temps un membre à part entière de cette famille, partageant tout avec ses hôtes. A son tour, il a reçu quelques membres de cette grande famille iranienne (Mahmoud, sa femme Shahnâz et leur fille, Nâhid, âgée de 14 ans) pendant une quinzaine de jours en France. Durant ce court séjour, selon l’auteur, ces Iraniens ont passé leur temps à faire du shopping portant sur des produits de grande marque. L’auteur n’a pas saisi que cette attitude s’expliquait par l’absence en Iran de grandes surfaces présentant des produits de marque. Cette attitude a beaucoup choqué l’ethnologue qui les a étiquetés comme indifférents envers la culture française. De plus, lors d’un déplacement à Marseille, le seul objet de leur curiosité a été une réplique d’un bateau de Christophe Colomb amarré dans le port. La diversité des cultures a manifestement échappé au regard de cet ethnologue qui a donné une image dévalorisante de ses hôtes en particulier et des Iraniens en général.

Dans son livre, Christian Bromberger rapporte des blagues, pas toujours aimables, qui circulent sur les Rashti, en laissant entendre que celles-ci sortent uniquement de la bouche des Téhéranais, alors qu’elles sont souvent véhiculées par l’ensemble de la population ! Les Rashti n’hésitent pas à se moquer d’eux-mêmes et à s’en amuser, révélant ainsi leur sens de l’humour. Cependant, ces dernières années, a soufflé en Iran un esprit de tolérance qui a amoindri la force de ces plaisanteries ethniques. D’ailleurs, sur les réseaux sociaux, les Iraniens évitent de plus en plus de colporter les caractéristiques caricaturales des différentes ethnies. De même, lorsque l’auteur évoque les différentes croyances, il ne les situe pas dans le temps, ce qui prête à confusion entre le passé et l’époque actuelle.

Le contraste entre le Nord et le Sud du pays a toujours intéressé les réalisateurs iraniens. Ainsi, l’un des films les plus significatifs et caractéristiques de cette région du nord de l’Iran est Bashu, le petit étranger (1986) » le chef d’œuvre de Bahrâm Beyzâï, tourné dans un village du Tâlesh. Il nous montre tous les contrastes culturels qui existent entre le Guilân et le sud du pays. On y voit ainsi une femme de cette région du Nord et un petit garçon venu du Sud, tous les deux surpris par l’étrangeté de leur langue et de leur culture réciproques. Ce film illustre bien que l’existence de contrastes entre différentes cultures de différentes régions peut être vécue de façon extrêmement positive. La cohabitation de ces différentes cultures non seulement augmente l’esprit de tolérance mais de plus enrichit le regard que chacun doit porter sur les autres.

En tant qu’étudiante ayant séjourné plusieurs années en France, j’ai pu constater que, dans ce pays, du fait d’une immigration ancienne et importante, des cultures différentes s’influencent mutuellement et s’opposent parfois. En Iran, en raison de l’étendue du pays et de la cohabitation de diverses éthnies, les contrastes culturels sont beaucoup plus saillants, bien que les immigrés ne soient pas très nombreux. Mais le sens de la nationalité iranienne l’emporte sur les particularismes ethniques et régionaux.

Jeunes filles en train de brûler de la rue sauvage (espand) lors de la fête de la grenade dans le Guilân

Enfin, l’auteur mentionne dans son livre que l’Université de Téhéran a refusé de lui prêter une salle pour organiser un séminaire sur la cuisine. Je me souviens très bien de cet évènement car j’étais à l’époque étudiante dans la même université. Ce qui est étonnant est qu’il évoque comme argument pour expliquer ce refus le contexte politique de cette époque en Iran. On peut cependant imaginer que d’autres raisons, non politiques, par exemple le sujet de la conférence ou la disponibilité des salles, ont justifié le refus de l’Université. Maintenant, je comprends mieux le regard, parfois méfiant, porté par certains Iraniens sur les chercheurs français : on constate, à la lecture du livre de Christian Bromberger, que même lorsque nous les accueillons à bras ouverts dans notre pays, certains jugent utile de mentionner dans leurs publications le moindre refus qui leur a été opposé ! Par exemple, le simple refus d’une salle pour une conférence !

