N° 21, août 2007

Virginia Woolf


A la recherche du bonheur

Shekufeh Owlia


Adeline Virginia Stephen naquit à Londres le 25 janvier 1882 d’une mère de bonne famille, Julia Princep Duckworth et d’un père lettré, Sir Leslie Stephen. Ecrivain, philosophe et biographe réputé de l’époque victorienne, ce dernier édita le Dictionary of National Biography (le dictionnaire de biographie nationale). Cet homme érudit d’humeur acariâtre était si autoritaire que Virginia écrira dans son journal intime à l’âge adulte : "Si mon père était resté en vie, je n’aurais jamais écrit autant de romans et d’essais".

Virginia Woolf

Parmi les intellectuels qui fréquentaient la famille Stephen, figuraient des écrivains de renom tels que Henry James, George Eliot, George Henry Lewes, Julia Margaret Cameron et James Russell Lowell. Virginia fut, par conséquent, élevée dans un milieu profondément marqué par la littérature de l’époque victorienne. Instruite à la maison par ses parents où elle vivait avec ses sept frères et sœurs, elle reçut une éducation complète et raffinée quoique peu conventionnelle. Elle passait le plus clair de son temps dans la riche bibliothèque de son père, où elle passa son temps, très tôt, à lire une quantité considérable de livres et de romans. Jeune, elle découvrit sa vocation pour l’écriture et décida de devenir un écrivain professionnel.

Les plus beaux souvenirs qu’elle garda de son enfance ne sont pas liés à leur domicile du 22 Hyde Park Gate, mais à St. Ives, en Cornouailles où la famille passa tous les étés jusqu’en 1895. Les souvenirs qui lui restèrent de ces voyages d’enfance inspirèrent, plusieurs années plus tard, une œuvre de fiction intitulée To the Lighthouse (Voyage au Phare).

Sa mère décéda en 1895 des suites d’une grippe alors que Virginia n’avait que treize ans. Sa demi-sœur, Stella, mourut deux ans plus tard et cet événement engendra la première des crises nerveuses qui atteindront Virginia tout au long de sa vie. Son existence semble n’avoir été qu’une succession de peines et d’angoisses. Lorsque son père mourut en 1904, il fallut la faire interner. Traumatisée par la mort de ce dernier, le choc qui en résulta fut si violent qu’elle ne s’en remit jamais.

Après le mort de son père, Virginia, sa sœur Vanessa et ses frères Thoby et Adrian s’installèrent place Gordon dans le quartier de Bloomsbury où ils formèrent ensemble le noyau central du “Bloomsberry Group” [1](le Cercle de Bloomsberry) où se rencontraient fréquemment bon nombre d’intellectuels. C’est à cette époque qu’elle fit la connaissance de son futur mari, l’éminent écrivain Leonard Woolf, et commença son activité professionnelle d’écrivain en soumettant des articles au supplément littéraire du Times. En 1915, elle commença à écrire un journal intime qu’elle achèvera le 28 mars 1941, soit quatre jours avant sa mort. Ce journal jouait en réalité le rôle d’une âme sœur à qui elle confiait ses joies et ses peines.

Virginia Woolf

Virginia essaya de retracer la cause de ses nombreuses dépressions nerveuses dans une série d’essais à caractère autobiographique intitulés A Sketch of the Past (Une esquisse du passé) et 22 Hyde Park Gate qu’elle écrivit à l’âge adulte. Ces troubles affectèrent non seulement sa vie sociale, mais marquèrent également ses écrits. De nos jours, les experts estiment qu’elle était atteinte de désordre bipolaire, maladie qui l’aurait probablement conduite à se suicider. Elle prétendait entendre des voix et avoir des visions de temps à autre. Dans cet extrait d’une lettre datant de 1932, elle dépeint sa détresse lors de ses dépressions récurrentes : "Telle une machine, mon cerveau vrombit et bourdonne sans cesse. J’ai l’impression qu’il monte en flèche, et plonge pour ensuite être enterré dans la boue, mais pourquoi donc ?"

C’est en 1912 que Leonard Woolf et Virginia se marièrent et fondèrent ensemble, quelques années plus tard, leur propre maison d’édition, “The Hogarth Press’. Après son mariage, Virginia s’installa dans une certaine routine, partageant son temps entre l’écriture de romans et l’écriture d’essais : une discipline intellectuelle quelque peu différente.

L’œuvre

Les livres de cette romancière anglaise sont, pour la plupart, dépourvus d’intrigue. Dans ses romans, elle s’attache plutôt à dépeindre subtilement le mystère des mouvements de la conscience. Les thèmes récurrents de ses ouvrages littéraires sont la guerre, la psychose traumatique, les classes sociales et la société britannique moderne.

The Voyage Out (La Traversée des apparences),1915.

Dans son premier roman où les traces de réalisme se font nettement voir, Virginia nous offre une intrigue assez mouvementée. The Voyage Out raconte la vie d’une jeune femme nommée Rachel Vinrae, qui entreprend un long voyage vers l’Amérique du Sud à bord du navire “Euphrosyne”, accompagnée de sa tante Helen Ambrose et de son oncle Ridley. Faisant escale à Lisbonne, elle y fait la rencontre de Richard et Clarissa Dolloway, personnages éminents du roman Mrs. Dolloway qu’elle écrira une dizaine d’années plus tard. Une fois arrivée au Nouveau Monde, elle y fait la rencontre de Terence Hewet qui s’apprête à écrire un roman sur le silence, tentant ainsi de pénétrer dans l’univers méconnu de la pensée féminine et d’explorer les méandres de l’esprit humain. Terence est préoccupé, par-dessus tout, par la place des femmes au sein de la société et s’intéresse au monde intérieur qui les habite. Il avoua : "Les propos insolents que j’entends à propos des femmes font bouillir de rage mon sang. Si j’étais femme, j’assassinerais certains hommes !" Terence et Rachel tombent éperdument amoureux et décident de se marier sur la base de l’égalité entre hommes et femmes. Hélas la mort les sépare avant que leurs rêves ne se réalisent…

Jacob’s Room (La chambre de Jacob),1922.

Jacob’s Room, le premier chef-d’œuvre de Virginia, se centre sur le personnage de Jacob Flanders dont les traits de caractère rappellent ceux de Thoby, le frère de Virginia.

Ce livre dépourvu d’intrigue constitue avant tout une étude approfondie sur la personnalité du jeune Jacob, non pas à travers ses propres actes et pensées, mais à travers l’idée que les autres se font de lui. Les perspectives de Clara Durrant et de Florinda, étudiante en art, sont telles les pièces d’un casse-tête qui, une fois assemblées, nous donnent le portrait complet du protagoniste. A la fin du roman, Virginia nous dépeint la chambre du jeune Jacob, qui trouve la mort durant la Première Guerre mondiale au lieu de nous décrire la scène de sa mort. Cet ouvrage moderne s’inscrit dans la lignée des écrits expérimentaux et constitue donc une rupture par rapport à ses romans précédents dont la structure était fondée sur le genre littéraire traditionnel.

The Waves (Les vagues), 1931.

Considéré par certains comme étant son ouvrage clé, ce roman est de loin le plus expérimental de sa carrière. Tant de par leur structure que de par leur rythme, les réflexions des amis se rapprochent plus d’un récitatif que d’un roman d’aventures proprement dit. La personnalité des six personnages principaux se révèle par le biais d’une écriture sous forme de monologue intérieur ; le récit prend donc presque entièrement place dans l’esprit des personnages. Dans ce roman, Virginia médite sur des questions aussi fondamentales que celles de l’identité et de la perte.

Orlando, sous-titré “une biographie”, 1928.