Si l’on peut adresser quelques critiques à l’auteur, il faut aussi reconnaître l’originalité de son travail. Il a su faire preuve de curiosité en examinant tous les aspects de la culture de cette région. Il a interrogé de nombreuses personnes et a écouté attentivement leurs réponses. Il s’est aussi plongé dans les archives iraniennes pour compléter ses enquêtes et donner l’image la plus détaillée possible des traditions des habitants du Nord. Il s’agit là de l’un des rares travaux français en ethnologie sur l’Iran. Cela peut donc inciter d’autres Français à venir dans ce pays, soit pour des raisons professionnelles ou scientifiques, soit en tant que touristes.

Notes

[1Les théories populaires, c’est-à-dire en usage dans le peuple et l’expression de la « culture populaire », se réfèrent aux savoirs créés par le peuple et formant des domaines autonomes.

[2Selon l’expression de C. Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, Plon, Paris, 1958.

[3P. Bourdieu, « Le Nord et le Midi : contribution à une analyse de l’effet Montesquieu », Actes de la recherche en sciences sociales, 1980, pp.21-25.

[4La langue iranienne parlée au Guilân.

[5J. Hanway cite par Christian Bromberger, Ibid., p.50.

[6Les Téhéranais, et plus généralement les habitants du plateau, désignent ainsi du nom dérivé de la capitale régionale, Rasht, la population du Guilân.

[7Voir Montesquieu, Lettres persanes, Lettre No. 30.

[8Bromberger, Christian, Ibid., p. 84.

[9Lévi-Strauss, Le regard éloigné, Plon, Paris, 1983, p. 15.

[10Voir R. Hertz, « La prééminence de la main droite. Etude sur la polarité religieuse » in Sociologie religieuse et folklore, PUF, Paris, 1970 (réed.), pp. 84-109.

[11Bromberger, Christian, Ibid. pp. 151-152.


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2 Messages

  • « Un autre Iran »
    un ethnologue au Guilân
    6 septembre 2015 13:20, par Katayoun

    Chère Madame Salâmi, votre "critique" est injustifiée dans cet article. Je trouve que ce paragraphe fait baisser le niveau de votre présentation du livre . Arrêtons de nous sentir attaqués dès qu’une vérité un peu "dérangeante" s’exprime à l’égard de nos compatriotes. Il s’agit d’un travail scientifique avec méthodologie et nous ne pouvons pas l’analyser avec des réactions défensives. Monsieur Bromberger a fourni un travail colossal et scientifique pour connaître, analyser et si bien présenter la culture de Gilân. Nous pouvons que le remercier et espérons que son livre sera traduit un jour en persan et bien d’autres langues.

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    • « Un autre Iran »
      un ethnologue au Guilân
      6 septembre 2015 14:44, par Shahnaz SALAMI

      Merci de votre commentaire. Rien n’empêche de penser que ce livre est remarquable et sans précédent. Mais, force est de constater que la vérité "dérangeante" dont vous parlez concerne "une" famille iranienne et il faut éviter de la généraliser dans la conscience collective des lecteurs à "tous les Iraniens", particulièrement dans une recherche scientifique et dans une partie stratégique qui est la conclusion. Cependant, la vérité la plus pertinente, c’est que l’objectivité du chercheur en sciences humaines croise une subjectivité que nous ne pouvons pas dissocier de sa recherche. Comme le souligne A.-M. HOUDEBINE, le chercheur est un sujet à la fois historique, social, culturel « interprète et interprété par ce qu’il analyse ». C’est ce qu’Irina MOGLAN appelle dans sa thèse de doctorat « l’immanence culturelle du sujet » et que Cécile MATHIEU formule comme « le sentiment culturel du chercheur ».

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