S’étalant sur plusieurs siècles, ce récit fantaisiste traite de l’histoire de la littérature anglaise et se concentre principalement sur la carrière du jeune Orlando, androgène dont le seul rêve est de rester jeune. Poète précoce, il complète une tragédie en cinq actes intitulée Asthelbert et devient un des favoris de la reine Elisabeth I. Plus tard, il se retire de la société pour se consacrer entièrement à l’écriture de pièces de théâtre et de poèmes. Il jouit de la compagnie et du support que le poète anglais, Nicolas Green lui offre. Sous le règne de Charles II, Orlando reçoit le titre de duc de Constantinople où il est nommé ambassadeur. Il y fait la rencontre d’une certaine Rosina Pepita. Très vite, ils se lient d’une amitié profonde. Suite à cette rencontre, Orlando plonge dans un profond sommeil et se réveille un matin métamorphosé en femme. Dame Orlando se marie avec un marinier, Marmaduke Bonthrop Shelmerdine, et donne naissance à un enfant. Entre-temps, Nicolas Green entreprend la publication d’un poème d’Orlando intitulé “The Oak Tree”(le chêne), vieux de quelques siècles. Curieusement, la fin du récit ressemble beaucoup à son début : Virginia nous dresse le portrait du jeune Orlando, mais en dépeignant le protagoniste sous un angle différent : elle est à présent une jeune femme. Cet ouvrage reçut un très bon accueil du public et fut très rapidement réédité.

A Room of One’s Own (Une chambre à soi), 1929.

Truffé d’ironie et de sarcasme de l’incipit jusqu’au dernier mot, ce livre se base avant tout sur les conférences délivrées par Woolf aux collèges Newnham et Girton en 1928. Cette romancière érudite déclara : "Pour qu’une femme puisse écrire des œuvres de fiction, elle devrait posséder une chambre à elle et de l’argent." La thèse centrale de l’article est cette phrase célèbre, d’où vient d’ailleurs le titre de l’ouvrage. Sans doute, fait-elle ici allusion à la nécessité pour l’écrivain de jouir pleinement de la liberté et d’utiliser les expressions permises par une sorte de licence poétique afin de pouvoir créer des chefs-d’œuvre. Selon certains critiques, Une chambre à soi symboliserait l’espace intellectuel qui est, à ne pas en douter, indispensable à l’épanouissement de la créativité. Pour souligner l’importance primordiale de l’indépendance financière dans le processus de création, Virginia nomme de nombreux intellectuels aisés qui se sont frayés un chemin vers le succès. Virginia étudie l’évolution de la littérature féminine en profondeur et ce, du seizième siècle jusqu’à nos jours. Elle tente de trouver une réponse à la question suivante : pourquoi les femmes douées telle que Judith, la sœur de Shakespeare, ne sont-elles pas devenues aussi célèbres que leurs contemporains ? Elle s’efforce également de découvrir les différentes facettes de la vie de femmes de lettres telles que Jane Austen, les sœurs Brِnte et George Eliot à travers leurs œuvres et leur rend hommage.

Cette novatrice de la littérature anglaise du XXe siècle contribua largement au développement de la critique féminine en écrivant A Room of One’s Own (Une chambre à soi) et Three Guineas (Trois Guinées) qui sont, jusqu’à nos jours, largement reconnus à travers le monde entier comme étant des classiques de la pensée féminine.

Between the Acts (Entre les actes), 1941.

Dans ce dernier roman, qui englobe la plus grande partie de l’histoire de l’Angleterre et qui fut publié après sa mort, Virginia évoque les thèmes qui l’ont préoccupée toute une vie : la place de l’art dans la vie tumultueuse de l’homme moderne, la fuite du temps et les mouvements de la conscience. Le livre retrace la vie des villageois habitant Pointz Hall, qui s’apprêtent à assister à un spectacle historique, dirigé par Mademoiselle La Trobe. Lorsque le spectacle atteint son point culminant, les spectateurs sont confrontés au miroir tendu par les organisateurs et on leur demande : "Comment les tas de ferrailles et les débris que nous sommes peuvent-ils construire le mur grandiose de la civilisation ?" Virginia se moque ainsi des valeurs de la société et souligne de ce fait que les hommes de l’époque contemporaine n’ont que des prétentions vaniteuses comparés à la petitesse de leurs actes. Les critiques estiment que le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale aurait conduit cette célèbre romancière à écrire ce roman.

La mort tragique de Virginia

Remplissant ses poches de cailloux, Virginia se donna la mort le 28 mars 1941 en se jetant dans la rivière Ouse dont la force l’emporta et l’engloutit aussitôt. Mais il fallut attendre jusqu’au 18 avril avant de retrouver son corps noyé, qui fut enterré par son mari sous un arbre dans le jardin de leur maison à Rodmell, Sussex. Avant de se suicider, elle prit le soin de lui laisser la lettre suivante :


"Je vais finir par perdre la raison, j’en ai la certitude. Je n’ai plus la force de lutter contre cette maladie, à présent. J’ai sombré si souvent dans la dépression que tout nouveau choc pourrait être fatal. J’ai l’impression que je ne m’en remettrai pas cette fois. Je n’arrive plus à trouver la concentration avec toutes ces voix que je recommence à entendre ; ce vieux sentiment suicidaire renaît en moi. Au cours de ces longues années de vie conjugale, tu m’as fait cadeau du plus grand bonheur. Je ne saurais te dire à quel point tu es cher à mes yeux. Je crois qu’aucun couple n’a connu un bonheur plus grand que le nôtre avant l’arrivée de cette maladie atroce contre laquelle je me sens incapable de lutter. Je fais donc ce qui semble être la meilleure chose à faire. Je suis en train de gâcher ta vie ; sans moi tu pourrais travailler beaucoup mieux…et tu le feras, j’en suis convaincue. Bientôt, la qualité de mes œuvres se serait détériorée à un tel point qu’il m’aurait été impossible d’écrire. Hélas ! Je ne suis même plus en mesure de lire ! Lire devient de plus en plus une corvée à mes yeux. Le ciel est témoin que je te dois toutes les joies de ma vie. Tu as été très patient avec moi et infiniment aimable. A présent, tout est fini pour moi ; ta bonté étant la seule chose qu’il me reste dans ce bas monde. J’aimerais te dire ce que tu sais déjà fort bien : tu es le seul qui aurait pu me sauver de la mort. Je ne veux plus gâcher ta vie dorénavant. Le plus grand amour que la terre ait jamais connu est bien le nôtre."

Laissant derrière elle une œuvre variée et impérissable composée d’une vingtaine de romans, de nombreux articles et d’un journal intime monumental comprenant vingt-six volumes, elle contribua à l’enrichissement de la langue anglaise en la poussant "un peu plus contre les ténèbres". Nombreuses sont les citations qui restent à tout jamais gravées dans l’esprit collectif anglais et même de l’humanité. En voici quelques-unes :


" Les yeux d’autrui sont nos prisons ; leurs idées sont nos cages."

" Ce n’est pas en fuyant la vie que l’on trouve la paix."

" Les langues sont des gouttes de vin sur nos lèvres."

" Les chefs-d’œuvre ne sont pas des naissances solitaires ; ils sont, bien au contraire, issus de plusieurs années de pensée commune. Les hommes pensent tous, alors que l’expérience d’un peuple tout entier est véhiculée par le biais d’une seule voix."

" Il est plus dur de tuer un fantôme que de tuer la vérité."

" Je suis une femme, je n’ai donc aucune patrie. Mon véritable pays est la terre toute

entière."

" Certains hommes doivent mourir, afin que d’autres apprennent à valoriser la vie à sa juste mesure."

" Quelle cathédrale grandiose était le royaume de l’enfance !"

" Quelle commune mesure y a-t-il entre l’habillement et la guerre ? Les plus beaux habits du monde sont les uniformes de soldat."

" Pour jouir pleinement de la liberté, la maîtrise de soi est indispensable."

" Certains se confient aux prêtres, d’autres aux poètes, mes proches confidents à moi par contre, sont mes amis de cœur."

" Tous les secrets habitant le cœur de l’écrivain, toutes ses expériences, ainsi que ses pensées se reflètent dans ses œuvres."

" La vie est un rêve ; c’est le réveil qui nous tue."

" Je n’écris jamais pour convertir ou pour plaire."

Notes

[1Bloomsberry Group : nom donné à un groupe d’écrivains, d’artistes et d’intellectuels qui fréquentaient la maison Woolf de 1905 à 1941, dans le quartier de Bloomsberry. Assoiffés de connaissance, ses membres étaient des partisans de l’expérience esthétique et se révoltaient contre les valeurs en vogue de la société victorienne et dans le domaine de l’art. Ce groupe est souvent associé au mouvement bohémien de la France.


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1 Message

  • Virginia Woolf 9 mai 2012 00:29, par Guy

    excellent blog, à la fois riche en renseignements et parfait. Je vous remercie d’en faire toujours autant. cordialement.

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